samedi 6 avril 2019

Souvenirs de la Carrer d'Avinyo

1907. Picasso termine, après bien des études comme ébauchées non plus au crayon mais au couteau, les nus de l'une de ses grandes œuvres: Les Demoiselles d'Avignon, où chacune des odalisques semble porter un masque nègre, quand ce n'est bien que leur visage, visage décharnés aux orbites en amande, vides et si profondes, comme la convergence des lignes de leur corps, vers le bas-ventre. C'est le sommet du cubisme; avant il n'était pas tout à fait ce qu'il est, après il ne le sera plus, ou il le sera mais toujours dans l'après-coup: l'écho de ces Demoiselles.
On le sait, rien à voir avec la ville des Papes, la Provence et le reste, non, on est à Barcelone, carrer d'Avinyo, où le peintre allait quérir ses pinceaux et ses couleurs, ainsi que ses premiers émois sexuels, la rue étant célèbre jadis pour ses nombreux bordels. Et justement, "ça s'appelait le bordel d'Avignon au début. Vous savez pourquoi? Avignon a toujours été pour moi un nom que je connaissais, un nom lié à ma vie. J'habitais à deux pas de la carrer d'Avinyo... ça s'appelle aujourd'hui les Demoiselles d'Avignon. Ce que ce nom peut m'agacer!"
Il était un habitué, un fidèle, au point de parfois y séjourner, décorer les chambres de ses fresques, comme elles pouvaient l'être dans les premières maisons de l'antique Pompéi.
La peinture est liée, dès son plus jeune âge (il a quatorze ans quand il découvre la cité catalane et son aura sulfureuse) à la sexualité, redonnant au mot "pinceau" son étymologie licencieuse et hautement significative: "petit pénis."

Quand on erre dans la perspective d'Avinyo et ses alentours, parfois en levant les yeux sur les murs et les immeubles vieillots, une gargouille vous sourit. Souvent le portrait d'une femme qui indiquait aux marins et aux étrangers qu'un lupanar n'était pas loin. Et dans ces temps-là, au cœur du Barrio Chino, un lupanar n'était jamais loin.

Picasso écrira un jour à André Malraux: "Nous, les Espagnols, c'est la messe le matin, la corrida l'après-midi, le bordel le soir. Dans quoi ça se mélange? Dans la tristesse. Une drôle de tristesse. Comme l'Escurial. Pourtant, je suis un homme gai, non?" Dieu, la mort et le sexe: voilà l'alchimie de l'Espagne.

Cinq femmes, nues, très nues, "vraies, enfin vraies, comme dira Sollers. Le geste violent qui les découpe de l'ombre bleutée, et leur visage anguleux, nets, comme chez toutes les Espagnoles. Tout le cubisme vient de là: de la précision de leurs traits, d'où surgit la rondeur immense de leurs yeux noisette. Dans ces pays, il suffit d'aimer les femmes pour déjà se faire un peu plus artiste.

Philippe Sollers, Femmes: "Elles sont là... Les vraies... Les enfin vraies... Les enfin prises à bras-le-corps dans la vérité d'une déclaration d'évidence et de la guerre... Les destructrices grandioses de l'éternel féminin... Les terribles... Les merveilleusement inexpressives... Les gardiennes de l'énigme qui est bien entendu: RIEN... Les portes du néant nouveau... De la mort vivante, supervivante, indéfiniment vivante, c'est son masque, c'est sa nature, dans la toile sans figure cachée du tissu... Pas derrière, ni ailleurs, ni au-delà... Simplement là, en apparence... Jouies, traversées, accrochées, écorchées, saluantes et saluées, posantes, saisies par un professionnel de la chose... Un des rares qui ait eu les moyens d'oser... Le seul au XXe siècle à ce point? Il me semble... A pic sur le sujet... Exorcisme majeur...
CETTE MAIN!
1907
LES DEMOISELLES D'AVIGNON"

Sources: Philippe Sollers, Femmes, Gallimard, Folio, 1983, p. 170-171
               Pierre Cabanne, Le Siècle de Picasso, tome 1: La naissance du cubisme (1881-1912)

Photo de la Carrer d'Avinyo, Barcelone:


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