mercredi 23 août 2023

En terre née

    Il est intéressant de voir comment une patrie adoptée plus par nécessité que par envie peut finir par devenir nôtre. Cela n'a rien d'un processus de révélation éclatante; plus un constat porté par ceux, étrangers, qui nous écoutent décrire, supposément trivialement, le supposé simple lieu de notre habitation. Derrière ce qui peut au départ être une habitude du cœur, s'ajoute un goût personnel pour l'image dans sa complexité. Nos villes, et c'est bien la plus grande tristesse du poète contemporain, ne se font jamais plus ex nihilo, et là voient alors s'exprimer les traces de toutes ces villes qu'elles ont construites. Le détail et le choix en matière d'histoires étant mesquins, une mosaïque de destin s'offre à la curiosité et finit par gagner une place dans l'esprit le plus récalcitrant.

    Ainsi, cette artère dont les commerçants sont depuis trop longtemps désagréables me touche par l'étymologie de son nom et l'idée d'un monde autre, aux usages d'hier où l'on vivait au quotidien avec la rivière et avec une politesse décuplée m'émeut et achète ma faveur. Il y a la magie du saule et de ses congénères dans le jardin public, où une perspective suffit à me faire taire et voyager un siècle plus tôt. Assise sur un banc, je vois les dames déambuler dans le calme d'une autre vie, les angles qu'ouvrait cet autre monde. Une porte m'est ainsi ouverte, inconsciemment, et j'en suis profondément reconnaissante.

    Et puis, après quelques efforts, il y a la vue des collines et l'imagination s'associe à la lecture de quelques études d'autres amateurs du passé; et voilà que mon regard conspire sans aucun sérieux scientifique à la recherche de l'implantation éventuelle de quelques communautés d'Antiquité.

    Finalement on finit par aimer une patrie pour ce qu'elle a forgé notre caractère: un amour dissolu et une jubilation pour le passage conservé des hauts et plus petits faits des autres, mais surtout le soulagement de voir que le monde est infini d'intérêt.


Pau. M




lundi 7 août 2023

Le guet de Lausanne

 De l'autre côté du pont de Bessières, la cathédrale trônait comme une "tiare" au sommet de la ville, disait Victor Hugo.. Du balcon de l'hôtel, j'attendais la nuit d'été.

La ville a conservé l'une des plus vieilles traditions d'Europe. Chaque soir, à 22 heures, le guet monte jusqu'au clocher et crie dans le ciel: "C'est le guet, il a sonné dix, il a sonné dix." Le temps de fumer une cigarette sans doute, de converser avec un ou deux visiteurs, de paresser. Et à 23 heures, il reprend son appel. Toutes les nuits, jusqu'à deux heures du matin. Toutes les nuits, sans interruption, depuis 1405, en témoignent les archives. Peut-être plus loin encore dans les siècles.

Six autres villes européennes ont toujours un guet dans la nuit: Annaberg, Celle, Nördlingen en Allemagne, Ripon en Grande-Bretagne, Cracovie en Pologne et Ystad en Suède. Ailleurs, les machines ont remplacé l'homme.

Il fallait à l'origine annoncer les couvre-feu, ou prévenir les incendies si fréquents quand les villes étaient faites de bois. A Strasbourg, les cloches sonnent aujourd'hui encore à 22 heures 6 précisément en souvenir de ce temps. La Zehnerglock retentissait quand les portes de la ville fermaient, et que l'on enjoignait les Juifs à en sortir prestement jusqu'au lendemain. Nul ne sait pourquoi ces six minutes viennent s'ajouter à l'heure, du moins en l'état actuel de mes recherches.

A Lausanne, nul couvre-feu à annoncer ou incendie à anticiper. La tradition s'est maintenue pour la beauté du geste. J'ai repensé à ce tribunal des eaux de Valence qui règle les litiges liés à l'irrigation dans la région depuis un millénaire, dont la moitié de toute évidence qui n'en a plus connu le moindre. Plusieurs siècles à reproduire un rituel désormais accompli pour lui-même. L'inutilité de ces habitudes les rend sublimes. Un morceau du Moyen-âge tout à coup perce le monde moderne.

J'observais la petite torche au sommet de la cathédrale et me demandais quels rêves étranges devait rêver le guet de Lausanne entre deux appels, dans quelle paresse, dans quelle somnolence devait-il se laisser aller au cœur de la nuit, avec la ville en contre-bas et le lac plus loin. A guetter les incendies qui ne viennent plus comme au milieu du Désert des Tartares. Au-dessus du monde, coupé de tout, dans l'accaparement complet et assidu d'une tâche qui ne vaut plus que pour elle-même.

J'observais la petite torche et me suis surpris à envier, dans l'instant du soir, ce poste séculaire. Une reconversion professionnelle comme une autre.




Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...