vendredi 16 décembre 2022

L'inscription de la Place des Vosges

 On m'avait parlé de ces inscriptions. Paris, comme un immense livre de pierre. Et un poète nocturne qui a paraphé les murs. Place des Vosges, après avoir examiné les piliers les uns après les autres, enfin, celle que je cherchais:

1764

NICO

LAS

Etrange dédicace gravée dans la dalle. La dernière encore visible, paraît-il, de Nicolas Rétif de la Bretonne, l'extraordinaire auteur des Nuits de Paris. Insomniaque devant l'éternel, qui avoue avoir écrit des centaines d'inscriptions cryptées ici et là les rues parisiennes, dans l'un de ses innombrables récits autobiographiques, la plus grande œuvre de l'intime du XVIIIe siècle, avec celle de Casanova assurément. Et Rousseau à côté se contente presque de pleurnicher sur son petit ego.

Ce fut d'abord les parapets de l'île Saint-Louis qui auront servi de tables aux graffitis du Griffon qui aura arpenté les rues, à une époque où Paris était encore Paris.

Puis ces traces finissent par disparaître. Le poète accuse peut-être un gendre, Augé, mais plus probablement qu'une ville se transforme plus vite encore que le cœur des hommes. Et voilà Nicolas courir après ses mots qui s'effacent aussitôt écrits. Hantise de l'écrivain. Il entreprend donc de produire un deuxième exemplaire de son gigantesque manuscrit, sur papier cette fois, intitulé Mes Inscriptions.

J'ouvre la première page: Ce fut en 1779, le 5 novembre, à l’époque de mon premier mal de poitrine, que je commençai d’écrire sur la pierre, à l’Ile-Saint-Louis : cette première inscripcion est à la dixième pierre, à gauche du Pont-rouge, en y entrant par l’Ile. Je la fis dans cette idée : verrai-je cette marque l’année prochaine ? Il me semble que, si je la revoyais, j’éprouverais un sentiment de plaisir, et le plaisir est si rare, vers l’automne de la vie, qu’il est bien permis d’en rechercher les occasions ; cette date ne portait que ces mots : 5d 9bris malum.

1779? L'inscription de la place des Vosges date pourtant de 1764, ne serait-elle pas de Rétif? Difficile d'en juger. Quand commence l'œuvre? Quels premiers mots l'inaugurent? Certains livres commencent avant d'avoir commencé, et j'aime à croire qu'on y voit ici, sur l'une des places les plus fréquentées de la capitale un vestige ineffaçable (plus de gendre mesquin?) de l'époque où Paris était encore Paris.



Source: http://www.paris-autrement.paris/nicolasrestifdelabretonnepremiertagueurdeparis/

Mes Inscriptions sur Wikisource: https://fr.wikisource.org/wiki/Mes_Inscripcions/Texte_entier

lundi 21 novembre 2022

Don Quichotte à Naples

 Un peu avant minuit, le Vésuve de l'autre côté de la baie, mon père et moi gravissons l'extraordinaire escalier du Palais Royale de Naples. L'édifice fut construit en urgence lorsque le roi Philippe III annonce sa venue dans la ville parthénopéenne et que rien ne pouvait l'accueillir décemment. Le vice-roi Don Fernando ordonne sa construction. Domenico Fontana livre au souverain le palais, quasiment terminé au début des années 1600, mais le roi d'Espagne, connu pour ses caprices, renonce à sa visite napolitaine au dernier moment.



Après la conquête de la ville par Charles de Bourbon en 1734, la résidence royale devient l'une des cours les plus importantes d'Europe

Dans la salle XXIV des appartements de la Reine, se trouve la remarquable série des œuvres liées au Don Quichotte de Cervantes. Dix-neuf toiles préparatoires réalisées majoritairement par Giuseppe Bonito et Antonio Dominici. On y voit l'illustre hidalgo affronter ses moulins et livrer ses épopées intimes sous les yeux incrédules de Sancho qui ne renonce jamais à suivre son maître que la lecture aura perdu.


La demeure propose ce soir-là une exposition remarquable sur les liens étroits qui unissent, au temps des Bourbons, l'Espagne et la ville, en montrant au public l'ensemble du cycle Don Quichotte, éparpillés entre le Quirinal de Rome, le Palais Royal de Caserte et celui de Naples. A côté des peintures et des dessins qui retracent les aventures du vieux chevalier, sont rassemblées sept tapisseries exécutées par la manufacture napolitaine entre 1759 et 1779.


Dans la nuit enfin, pour rentrer à notre auberge, à se frayer un chemin dans les rues étroites des Quartiers espagnols.



Exposition: Palais royal de Naples: Don Chisciotte tra Napoli, Caserta e il Quirinale. Jusqu'au 10 janvier 2023

vendredi 21 octobre 2022

L'entrevue d'Aigues-Mortes

 14 juillet 1538, le roi François I est attendu dans la cité. La foule se prépare, toute la petite ville s'agite, on fait venir de toute la Provence de quoi célébrer la rencontre entre les deux plus grands souverains du siècle. Les historiens, présents sur place, Di Pietro, Charles-Roux et Hermann ont tous évoqué l'effervescence du port: 6000 pains, 30 barriques de vin, une quantité folle de gibiers, des musiciens, et le reste.

On peut imaginer que les étangs tout autour sont alors rasés par le vent, et que l'air est saturé de sel, la pierre de soleil.


La cour de Charles Quint arrive le lendemain. On évoque peut-être une hésitation avant de franchir la porte de la Marine. Les drapeaux sont hissés, que la brise fait claquer dans l'air, on allume l'artillerie, et les détonations accompagnent les tambours et les cris de liesse.

Rabelais séjourne pour l'occasion dans la ville d'Aigues-Mortes, il fait référence à cette rencontre dans son Cinquième Livre où il décrit la profusion qu'il a dû connaître ces deux journées de juillet, qu'il transpose dans l'Île Sonnante.

Les deux souverains échangent longuement dans la Maison du Sieur Franc de Conseil. Encouragée par le pape Paul III, la rencontre doit mettre un terme aux guerres d'Italie. Une trêve est signée, des compromis sont faits, et mêmes des promesses, dit-on. Mais comme toujours, ennemis éternels, ces compromis seront révisés et les promesses rompues.

Quatre ans plus tard, en 1542, commence la neuvième guerre.

Et de quoi rêver encore de cette fameuse rivalité entre le roi français et l'empereur, qui aura travaillé autant l'imagination du jeune Marcel au début de La Recherche du Temps perdu, et l'imaginaire de tout l'Occident.


dimanche 9 octobre 2022

La poupée de Kokoschka

 Des dizaines d'éventails qu'il peignait, recouvrait de saynètes épiques, de visions wagnériennes, et qu'il lui destinait comme des lettres d'amour. Oskar Kokoschka fut en proie aux tourments amoureux. A partir de 1912, il commence une liaison avec la veuve Mahler. A ce souvenir, il peindra en 1913 une remarquable toile, la Fiancée du vent.


La rupture fut à la hauteur de la passion. Et le peintre ne sut jamais comment l'oublier.

Au contraire, il demandera à la costumière Hermine Moos, du théâtre de Munich, de lui confectionner une poupée grandeur nature, dans l'idée qu'elle vienne combler l'immense béance qu'elle dut laisser dans son existence, le quittant. En tout point semblable à la femme perdue. Un étrange pacte avec le diable...

Il lui envoie des recommandations, ses exigences concernant les mensurations, la douceur de sa peau, sa silhouette, il lui demande de faire revenir l'absente. Entreprise folle à la poursuite d'une Eurydice disparue.

Hermine Moos livrera la poupée, après de multiples complications liées à la structure du squelette, la solidité des coutures ou la qualité de la colle utilisée.



Kokoschka la représente souvent, dans ses œuvres; plusieurs fois il l'amènera avec lui, à l'opéra, vivra avec elle, presque au point de retrouver Alma, et de l'aimer déjà. Mais jamais tout à fait.

Pourtant, devant ce tas de chiffons ayant la forme d'un golem, il sent la douleur de la perte plus grande encore. Et souffre de la laideur du jouet qui échoue à le sauver du chagrin. Lors d'une nuit sombre, il décapite la créature.

Puis la guerre, et de plus grandes blessures occuperont sa vie. Il reçoit une balle dans la tête sur le front ukrainien et l'année suivante un coup de baïonnette dans le poumon. Puis Dresde. D'autres inquiétudes.

La peinture, néanmoins, toujours. Et son inimitable signature: OK.


Idée de lecture: La poupée de Kokoschka. Hélène Frédérick, 2010

Exposition: Oskar Kokoschka, un fauve à Vienne, Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, jusqu'au 12 février 2023




lundi 26 septembre 2022

Le manchot de Lépante

 7 octobre 1571, la bataille de Lépante. La Sainte-Ligue coule plus de cinquante navires de la flotte turque, capture près de 140 autres vaisseaux. On dit que Sélim II perd 20 000 soldats. Miguel de Cervantès, alors soldat, souffrira d'une blessure à la main qui lui donnera le surnom du Manchot de Lépante.

Par la suite, capturé par quelques pirates barbaresques, il sera conduit à Alger. Il fomentera un plan d'évasion qui échouera. Il tentera à trois reprises encore de s'évader au détriment de sa vie.

Sa rançon finira par être soldée, il disparaît des cartes, navigue ici et là, toujours un peu ailleurs. Comme le Caravage quelques années après lui, il sera par essence un homme de la Méditerranée. Il retrouve l'Espagne, se brouille avec les chanoines d'Ecija, il est excommunié et de nouveau jeté au trou.

Il en sort, on l'accuse de malversations. Probablement vrai. Encore une fois emprisonné à Séville. Michel del Castillo écrit: "ville qu'il aima passionnément, dont il fréquenta les tripots et les tavernes malfamées. Il y retrouvait l'atmosphère de Naples, son grouillement et sa vitalité équivoque"

Quiconque connaît Naples y garde au creux de l'âme une blessure. La vie y bout, et plus la terre s'enfonce dans les souterrains, plus l'être semble s'élever.




Séville est une ville de flammes, une ville de femmes, en ces temps-là, et Cervantès y connaît des nuits blanches et rouges.



"Miguel n'est pas un de ces hommes sages qui restent assis dans leur cabinet, entourés de leurs livres et de leurs papiers. Rien d'un Erasme. La vie des camps, les batailles, la captivité, pour ne rien dire de l'enfance agitée. Il se mêle à la vie des hommes, pas toujours les plus vertueux, il aime le vin, le jeu, les femmes. Il fréquente les bas-fonds. On retrouvera cette société interlope dans son livre."

Ce livre qui germe dans la cellule de Séville... A la manière d'un marquis de Sade qui trompe l'ennui par la plume. Don Quichotte, peu à peu, du moins en esprit, cellulairement. L'exécution pure et simple du roman de chevalerie, de la littérature tout entière qui sévissait au Moyen-âge. Enfin, le coup de grâce. Changeons la donne. La modernité éclot.

Michaux, après une fracture du coude, expliquait combien toute une partie du monde lui devenait tout à coup visible, par la force des choses. Il fallait s'accoutumer au côté gauche de la vie. Un renversement de perspective que découvre peut-être le Manchot de Lépante.


Source: Dictionnaire amoureux de l'Espagne, Michel del Castillo

lundi 29 août 2022

Narbonne, ville languissante

 Il y a longtemps j'ai passé une après-midi entière, en compagnie d'une amie des plus chères, sur un banc du Cours Mirabeau, à regarder les passants, à sentir le vent du Nord souffler dans les platanes, une après-midi entière à bavarder de choses et d'autres, à ne rien faire du tout d'autre que de jouir de l'existence immobile dans la langueur du Midi.

Narbonne, ville languissante. Où le temps paresse le long des Barques, entre le canal de la Robine et le Palais des Archevêques. Le soleil s'y alanguit et les heures s'éternisent. Le monde devait être à la plage, la peau hâlée, les dunes de Gruissan se mouvant lentement comme les pierres dans le désert.



Stendhal avait vu dans la ville de Parme, je n'en doute pas, cette même immobilité, cette même langueur, où, jusque dans le nom même qu'elle porte, nulle syllabe ne laisse passer l'air. Cette mollesse a enfanté d'une chartreuse et de l'un des romans les plus extraordinaires du dix-neuvième siècle.

A Narbonne, on est toujours un peu dans un film de Jean Eustache qui a tenté de saisir sur la pellicule le silence pesant des après-midi sans fin de l'été, ce même silence que l'on retrouve à l'adolescence quand la vie paraît donner trop peu et que l'on s'impatiente. Dans Les Petites amoureuses, le garçon, assis sur ce même banc, regarde lui aussi les passantes des heures entières dans l'espoir qu'une jeune femme daigne lui rendre un sourire. En vain, la plupart du temps. Les malheurs de l'enfance, en effet.


Quelques années plus tôt, dans Le Père Noël a les yeux bleus, le jeune Jean-Pierre Léaud, entre la Rotonde et le 89, souffre des mêmes désespoirs. Elles sont toutes si difficiles, marmonne-t-il. Lui et ses camarades finiront, rue de l'Ancien Courrier, se dirigeant tous en chœur au bordel. Un peu plus, on reverrait Frédéric Moreau et son meilleur ami se rappeler attendris de leur visite malheureuse de la maison de la Turque. "C'est là ce que nous avons eu de meilleur...", conclut-il.

Narbonne, ville languissante, certes, ville langoureuse surtout, où l'on disserte sur les peines de cœur avant de les dilapider dans le vent du Nord qui nettoie tout.





samedi 30 juillet 2022

La cabane au centre du monde

 Des galéjades, des légendes, des plaisanteries, Manitas de Plata parfois cherchait le Duende, Brassens, venu tout droit de Sète écoutait, y allait de sa meilleure répartie, la brasucade imprégnait l'air. Devant tout ce petit monde: le Mont Saint-Clair se reflétant dans l'étang de Thau.



On s'échange le mot comme un secret. Ce secret sans doute se nomme l'amitié, de celles qui sont indéfectibles, quelles que soient les épreuves, quel que soit le temps qui passe. La cabane de Laurent Spinosi, surnommé Lolo, est un petit microcosme coincé entre les étangs du Languedoc. Ermitage surréaliste qui vaudra les ébahissements de Dali. On y entre par le toit, l'intérieur est un bric-à-brac, de vieilles choses pour ainsi dire, plus de souvenirs que si nous avions mille ans. Des culottes au plafond, des dizaines de soutien-gorge suspendus, des coquillages, des prises de pêche, des bibelots du monde entier, et des vestiges des fonds marins laissés là, abandonnés et glorieux.

Brigitte Bardot négligera quelquefois Saint-Tropez pour la cabane de Lolo. L'étang de Thau concurrencera un temps les meilleurs repères du tout-Saint-Germain.



Mais souvent seul, heureusement, le cabanaïre tente sur ses toiles de reproduire le foisonnement de l'étang, sa lumière, son obscurité, incomparable mosaïque qui occupe une vie entière. Baraque après baraque, gravitant autour de la montagne, au gré de déménagements. Comme un cadran solaire, à la recherche de l'ombre. Ou dans une quête sans fin de la meilleure lumière.

Puis, les soirs, entre Balaruc, Mèze et les cabanons de Bouzigues évoquant les trabucco des Pouilles, l'ermite devait rêver de cette ville, dit-on, engloutie sous les eaux de Thau. Avant la visite de ses plus chers amis qui lui fera réviser l'ordre de ses priorités.

Chaque chose en son temps. Les copains d'abord, en effet.




dimanche 10 juillet 2022

Molière baroque

 Le Bourgeois Gentilhomme, mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq, juin 2022. Comédie Française

Quatre cents ans que notre langue est celle de Molière. Quatre cents ans. Et pourtant on eût dit que cela datait d'hier à entendre la salle rire aux éclats à chaque jeu de mot, à chaque trait de caractère, situation après situation. Pas une seule ride. Tous les âges y succombent, à ce rire total, hyperbolique, rabelaisien, toutes les générations mais aussi toutes les classes sociales. Un rire-monde pour ainsi dire, célébré cette année à la Comédie Française qui reprend la mise en scène du Bourgeois Gentilhomme de Valérie Lesort et Christian Hecq, créée en juin 2021, dans laquelle on retrouve toute la fantaisie, la folie et la poésie qui font leur succès depuis des années. Monsieur Jourdain s'y trouve, par la présence prodigieuse de Christian Hecq génial de bout en bout, dynamité, survolté, ahuri et ahurissant à chaque instant ; son jeu d'acteur rend visible la moindre facette du personnage, son ignorance crasse, sa fatuité, sa vanité, mais surtout son humanité.

Créée en 1670 au Château de Chambord devant la Cour de Louis XIV, avec une partition de Jean-Baptiste Lully qui lui offrira assurément l'éternité, la comédie-ballet étripe cette petite bourgeoisie qui meurt de ne pas être de la noblesse : grenouille aspirant à la grandeur du bœuf. La Fontaine et la Bruyère aussi y seront allés de leurs mots à ce sujet. Monsieur Jourdain apprend la danse comme les nobles, la musique aussi, et la philosophie évidemment, comme un homme de qualité ; il s'essaie par ailleurs à l'escrime bien sûr, car c'est ce que font les nobles. Après tout, cherche-t-il à se persuader, l'habit finira bien par faire le moine. Il va jusqu'à refuser la main de sa fille à l'homme qu'elle aime, Cléonte, celui-ci n'étant pas gentilhomme, le malheureux. Mais le valet de ce dernier, Covielle, fomentera un stratagème pour que l'union advienne. La nouvelle circule que le fils du Grand Turc souhaite épouser la demoiselle. Pourquoi donc Monsieur Jourdain en devrait-il douter ? Et l'entremetteur se fait metteur en scène grandiose pour honorer le bourgeois du titre suprême de « Mamouchi », et le couvrir de toute la gloire qu'il croit mériter. En d'autres termes, Jourdain est caressé dans le sens du poil.

Et c'est là que l’œuvre de Molière se fait vertigineuse, multipliant les mises en abyme. Ce bourgeois ordinaire est l'acteur, au sens sartrien, de sa propre vie, feint d'être ce qu'il n'est pas, et trouve l'occasion d'être plus grand acteur encore, dans le rôle qu'il n'avait pas même le courage d'espérer. Jourdain se trouve au cœur d'une immense illusion comique, Don Quichotte esseulé, dont tout l'entourage raille sa folie mais l'attise, condamne ses délires et ses envies tout en continuant à le faire miroiter. Nul Sancho Panza pour la ramener à la raison. Plus Monsieur Jourdain se fait leurrer, plus ses illusions grandissent, et avec elles ce pour quoi il était détestable, plus il devient touchant aux yeux des spectateurs, jusqu'au dernier plan déchirant de la pièce, la Marche pour la cérémonie des Turcs prenant des airs de marche funèbre. Le Bourgeois Gentilhomme, chef-d’œuvre baroque, donc.



Carnaval grandiloquent, où tous les personnages laissent transparaître leurs petits vices, leur ridicule, pour chacun d'eux un moment de vérité hystérisé par la dimension onirique de certaines scènes. On oscille, on vacille plutôt, entre Lewis Carroll, l'Heroic Fantasy, Calderón, l'expressionnisme allemand (Guillaume Gallienne joue un maître en philosophie tout droit sorti du Nosferatu de Murnau qui vaut à lui seul le déplacement) et même les visions de Fellini, dans un tumulte d'idées qui trouve son point d'orgue dans la cérémonie turque, désordre azimuté au son de la musique des Balkans qui laisse galvanisé. L'illusion finit par happer le spectateur. Exactement comme Monsieur Jourdain, on voudrait qu'elle ne cesse pas. L'espace d'un instant, on est si près d'y croire nous aussi. Et la crédulité du bourgeois, on la pardonnerait presque. Ainsi, « par raison démonstrative » comme dirait le maître d'escrime, Molière, dans cet abandon à l'illusion comique qu'il décrit, nous propose en quelque sorte une définition du théâtre.


Salle Richelieu, du 7 mai au 21 juillet 2022




mardi 21 juin 2022

Fontainebleau sans Caliste

 Il était très souvent convié à la cour de Marie de Médicis puis de Louis XIII à Fontainebleau, mais son tempérament, sa rudesse ne convenaient guère aux simagrées et à l'obséquiosité des courtisans. Malherbe, grincheux et irascible, ne partageait en rien la délicatesse que l'on prêtait alors aux poètes. Il fut bourru jusqu'à sa mort, en allant jusqu'à houspiller l'hôtesse qui tenait son chevet pour une maladresse de langue dont elle se montra coupable et admettant auprès de son confesseur qu'il n'avait pu s'en empêcher, se faisant jusqu'aux derniers instants une haute idée de la langue française. Les rares poèmes dédiés à la ville royale sont un prétexte pour chanter les louanges de son grand amour: Caliste, vicomtesse d'Auchy.


"Beaux et grands bâtiments d'éternelles structures

Lieux qui donnez aux cœurs tant d'aimables désirs,

Bois, fontaines, canaux, si parmi vos plaisirs

Mon humeur est chagrine et mon visage triste:

Ce n'est point qu'en effet vous n'ayez des appas,

Mais quoi que vous ayez, vous n'avez point Caliste:

Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas."

Fontainebleau sans Caliste a sans doute, il est vrai, moins de charme.



Pourtant il suffirait de prêter l'œil pour y voir des Muses, des Nymphes à foison. Sur ces murs, sur ces voûtes, tant de Vénus, de Diane ou de Danaé qui auraient pu faire oublier au poète furieux sa Caliste adoré. Mais non.

Dans la Galerie François I, cette Danaé justement a quelque chose de bien différent. C'est qu'elle est la seule fresque du couloir à ne pas avoir été peinte par Il Rosso, mais par le Primatice avec lequel il entretiendra une rivalité qui durera dix ans. A partir de la mort du Florentin en 1540, il aura le champ libre pour déployer son art, il couvrira même certaines œuvres du Rosso et s'échinera à faire oublier le génie de son prédécesseur. 

Sous le règne d'Henri II, il commencera le chantier de la salle de bal que Nicolo  dell' Albate que terminera. Louis XIII demandera plus tard à Nicolas Poussin de restaurer les fresques maniéristes qu'ils auront conçues, mais le succès appelait déjà le peintre classique en Italie. Une commande pour la chapelle du château ne sera pas non plus honorée. Ah, ces artistes...


Malherbe ne la voit donc pas. Ni dans les cariatides extraordinaires de la chambre de la duchesse d'Etampes, ni dans les portraits royaux, ni dans les livres qui décrivent pourtant la beauté d'Hélène de Troie et des déesses de l'Olympe.

C'est en 1544 que François I déplace la bibliothèque de Blois pour en faire la bibliothèque royale de Fontainebleau et y concentrer l'ensemble des savoirs que détient son époque: Guillaume Budé et Janus Lascaris, après avoir traversé la Méditerranée au service de Laurent le Magnifique à la recherche de manuscrits rares, sont chargés de son organisation. Les Ptolémée avaient fait pareil à Alexandrie à partir du IIIe siècle avant notre ère. Tant d'ouvrages réunis là encore. Mais rien.

Caliste absente de Fontainebleau donc. Et le poète de râler et de pleurer.




lundi 30 mai 2022

Plumes du paradis, colliers d'ambre

 Christian Dior se souvient: "Des femmes de mon enfance, il me reste surtout le souvenir de leurs parfums, parfums tenaces, beaucoup plus que ceux d'aujourd'hui, et qui embaumaient l'ascenseur, longtemps après leur passage, des tourbillons de fourrure, des gestes à la Boldini, des plumes du paradis, des colliers d'ambre."


Des gestes à la Boldini... De quoi laisser rêveur. Peintre de Ferrare quelque peu oublié que le Petit Palais remet tout à coup en lumière. On est projeté dans le froissement du satin, le poids des fragrance, la lenteur d'une démarche, la grâce d'un port de tête, l'éclat d'un regard. Les femmes si longuement, si précisément détaillées par Proust dans Les Plaisirs et les Jours, petite œuvre inaugurale qui donne justement son nom à l'exposition. On est saisi, dans le tournis d'un concert de fariboles, dignes des salons de Madame Verdurin, par la fulgurance soudaine d'une posture qui se fige dans l'éternité.



Toutes ces femmes frivoles, légères, parfois graves, fières, douces, piquantes, aux robes pourpre, aux pampilles vert Véronèse, le feston et l'ourlet aux couleurs de paons, voient leur silhouette s'élancer, sous le pinceau de L'Italien, onduler à la manière d'une volute, rappelant les figures maniéristes du seizième siècle. Le Greco, cela fût-ce possible à la Belle Epoque? n'est jamais loin.




Mais la ligne continue de se tordre, les traits se multiplient, le mouvement s'accélère, et les teintes tremblent, débordent de la forme. Déjà un peu le futurisme, Apollinaire, grand amateur d'art, le reconnaissait en son temps.

Sem, illustrateur fameux, parle ainsi de son ami: "Boldini a été le vrai peintre de son époque; il peignait les femmes à bout de nerfs, surmenés de ce siècle. Ces visions fulgurantes en zigzag tels des éclairs de chaleur, tous ces frissons, ces trémoussements, ces crispations sont bien dans la note de ces temps de névrose."

Boldini, Les Plaisirs et les Jours, exposition au Petit Palais jusqu'au 24 juillet 2022




samedi 21 mai 2022

El Americano

Il a dix-sept ans. Huit ans plus tard, il réalisera Citizen Kane. Le cinéma américain en restera KO. Il dépense la fortune de son père. Ne se soucie pas de ce genre de tracas. L'Europe désormais. Dublin. Paris, où il sera initié à l'illusion auprès de Houdini. Puis Séville. Dix-sept ans. Il emménage dans le quartier gitan. Triana. Au-dessus d'un bordel. Il y restera pour quatre mois, mais ne quittera jamais tout à fait l'Espagne. Il passe son temps à écrire des pulp fictions pour des journaux confidentiels. Tout Shakespeare sous le bras. Il a déjà en tête son Othello, Macbeth ou Falstaff.




Il découvre la Feria, la beauté des andalouses, le flamenco, le parfum des orangers, enchaîne les vermouths, découvre la corrida et finance lui-même quatre faenas dans les arènes. Il se mesure à la Bête. Se fait appeler El Americano. Un personnage d'un roman de Montherlant. Il se fait huer par la foule. Recommencera. Jamais ne se lassera du rouge de la muleta. Du noir du toro. De la douceur des nuits par-delà le Guadalquivir. En oublie le sommeil. Et fermente en lui déjà toute son œuvre. L'Espagne y sera toujours en creux. Au cœur.




Les murailles d'Avila, l'Alcazar de Ségovie, la plaza de Chinchon devenu un quartier de Macao, un parc de Madrid pour représenter la campagne anglaise.

Et bien sûr, son Don Quichotte. Œuvre inachevée, qu'il travaille une vie durant. A ses heures perdues. En pure perte. Il court après le Chevalier à la Triste Figure. Lutte contre ses propres moulins. Dans le désert de Castille. En songe du moins, puisque le tournage aura lieu au Mexique surtout, l'acteur principal, Francisco Regueira, ayant dû quitter le régime franquiste. Il laissera des milliers d'heures de rush. Ce fut le réalisateur espagnol, Jess Franco, connu pour ses films d'horreur teintés d'érotisme, qui se chargera de proposer un montage cohérent du film mort-né d'Orson Welles. Il avait été son assistant réalisateur sur le tournage de Falstaff. Il tourna, plusieurs décennies, des centaines de films, parfois trois ou quatre à la fois, reprenant des bribes ici et là, construisant, déconstruisant, dans une urgence, une frénésie qui le rapprochaient, si ce n'est dans le résultat au moins dans l'élan, d'une forme de grâce artistique qu'Orson Welles, j'en suis sûr, devait admirer.





mercredi 4 mai 2022

De sang et d'ombre

 L'œuvre commence par le récit d'une extraordinaire procession: les pénitents reproduisent les douleurs du Christ dans la nuit de Séville. Comme des coups sur la porte en fer du néant.

"La Giralda fit entendre douze coups, frappés sur un airain si haut placé et dans un air si mince que les ondes se propagèrent jusqu'au fleuve; ils retentissaient sur deux tons, comme un battement et sa riposte, de sorte que ce minuit ressembla au ferraillement de deux épées."



"La Plaza Mayor plaisait aux Français parce que, construite à la même époque que la place des Vosges, elle la leur rappelait. Les façades, de cinq cents croisées chacune, s'éclairaient par des rangées de flammes, chaque fenêtre ayant aux deux angles un candélabre à haut cierge de cire blanche. Sur quatre étages de balcons, le drap écarlate à franges d'or brillait théâtralement au front des maisons illuminées."




"Pâques, c'est déjà l'été. Cette soirée d'avril se déguisait en nuit d'août. L'Alcazar découpait dans un ciel d'étoiles les créneaux de ses murailles d'un vermillon ardent que la lune adoucissait en un rose fané. C'était dans l'extrême Occident la sérénité d'une nuit d'Orient."

Ce sont les mots de Paul Morand. Son Flagellant de Séville replonge, à l'aune des Caprichos de Goya, dans l'invasion napoléonienne de l'Espagne. Ses héros sont tiraillés, écartelés entre un désir de résistance et la tentation de collaborer. Tiens, tiens... Hésitant entre les idées qui animent les troupes ennemies, l'entreprise incommensurable de l'Empereur à la source de tous ces bouleversements, et l'immobilité souveraine de la nation.

Au-dessus de tout cela il y a la guerre qui broie les hommes. Ce seront les Dos y Tres de Mayo. Les meurtrissures de l'Espagne, par-delà les siècles se répètent pourtant. Napoléon met son frère sur le trône. Plus d'un siècle après, l'ennemi, intérieur cette fois, intime, fera de nouveau plier le pays.




Camus écrira: « C'est en Espagne que ma génération a appris que l'on peut avoir raison et être vaincu, que la force peut détruire l'âme et que, parfois, le courage n'obtient pas de récompense. C'est, sans aucun doute, ce qui explique pourquoi tant d'hommes à travers le monde considèrent le drame espagnol comme étant une tragédie personnelle, la dernière grande cause. »


Et pourtant, on peut relever ces mots d'un Général dans le Testament Espagnol de Koestler: "Vous autres, étrangers, dit-il, êtes toujours si impatients. Il se peut que nous perdions Malaga, il se peut également que nous perdions Madrid et la moitié de la Catalogne, mais à la fin nous gagnerons tout de même."


A la fin, nous gagnerons tout de même. L'histoire, tant d'années après, bien après la guerre et les défaites, a donné raison à cet homme.




dimanche 10 avril 2022

Arabesques

    Je songe à ce calife de Cordoue, quand la ville rivalisait avec Bagdad, seul au sommet de sa gloire qui s'épuisait dans le souvenir de ces quelques jours, dans toute une vie, où il avait été heureux et qui se comptaient sur les doigts d'une main. J'ai fait l'inventaire à mon tour des jours, les quelques-uns, où j'ai été, vraiment, heureux.

    J'ai franchi le Guadalquivir, un soir brûlant de juillet, sur le pont romain où je me suis plu à imaginer que Sénèque, dans sa jeunesse, avait précédé mes pas.



    Je me souviens de cet homme juif rencontré à la synagogue, l'une des trois seules à dater d'avant l'expulsion des juifs de 1492, avec celles de Tolède, que j'avais supposé être un habitué éminent et sage de ces illustres murs, avant qu'il ne cause l'effondrement de mes illusions, en me demandant de le prendre en photo: "I'm from Bruxelles, I'm so excited to be here."


    J'ai patienté longuement aux heures les plus chaudes de l'après-midi dans l'espoir que le soleil daigne enfin calmer ses ardeurs, visité les colonnades de la Mosquée à l'aube, avant que les touristes n'affluent par dizaines, admiré les voûtes de la cathédrale construite dans le cœur même de la Mezquita, causant le chagrin de Charles Quint, si fervent chrétien, qui se serait, pourtant, exclamé découvrant les travaux de ces architectes: "Vous avez détruit ce qui n'existait nulle part ailleurs pour construire ce que l'on trouve partout en Europe."



    J'ai comparé les portes de ces murailles ocres, leurs arabesques, leurs dorures, de la fenêtre du petit hôtel où je résidais. Les soirs, parfois même après minuit, posé mon dos contre la pierre encore brûlante, pour paresser un peu dans la nuit et rêver aux étoiles.

        Me suis laissé bercer enfin par le son d'une guitare ou le jeu d'eau d'une fontaine dans la cour des orangers; aperçu au loin le désert, aride et impassible, qui semblait avancer tout doucement vers la ville, pour me réfugier dans la juderia et franchir les portes de la plus secrète et lointaine teteria, le corps essoré par la moiteur, l'âme troublée par la lumière.




    J'ai connu Cordoue...

samedi 5 mars 2022

Visions lagunaires

 Le Pont des soupirs, dernière passerelle pour le prisonnier avant les geôles du Palais des Doges: c'est l'ultime instant lors duquel il peut apercevoir la lagune de Venise. Soupirail cruel qui propose et refuse. Supplice de Tantale pour ainsi dire.



31 octobre 1756, Casanova, pourtant, parvient à fuir Les Plombs, il crapahute sur les toits et observe toute la ville, les campaniles de Saint-Marc et de San Giorgio Maggiore, le dôme de la Salute et les clochers au loin, toujours au loin. Lorsque dans les grandes capitales européennes, on s'étonnait: "Vous venez donc de là-bas?" il répondait avec aplomb: "Non, Madame, je viens de là-haut."



Andrea Palladio commence les travaux de la basilique qu'aperçoit Casanova et les autres condamnés à travers le soupirail en 1566. Les védutistes de la fin du XVIIIe siècle ne cesseront de représenter la basilique et son clocher écroulé pourtant en 1774 et ne pouvant donc être vu, en ces temps-là, par Canaletto ou Guardi.

En 1562, Véronèse y peint ses Noces de Cana que Vivant Denon s'empressera de confisquer lors de la campagne d'Italie, et avant de vendre la ville tout entière aux Autrichiens, Napoléon ramènera, triomphal, le chef-d'œuvre, aujourd'hui encore dans les galeries du Louvre.

On y trouve aussi la Cène du Tintoret, commencée en 1592, l'une des dernières œuvres de l'enfant terrible de la Renaissance Vénitienne. Il réalisera sa chapelle Sixtine dans la salle supérieure de la Scuola Grande di San Rocco, et rivalisera avec Giotto dans la Salle du Grand Conseil du Palais des Doges: un Paradis tout en tourments et tourbillons, intranquille pour l'éternité.




Je revois Lord Byron faire des brasses dans le Grand Canal, L'Arétin discuter en compagnie du Titien au bord du Dorsoduro, faisant l'inventaire peut-être des plus belles courtisanes de la Sérénissime. Je reste saisi devant le trompe-l'œil de la Chiesa San Pantaleone, Antonio Fumiani ayant fait une chute mortelle lors de sa réalisation, du haut de son échafaudage.



Je compte les ossements et les crânes sur les fresques de Saint-Georges réalisée par Vittorio Carpaccio en 1502. Je paresse dans une soirée de Carnaval devant les vitrines du Florian. Et me désole que tout ce spectacle puisse cesser un jour.



J'énumère les visions et les transcendances. Je fixe des vertiges, renversé tête la première dans la lumière de la lagune, et comme quelque chant de sirène parthénopéenne, entraîné vers le fond, j'entends un murmure marmonnant, dès lors que je m'éloigne de la ville, Veni etiam, veni etiam... Reviens encore.

Venise...




vendredi 25 février 2022

Pulcinella à Venise

Sur le Grand Canal, les palais paressent dans la brume. Nous franchissons les portes de la Ca' Rezzonico, l'entrée se faisant par une ruelle étroite et austère où rien ne soupçonne la présence de l'eau sur les bords de la demeure.

On y rêve alors d'y croiser quelques morts illustres: Baffo, Casanova, Piranèse, Canaletto, le doge, l'ambassadeur de France, des peintres, Canaletto peut-être, ou certains musiciens, un prêtre roux par exemple, un bouffon pour amuser les dames ou un lointain Mamamouchi tout droit venu de Byzance, rêvons, rêvons...

La salle de bal est vide, les trompe-l'œil nous bernent, des colonnes corinthiennes n'en sont pas, des lustres patientent dans le souvenir de leur éclat d'antan.

Les corridors s'enchaînent, une fenêtre s'ouvre sur la lagune, quand, soudain, dans un recoin secret, les fresques de Tiepolo, toutes en pastel et en clartés, viennent illuminer l'obscurité vétuste de la maison. Tiepolo fils, Giandomenico. Fils de Tiepolo père, logique, le petit dernier de la Renaissance vénitienne, après le Titien, Véronèse et le Tintoret. Quoiqu'il y aurait pu n'y avoir que lui, le Tintoret...




La pièce des Polichinelles saute aux yeux, de tant de blancheur, de légèretés, de tourbillons et de vertiges. Des visions grotesques et cocasses, un mouvement délicatement ébouriffant, presque l'air de rien. Polichinelle se repose, aime, caresse, jongle, danse, sur les murs, au plafond, tournoie de part et d'autre. Cabriole et transe. Quelque chose de Naples à Venise.




Ce sont là les dernières fresques réalisées en 1797 pour sa propre villa à Zianigo, détachées en 1906, transférées ici en 1936.

A la fin de sa vie, nous dit la pancarte explicative, le peintre est littéralement obsédé par la figure de Pulcinella, à en rêver nuit et jour, à en étudier les moindres récits, les plus cruels, les plus obscènes, à en dessiner partout, tout le temps, sur les murs, les tables, remplissant des pages par centaines de dessins de Polichinelle, pages aujourd'hui éparpillées dans les quatre coins du monde, conservées et cachées soigneusement au gré de collections pour la plupart privées. Tant de mystères, tant de fantaisies qui nous restent invisibles. Quelles tristesse en effet; même si savoir que ces ébauches existent encore, quelque part, ne peut que réjouir le cœur.

Je l'imagine hanté par ces visions millénaires, et dessinant, peignant pour les domestiquer, les dompter. Pulcinella multiplié à l'infini venu pour lui livrer sans doute quelques confidences...




vendredi 14 janvier 2022

Les fontaines de Rome

Au même titre que les orangers de Séville, les chemins de ronde de la Costa Brava ou les ponts de Venise, les fontaines de Rome valent à elles seules l'urgence d'un départ, quand la grisaille parisienne finit par vous peser et que vous êtes atteint, comme disait Théophile Gauthier, de la maladie du bleu dont le remède ne peut se trouver que tout autour de la Méditerranée.

2000, dit-on, 2000 petites sources éparpillées dans toute la ville. Et pour avoir connu la moiteur de son mois de juin, elles sont autant d'abreuvoirs pour le passant désaltéré sur le point de tomber d'inanition, un petit calmant à l'égard de ce syndrome de Stendhal qui touche par là-bas jusqu'au plus insensible des cœurs.

J'ai par le passé aperçu la fontaine de Trevi vidée de son eau, lors de travaux de restauration; et connu quelqu'un qui, ne pouvant y jeter comme le veut la tradition une piécette pour s'assurer un retour à Rome, ne put jamais tout à fait y revenir, ou du moins y retourna mais différent de la personne qu'elle était alors. J'ai rêvé comme beaucoup d'Anita Ekberg dans la nuit, se baignant à la manière de Diane dans le lac Nemi.

 


 

A l'aube, dans la solitude la plus complète j'ai écouté le ruissellement de l'eau Piazza Navona, sans pouvoir prendre partie dans la rivalité éternelle du Bernin et de Borromini. J'ai contemplé Sainte-Agnès et la personnification du Rio de Plata se protégeant devant ce qui paraît être l'écroulement imminent de l'église.

J'ai bu souvent à ces bouches d'eau fraîche. Déposant quelques gouttes délicatement sur le front et sur la nuque, presque à la manière d'un baptême.

 


 

Je rêve de cette Rome fantastique à l'heure des Caravage et des putains et des tavernes. Je revois par fulgurance Poussin réfléchir dans l'air chaud de l'été 1630 au sommet de la ville, face à la majestueuse Fontaine dell'Acqua Paola, dans le Janicule, non loin du parvis de l'église où Stendhal, à l'aube de ses cinquante ans, méditera sur les femmes de sa vie. J'imagine Valentin de Boulogne errer de taudis en taudis, avant de finir une nuit enivrée et plonger tout entier dans la fontaine du Babouin, où il attrapera vraisemblablement froid, avant de périr quelques jours plus tard.

Je rêve des fontaines de Rome.

Celles de la Piazza Farnese dont les bassins ont été récupérés dans les thermes de Caracalla. Celle du Triton. La fontaine des tortues, érigée en une nuit pour impressionner une femme. Des Naïades. La fontaine du livre. Du Maure. De Neptune. Bestiaire fascinant, mythologie faite de marbres et de rigoles, de pierres et de rivières.

Liszt ou Respighi ont essayé d'imiter leurs mélodies. Mais rien n'équivaut à la musique étrange de la vasque devant la Villa Medicis, faite de trois rythmes différents au gré du vent et du débordement de l'eau. On s'est posé à l'ombre des orangers, on a écouté longuement.

J'ai connu les fontaines de Rome. Les mouettes s'y ressourcent, les soirs d'été, pour nous rappeler que la mer est là, toute proche. J'en ai perdu certaines dans ma mémoire, retrouvé parfois quelques autres en songes.

Je rêve souvent des fontaines de Rome. 




Le dernier chevalier de Malte

 Dans la nuit de juin, Ferdinand von Hompesch, Grand Maître de l'Ordre, sort de l'Hôtel du Baron Parisio où Napoléon s'est insta...