Le Pont des soupirs, dernière passerelle pour le prisonnier avant les geôles du Palais des Doges: c'est l'ultime instant lors duquel il peut apercevoir la lagune de Venise. Soupirail cruel qui propose et refuse. Supplice de Tantale pour ainsi dire.
31 octobre 1756, Casanova, pourtant, parvient à fuir Les Plombs, il crapahute sur les toits et observe toute la ville, les campaniles de Saint-Marc et de San Giorgio Maggiore, le dôme de la Salute et les clochers au loin, toujours au loin. Lorsque dans les grandes capitales européennes, on s'étonnait: "Vous venez donc de là-bas?" il répondait avec aplomb: "Non, Madame, je viens de là-haut."
Andrea Palladio commence les travaux de la basilique qu'aperçoit Casanova et les autres condamnés à travers le soupirail en 1566. Les védutistes de la fin du XVIIIe siècle ne cesseront de représenter la basilique et son clocher écroulé pourtant en 1774 et ne pouvant donc être vu, en ces temps-là, par Canaletto ou Guardi.
En 1562, Véronèse y peint ses Noces de Cana que Vivant Denon s'empressera de confisquer lors de la campagne d'Italie, et avant de vendre la ville tout entière aux Autrichiens, Napoléon ramènera, triomphal, le chef-d'œuvre, aujourd'hui encore dans les galeries du Louvre.
On y trouve aussi la Cène du Tintoret, commencée en 1592, l'une des dernières œuvres de l'enfant terrible de la Renaissance Vénitienne. Il réalisera sa chapelle Sixtine dans la salle supérieure de la Scuola Grande di San Rocco, et rivalisera avec Giotto dans la Salle du Grand Conseil du Palais des Doges: un Paradis tout en tourments et tourbillons, intranquille pour l'éternité.
Je revois Lord Byron faire des brasses dans le Grand Canal, L'Arétin discuter en compagnie du Titien au bord du Dorsoduro, faisant l'inventaire peut-être des plus belles courtisanes de la Sérénissime. Je reste saisi devant le trompe-l'œil de la Chiesa San Pantaleone, Antonio Fumiani ayant fait une chute mortelle lors de sa réalisation, du haut de son échafaudage.
Je compte les ossements et les crânes sur les fresques de Saint-Georges réalisée par Vittorio Carpaccio en 1502. Je paresse dans une soirée de Carnaval devant les vitrines du Florian. Et me désole que tout ce spectacle puisse cesser un jour.
J'énumère les visions et les transcendances. Je fixe des vertiges, renversé tête la première dans la lumière de la lagune, et comme quelque chant de sirène parthénopéenne, entraîné vers le fond, j'entends un murmure marmonnant, dès lors que je m'éloigne de la ville, Veni etiam, veni etiam... Reviens encore.
Venise...
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