jeudi 25 avril 2024

Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A côté de moi, elle écrivait. Comme cela lui vient parfois. Comme cela était déjà venu une nuit d'été sur les bords de la Sorgue. L'écriture jaillit et elle est ailleurs. Tout entière présente, néanmoins. Dans l'essentiel des choses, pile dans les brèches du temps.


Le mois d'avril était encore gris. Nous avions longé la corniche depuis Hyères. Et nous nous étions posés un peu avant midi entre les banquettes de cuir et les boiseries marines de la brasserie. Place des Lices, déjà, les joueurs de pétanque pointaient ou tiraient. Les reins de Fanny jamais bien loin. J'imaginais alors Henri Salvador en compagnie de Sacha Distel, ou Eddie Barclay. Bien des décennies plus tôt, du temps de Camoin, de Manguin, les mêmes silhouettes, sous les platanes majestueux, mesurant le monde et les astres tout autour du cochonnet.


Saint-Trop'. C'est l'expression de Boris Vian, qui passait volontiers au comptoir de l'Hôtel de la Ponche, paraît-il, pour servir ses amis Michel Piccoli, Sartre, Eluard ou Picasso. Tout Saint-Germain-des-Prés se retrouve ici; on est en 1952: ça swingue, ça chante. Marie Laforêt y traîne un blues, Johnny Halliday porte les étendards du rock. Tous que des gosses, enivrés de Sud et de vitesse; Ce n'était jusque là pas même un port, tout juste une rade, où l'on pêchait encore à la madrague. Mais voilà: Roger Vadim, Brigitte Bardot en font l'épicentre du cinéma français. Précisément parce que le village était encore perdu, si loin de ce qu'était Cannes ou Monaco. Cela n'aura pas duré.



 Assis à la banquette du Café, à la manière d'un personnage de Manet, je revoyais l'espace d'un instant des vieilles DS, des caméras, les premiers yachts. Bernard Buffet y cherche l'inspiration, René Clair scrute la lumière. De Funès y trame quelque chose, y laissera pour l'éternité un Gendarme et l'Empereur jamais commencé, Cruchot rencontrant Napoléon à Waterloo. De quoi rêver en effet...

Des paparazzis s'agitent au loin, la dolce vita sur la Côte d'Azur, des flashs crépitent, peut-être Sagan, qu'un petit roman au titre somptueux a rendue millionnaire à dix-huit ans, Juliette Gréco ou Polnareff. Tous s'élancent en direction du Byblos, the place to be, ou boivent le pastis à la terrasse du Sénéquier; et déjà la Ponche est un vestige du passé.


Dans les coulisses de l'été, ce répit où les façades se refont une beauté, ou les magasins sont encore fermés, où la ville se prépare comme une femme s'apprête, avec l'effervescence qui précède le spectacle de la haute-saison, je laissais, de mon côté, le temps aller et venir. "Crispé comme un extravagant", peut-être, disait le poète. Un pas en avant, un pas en arrière: ainsi vont les décennies. Comme le clapotis des vagues. Ici, la mer n'est pas plus grande qu'un lac, bien lovée quelque part dans un coin du Massif des Maures.

Je la laissais écrire; qu'importe, j'étais ailleurs moi aussi. Au bord de la Méditerranée au lendemain de la guerre. Les femmes portaient des tailleurs le soir, des mini-jupes le matin, des bikinis sur les plages, les hommes encore des imperméables et des chapeaux en hiver.




mercredi 3 avril 2024

Une Ballade des contradictions

 C'était la fin de l'hiver.

Journée pluvieuse, grise. Pour des raisons longues à expliquer, j'étais allé me perdre jusqu'à l'estuaire de la Gironde et je remontais péniblement des routes désertes et mornes jusqu'en bord de Seine.

Je m'étais arrêté pour la nuit, à quelques encablures de la Loire, au Grand Hôtel de Tour où j'avais logé dans le passé pour les oraux du CAPES de lettres modernes. J'avais été interrogé sur un texte de Ronsard dont j'avais vu la dernière demeure la veille au Prieuré Saint Cosme.

Puis j'avais repris mon rythme en remontant le fleuve. Je traversai la ville d'Amboise où je m'étais jadis recueilli sur la tombe de De Vinci. C'est dans cette ville royale que Charles d'Orléans laisse son âme fuir, en partant pour Poitiers. C'était la nuit du 4 au 5 janvier 1465. L'hiver. Il écrivait justement:

"Hyver, vous n'êtes qu'un vilain."

Il exhortait cette odieuse saison à l'exil. C'était de ces temps où l'hiver était encore rempli de cauchemars d'enfance, de terreur, de loups qui crient à la lune. Cet hiver "trop plein de neige, de vent, pluie et grésil."

C'est en exil, capturé, qu'il écrira l'ensemble de son œuvre. Azincourt, 1415, une défaite cuisante. La cavalerie française est écrasée. Il sera fait prisonnier vingt-cinq longues années. Il y a du Cervantès dans cette épreuve, après la bataille de Lépante. Philippe le Bon négocie sa libération. En 1440, il revient au pays. Et se retire à Blois, où il organisera, à l'instar d'un Laurent le Magnifique, une cour de poètes, de philosophes, d'érudits et d'artistes. Les troubadours côtoient les théologues, les astronomes fréquentent les astrologues, les chimistes et les alchimistes.

Engourdi de brumes, je franchis les portes du château de Blois. Un carnaval est interrompu à cause des orages, des danseuses attendent sous les arcades que le soleil fendent les nuages. Elles attendront en vain. Lointains souvenirs des montreurs d'ours des soirées du Prince.



On sait qu'à la fin décembre 1558, François Villon doit être dans les parages. C'est rare de savoir où il se trouve. Il est de ces êtres qui ont un temps d'avance sur leur propre existence. Il a connu tout ce que Paris, tout ce que le Moyen-âge proposaient alors de ténèbres. Il porte son lot d'ombres, de meurtres, de rapts. Il y a chez lui ce que l'on trouvera chez Salvator Rosa, chez Valentin de Boulogne, chez Rétif de la Bretonne. Du Caravage surtout.

Il écrit un poème pour la naissance de la fille de Charles d'Orléans. Et participe au concours lancé par le Prince. On en gardera le souvenir sous le nom de Ballade des Contradictions ou Ballade du concours de Blois.

"Je meurs de soif auprès de la fontaine."

Ce vers produit par Charles d'Orléans sans doute, en guise de consigne, je l'avais déjà lu quelque part: il a été gravé sur une pierre ordinaire en contrebas d'une citadelle du vertige en pays cathare. Châteaux qui appartiennent à une autre époque...

"Chauld comme feu, et tremble dent à dent,

En mon païs suis en terre loingtaine..."

Puis je repris ma route. Quittant la Loire, rencontrai le Loing et la Seine. En mon pays, en terre lointaine.




Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...