lundi 24 juillet 2023

L'Ordre de Tolède

 Luis Buñuel découvre Tolède en 1921, en compagnie du philologue Solalinde. Ils vont au théâtre, Don Juan Tenorio, et la nuit au bordel. Le cinéaste exerce alors ses talents de magnétiseur, et hypnotise la fille afin de l'envoyer frapper à la porte de son ami universitaire. Déjà, la ville est, pour l'artiste, un choc. Une expérience intérieure. Qui le poursuivra de longs mois, de longues années. Toute une vie sans doute, si bien qu'il fonde en 1923, le jour de la Saint-Joseph, l'Ordre de Tolède. Il se nomme alors Connétable. Cela va de soi.


Parmi les membres fondateurs, Garcia Lorca, son frère, quelques autres âmes en peine, d'autres poètes égarés, ou clairvoyants, voyants tout du moins. Une femme, précise Buñuel: "très exaltée, élève d'Unamuno, à Salamanque, la bibliothécaire Ernestina Gonzalez.

Les noms des membres sont inscrits. Les caballeros, Alberti, sa femme, Solalinde, justement, le poète français René Crevel, Salvador Dali évidemment, auquel on ajoutera plus tard la mention: "Dégradé", ou encore Hinojosa, et à côté de son nom: "Fusillé." Poète que la Guerre Civile fauchera. Puis viennent les écuyers. Les invités des écuyers. Les invités des invités des écuyers.

Ce projet halluciné, cette plaisanterie qui durera plusieurs décennies, vient d'une vision. Comme toujours. Ivre, Buñuel entre dans le cloître de la cathédrale; et s'entend tout à coup un essaim d'oiseaux qui piaillent, après un silence pour ainsi dire suspendu. Il en reste saisi, tétanisé.

Le principe est simple: il faut aimer Tolède et l'association est un prétexte pour y revenir le plus souvent possible et boire, beaucoup. Quelques menues cotisations pour payer les tournées de vermouth et d'absinthe. Enfin, surtout, se rendre disponible aux visions, aux extases que procure la ville. Se laisser perdre dans les ruelles, rester sur le qui-vive, saisir le vertige d'un instant: le chant des nonnes par-delà les murs des couvents ou les perruches au-dessus du Tage, se recueillir, parfois, chantonner des chants lointains ou déclamer un vers ou deux à la face des murs.

Plonger le poing dans le cœur et l'ouvrir comme on ouvre une huître pour qu'il se remplisse de Tolède…



Mais Franco et sa guerre interrompent ces pèlerinages déments qui reprendront, pour Buñuel, en 1961. Quelques-uns de ces membres durent justifier aux autorités que leur titre nobiliaire n'était au fond qu'un jeu entre aficionados et échappèrent de justesse aux ennuis plus sérieux.

En 1970, le réalisateur espagnol rendra un dernier hommage à la ville en y tournant Tristana, avec Catherine Deneuve, qui parlera français et sera doublée en espagnol par la suite. Presque dix ans que Buñuel n'avait pas tourné chez lui…

Source: Luis Buñuel, Mon dernier soupir, Robert Laffont, 1982



mardi 18 juillet 2023

37, 2 le matin: filmer le bout du monde

 Bien sûr que cela a changé. Depuis tout ce temps, le secret n'a pas pu être gardé, évidemment. Les gens ont afflué. L'été, on y voit des hordes de touristes. Mais la hors-saison donne à ce petit bout de terre des airs de bout du monde. à cette bande de sable le long de la mer des charmes d'arrière-pays. En juillet ou en août, l'arrière-saison, c'est quand le jour point ou que la nuit chute. Les chalets de Gruissan appartiennent à ces territoires des confins. Il y en a encore quelques-uns, peu, tout autour de la Méditerranée. Comme les cabanes des pêcheurs au-delà des salins ou cette chapelle perdue de la Clape à la fin d'un cimetière marin qui se faufile parmi les pins et les cyprès, là où tout raisonne du chant des cigales aux heures chaudes de l'après-midi.


En 1986, quand le réalisateur Jean-Jacques Beineix décide d'adapter cet étrange roman de Philippe Djian, 37,2 le matin, il a cette intuition de transposer les Etats-Unis, ici à Gruissan. Les chalets pour situer les bungalows de quelque motels en plein désert californien ou je ne sais quel cabanon du bayou de Louisiane soumis aux ouragans. Même coup de génie que celui de Léonard Berstein qui déplace la Vérone de Roméo et Juliette dans le Manhattan de la moitié du XXe siècle. On y garde l'essentiel, loin d'être évident en effet. Pour la première partie du roman, il s'agira de saisir l'éloignement du monde, le silence, la solitude que rien, pas même un typhon vient perturber. Rien, sauf peut-être une femme. Comme toujours.

"Elle m'a fait penser à une fleur étrange munie d'antennes translucides et d'un cœur en skaï mauve et je connaissais pas beaucoup de filles qui pouvaient porter une minijupe de cette couleur-là avec autant d'insouciance."

Elle aura le visage de Béatrice Dalle.


Aucun bout du monde n'y résiste.

"Je me demandais comment je m'étais débrouillé pour trouver une fille comme ça mais d'un autre côté je savais que si je m'étais enterré au pôle Nord, je l'aurais rencontrée un jour ou l'autre déambulant sur la banquise avec le vent bleu enroulé autour du cou."

Ils font l'amour, elle l'aide à repeindre les chalets, elle lira ses carnets que personne n'avait jamais lus.

Il rêve parfois: "Par moments, la ville me pesait. Mes plus beaux rêves se déroulaient dans des coins perdus, dans des déserts silencieux et colorés et je pouvais laisser traîner mon regard sur la ligne d'horizon et penser tranquillement à un nouveau roman."


Et Philippe Djian se mesure ici à Bukowski. Parfois à Brautigan dont une phrase sert d'exergue au petit bouquin que j'aurais récupéré justement dans une boîte aux livres, non loin du poste de secours:

"ça m'a laissé songeur, mais pas très longtemps parce que je me suis immédiatement rembarqué pour Babylone."

Qui aurait pu croire qu'une telle phrase existât dans la littérature?

Mais Betty est une tempête. "Elle n'y connaissait rien à l'immobilité." Borderline. Bordélique. Toujours en guerre contre tout. Changement d'humeurs. Les cris. Elle foutra le feu au chalet. "La baraque a fait VVLLLOOOOOOFF!!!" Beineix en fera l'un des plus beaux plans du cinéma français. Et Gabriel Yared une musique inoubliable.


Il m'est arrivé quelquefois de rouler dans ces allées désertes, j'observais les chalets vides, leur austérité. La perspective qu'ils créent jusqu'à la mer d'un côté, jusqu'aux étangs et la Clape de l'autre. On se croit en effet quelque part au Nevada ou dans l'Arkansas. Je n'y connais rien mais je les rêve ainsi. Et ces montagnes sombres au loin me rappellent de vieux westerns. Un décor de cinéma comme finistère pour la Méditerranée. Je lis le nom de certains chalets, au-dessus de leurs pilotis blancs empruntés à Venise, comme certains bateaux sont baptisés. Je me demande comment, moi, j'aurais nommé le mien. La Thébaïde? L'Atlantida, peut-être, pour des raisons qu'un arrière-grand-père maternel comprendrait...

Ce serait mon petit bout du monde.




Ecrit aux pieds des falaises d'Orgon, les Alpilles


Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...