mercredi 6 décembre 2023

La Chambre des Cerfs

 Mistral et Alphonse Daudet s'y rendaient souvent, quand la garrigue avait fini de les occuper, que la bibliothèque des Cigales, comme disait ce dernier, avait fourni assez de matière pour plusieurs jours: le vent iodé, l'air imprégné de sable, la lumière qui brûle... Avignon, dans un grand éclat de joie que le Midi fait résonner.

Daudet rêva toujours de cette capitale rhodanienne qu'il restaurait, dans ses divagations épistolaires bien connues, en plein cœur du XIVe siècle.


"Qui n'a pas vu Avignon du temps des papes, n'a rie vu. Pour la gaieté, la vie, l'animation, le train des fêtes, jamais une ville pareille. C'étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues jonchées de fleurs tapissées de hautes lices, des arrivages de cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères pavoisées, les soldats du pape qui chantaient du latin sur les places, les crécelles des frères quêteurs, puis, du haut en bas des maison qui se pressaient en bourdonnant autour du grand palais papal comme des abeilles autour de leur ruche, c'était encore le tic-tac des métiers à dentelles, le va-et-vient des navettes tissant l'or ses chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d'harmonie qu'on ajustait chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses; par là-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques tambourins qu'on entendait ronfler, là-bas, du côté du pont. Car chez nous, quand le peuple est content, il faut qu'il danse, il faut qu'il danse; et comme en ces temps-là, les rues de la ville étaient trop étroites pour la farandole, fifre et tambourins se postaient sur le pont d'Avignon, au vent frais du Rhône, et jour et nuit, l'on y dansait, l'on y dansait... Ah! l'heureux temps! l'heureuse ville! Des hallebardes qui ne coupaient pas; des prisons d'Etat où l'on mettait le vin à rafraîchir. Jamais de disettes; jamais de guerre... Voilà comment les papes du Comtat savaient gouverner leur peuple; voilà pourquoi leur peuple les a tant regrettés!..."

Ce temps où Avignon suppléait Rome. Où les Papes avaient trouvé une nouvelle patrie.


1342, Clément VI fut l'un des plus illustres occupants du Palais pour l'avoir considérablement réaménagé. Humaniste, il s'entoure des artistes les plus novateurs de son siècle.

Et les fresques comme conservées des limbes de ce Moyen âge font encore transparaître le raffinement dans lequel ces monarques vivaient. Son Studium a été décorée de visions nocturnes, où s'aperçoivent des scènes de chasse et de pêche. La Chambre des Cerfs, où n'émerge aucune scène religieuse, perpétue ainsi l'écho des hallalis lointaines.


L'année 1348 est sombre. L'épidémie ravage les cités. J'imagine le souverain pontife rédiger dans cette chambre obscure un discours ou une prière. On compte une quarantaine d'harangues prononcées pour cette seule année.

Tantôt, la visite d'un cardinal ou d'un poète, Pétrarque certainement, ou encore d'un peintre, pourquoi pas Matteo Giovanetti, venu de Viterbe, qui doit terminer l'ouvrage commencé par Simone Martini. Tache immense où les Palais de Mantoue ou de Florence ne sont encore qu'ébauchés.

1352, le poète n'ose pas demander à Clément VI son exemplaire d'un texte de Pline: il est tombé malade. Les médecin du pape échouent à calmer ses crises de goutte. A peine eut-il le temps avant de mourir de rappeler qu'il lui fallait être inhumé à l'abbatiale de la Chaise-Dieu.

L'hallali du plus grand pape d'Avignon s'acheva le 6 décembre.




mardi 28 novembre 2023

De quelques fauves à Londres

 Londres, deux jours avant la mort du roi George V, Rudyard Kipling décède, laissant derrière lui des souvenirs chauds de jungles lointaines. Sans doute garde-t-il en mémoire, au seuil de la mort, des histoires de batailles et de rois, de chevaux, diables, d'éléphants et d'anges. Peut-être. J'imagine aussi qu'il rêve, dans cette ultime fièvre, de tigres et de lions, comme le vieux pêcheur dans la nouvelle d'Hemingway.

C'est après un long séjour en Inde qu'il avait conçu la lutte entre le jeune Mowgli et le Tigre boiteux, Shere Khan.

Au fond de la Tamise, dans le limon, d'anciens vestiges tropicaux, de la nuit des âges: on a retrouvé des squelettes fossilisés de tigres.

Sous la statue d'un lion, George Wombwell est inhumé au cimetière de Highgate, le plus célèbre propriétaire de ménagerie de l'Angleterre. Tout droit arrivé de ces contrées que chérissait Kipling justement ou Conrad, il se procurait, sur les docks londoniens, boas, ocelots, onagres, girafes, tigres et zèbres. Il adorait son lion, Wallace, le premier à être élevé en captivité, né en 1812. La bonne société victorienne se souvient encore du combat qu'il avait organisé entre son lion Néron et six redoutables bullsmatiffs. Ce fut le vieux Wallace qui les acheva, le brave Néron refusant de combattre.


Trafalgar Square, au pied de la colonne Nelson, quatre lions en bronze, conçus par le peintre animalier Edwin Landseer et le sculpteur Carlo Marochetti. Enfant, je me souviens une fois ou deux les avoir escaladés. Désormais, des barrières semblent les avoir mis en cage.

Dominant la place, la National Gallery expose cette étonnant tableau du Douanier Rousseau: un tigre tapi dans l'ombre d'une forêt vierge. La pluie y est battante, le pas du fauve léger. Seulement un élément de la nature, dans une sorte de communion avec un grand Tout, au même titre que l'orage et les plantes exotiques.


Un peu plus loin, un dessin préparatoire de Rubens qui représente une chasse aux lions, dont le tableau original que j'avais découvert si tôt dans ma vie au gré d'une encyclopédie m'avait fasciné longtemps.




Quelle force, imaginais-je alors, pour s'en aller affronter de telles bêtes féroces. Je me demande si le peintre flamand connaissait les extraordinaires fresques de Ninive où l'on voit le roi Assurbanipal lutter contre une meute de lions terribles, aujourd'hui exposées au British Museum.




Ces fauves m'évoquent les mots du poète anglais William Blake:

Tigre! Tigre!

Dans quels abîmes? Quels cieux lointains

Brûle le feu de tes prunelles?

Connaissait-il, lui, ce fascinant automate du Victoria and Albert Museum, conçu par les horlogers du sultan de Mysore, Tipû Sâhib, qui avait fait de l'animal le symbole de tout son empire?

Le poète français August Barbier en parle ainsi, dans son texte, Le Joujou du Sultan:

"Il est au cœur de Londres, en l'un de ses musées,

Un objet qui souvent occupe mes pensées:

C'est un tigre de bois, dans ses ongles serrant

Le rouge mannequin d'un Anglais expirant."

Saisi par ce tigre de plomb, jeu d'adulte vieux de deux siècles , j'ai eu une pensée pour De Vinci qui fut remarqué par François I grâce à un lion mécanique, jadis, qui propulsait des fleurs de lys, à l'arrivée du roi dans la ville bien-nommée de Lyon.

Sans doute, au seuil de sa mort, le maharadjah agonisant put apercevoir dans quelque délire ces mêmes tigres dont rêvait alors Kipling.





mardi 14 novembre 2023

Le piéton de Londres

 La ville fut mon premier voyage.



Très vite, avant même l'âge adulte, j'ai fini par ne plus compter les séjours. Mon père m'y amenait alors chaque été. J'ai fini par ne plus compter les pas. De long en large, Oxford Street. Puis Regent Street. Jusqu'à Piccadilly Circus. Frôlant parfois Hyde Park de nuit. Traversant Kensington Park à l'aube jusqu'au Royal Albert Hall. Plus de souvenirs que si j'avais mille ans, comme disait le poète.

D'un hôtel à l'autre. Le Columbia, non loin d'un pub au doux nom de Swan; le Berjaya Eden Park London Hotel, il me semble, le Phoenix ou encore le sobrement nommé Z, pour le seul plaisir de nous rendre à la National Gallery, à portée de regard et de jambes. Et qu'il apparaît évidemment qu'une journée ne saurait être perdue si on a contemplé, ne serait-ce qu'un instant, une toile du Tintoret ou de Rubens.


Epousant les méandres de la Tamise, de Westminster à Saint-Paul, jusqu'au Tower Bridge, bien après le London Bridge, d'aucuns s'y méprennent parfois, et dévalant les courbes du Millenium Bridge jusqu'à la Tate Modern.

Des été d'abord, mais il y eut, je crois, un printemps, un hiver et un automne, surtout. Il y a peu de villes dont je connaisse les quatre saisons, Barcelone, à la rigueur, mais c'est à voir.

Des rues de Soho, seul, un matin froid, et le froid est souvent tenace par là-bas. Particulièrement quand on n'a pas de manteau. Des brumes parfois. De moins en moins, toutefois. Des pluies bien souvent. Tout autant que des éclaircies.



Je ne compte plus les rues arpentées, les égarements, les distances trompeuses, et les hasards qui font bien les choses.

Dernièrement, chaque pas me fut pourtant douloureux, apprenant quelques jours plus tôt de la part d'un médecin que je ne savais pas marcher le moins du monde, et que cela faisait bientôt trente ans que je m'y prenais mal sans même le savoir. Il m'arriver alors de scruter de temps à autre l'usure de mes talons et de jeter un coup d'œil à ce curieux déséquilibre rattrapé in extremis que l'on nomme marcher. J'ai repensé au Ministère des Démarches Ridicules du Monty Python's Flying Circus. J'ai souri.

Charles Dickens pouvait, lui, marcher près de quarante kilomètres par jour, rôdant dans les nombreux recoins de la ville, dans ses ombres, ses secrets, ses abîmes. A une époque où Londres devait être si peu fréquentable, encore peuplée de Jack l'Eventreur ou de maudits en tout genre.


Paul Morand raconte son escapade dans un quartier mal famé. Le récit date de 1933. "Nous étions sous l'influence de l'Eléphant and Castle", quartier dont on ne nous a pas dit que du bien aujourd'hui encore.

"Tentés par le brouillard irréel, nous nous enfonçâmes dans un labyrinthe de rues à petites maisons qui ressemblait plutôt à un coin de faubourg de Bucarest qu'à Londres. Minuit environ, et pas un chat dans les rues... Il faut ajouter que ce qui nous donnait un certain mépris du danger, c'est que j'avais pris avec moi une canne-sabre de rônin (chevalier-vagabond japonais, littéralement  homme sans nom, homme-vague) achetée à la vente Behrens, qui, dans un gourdin noueux, cachait une de ces lames magnifiques capable de faire sauter une tête d'homme comme un pavot."

Bien sûr, Paul Morand et ses compagnons, à la première lueur trouble ou mouvement dans la nuit, qu'en sais-je?, feront demi-tour la queue entre les jambes. Mais il me plaît d'imaginer l'un de nos plus grands écrivains déambulant dans la nuit londonienne à la manière d'un ninja.

Et d'une certaine manière, le piéton dans une grande ville est toujours d'une certaine manière "un homme-vague."

Je ne compte plus les rues arpentées en effet, les pas, les les nuits ici vécues. Et parmi les plus belles. Mais de celles-là, je m'attarderai un jour.





samedi 21 octobre 2023

Nicolas de Staël: la fièvre de la peinture

     Il y a des peintures de plomb comme on le dirait d'un soleil. Qui cogne comme en plein midi.



    En 1954, Nicolas de Staël revient de la Sicile, où il s'est brûlé la rétine devant les incandescences de l'horizon à Syracuse ou à Agrigente. Il s'agit donc de saisir la pesanteur de la lumière, celle qui fait fermer les yeux et qui brouille la vue. Camus en parlait déjà: "Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcil a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front..." Le peintre court après le miroitement de l'air quand la lumière brûle tout et que le ciel et la terre se confondent, tel qu'ils se confondent dans les récits antiques. "A force de flamber sa rétine, on finit par voir des ciels verts, la mer en rouge et le sable violet" écrira-t-il. Il s'est réfugié seul en Provence, perdu dans ce Luberon calciné par l'été et les visions de la Sicile reviennent en bloc. N'est-ce pas déjà à Uzès, dans le grand Midi, que Racine avait su invoquer les princesses de Césarée ou ces rois coincés sur les rives d'Aulis, où tout un peuple est condamné à la tragédie parce que le vent ne se lève, disait Barthes.



    C'est ce grand Midi mythologique, en Provence, que l'artiste d'origine russe agrippe sur ces toiles, dans une urgence de peindre. Une fièvre qu'aucune nuit n'apaise. Une vitesse jamais arrêtée. On sait d'ailleurs que Staël se plaisait à pousser le moteur de sa voiture sur les routes entre Lagnes et Lourmarin, où Camus justement perdra la vie, la Facel Vega encastrée dans un platane.

    Car le peintre est un homme au bord du vide. Il est de la race des suicidés, aurait dit Pavese. Après avoir achevé son ultime chef-d'œuvre, Le Concert, il se jettera du haut de son atelier d'Antibes où il faisait face à la mer. Dire qu'il s'est tué d'amour serait insuffisant, il portait cette mort en lui depuis longtemps. Comme Pavese lui-même, ou Casagemas qui se tirera une balle devant celle qui l'éconduisait, dont la perte fera entrer Picasso dans sa période bleue.



    Staël laissera ces visions incandescentes, ces rouge sang qui éclaboussent l'art, ces matchs de football saisis dans le mouvement comme Picasso ou Manet représentaient des corridas, dans une sorte de permanence mythologique, des nus qui ressemblent à des paysages et des choses qui vibrent de trop exister.



Exposition au Musée d'Art Moderne, Nicolas de Staël, jusqu'au 21 janvier 2024




mercredi 27 septembre 2023

L'exil de Courbet

 Emporté par la Commune. La Débâcle. La grande, l'implacable déroute de 1870, et ce qui s'ensuit. 20 000 exécutions sommaires, les barricades, le Louvre lui-même incendié. L'Hôtel de Ville aussi lors de la Semaine Sanglante.

    Courbet fait partie de ceux que l'on a raflés. Arrêté, traduit en conseil de guerre., bringuebalé de prison en prison. Un iconoclaste, littéralement. La Colonne de Vendôme "est tombée à l'heure du crépuscule devant une foule énorme venue pour assister à l'exécution de cette fausse et odieuse gloire, et saluée dans sa chute par l'immense vivat de la délivrance, sortir de mille poitrines" écrit Jules Vallès. Le peintre est jugé complice de cet acte, il avait lancé l'idée six mois plus tôt, bien avant que le peuple s'exécute. Il l'avait anticipé. En avance, déjà. Toujours.



La déchéance sociale, et des deuils venant annoncer le déclin. Tout s'effondre tout autour. Les frais du procès le saignent. Mac Mahon propose que les frais de reconstruction de la colonne incombent à Courbet. Ubuesque. Ses biens sont saisis. En contrepartie il peint. Bon qu'à ça, de toute façon. Il peint pour vivre, pour avoir de quoi se nourrir encore, de quoi se loger. Il peint par nécessité. Englué pourtant dans ces "patasseries commerciales" et les travaux forcés comme une épée de Damoclès. Solution: l'exil. D'autres avant lui... Le Léman. Tour-de-Peilz, non loin de Vevey, où il mourra quatre ans plus tard.



Là-bas, les Alpes comme chevalet, le lac pour palette, il peint. Il boit, en équilibre, parfois au bord du chaos. L'âme en branle. La folie guette. D'autres avant lui... La lassitude; le cœur en somme n'y est plus. Cependant des fulgurances. Un ciel minéral tantôt, une réverbération ici et là, un dégradé où le gris se teinte de rose, et qui rappelle que sa peinture brûle plus que ne brûlent tant de petites œuvres impressionnistes de la même époque. Des fulgurances en effet, voire des remontrances à l'égard de Monet. Des cimes qui dégringolent et des cumulo-nimbus qui vibrionnent. Le château de Chillon sur les rives de Montreux semble s'éloigner, peu à peu, quelque chose déserte, se perd, s'engloutit. Dans l'ombre. Le Léman noircit. Les neiges s'écoulent comme de la lave.



La solitude, puis la maladie. Mort en martyre de la Troisième République. A jamais, poète maudit de la peinture.



A lire: La Claire Fontaine, David Bosc, 2013
            Courbet, le poème de la nature, Pierre Georgel, 1995

mercredi 13 septembre 2023

Jess Franco: les fulgurances du Cinéma Bis

 Il est toujours un temps, me semble-t-il, dans la vie d'un cinéphile, quand il a enfin épuisé l'essentiel de ce que l'on nomme, faute de mieux, les classiques, inépuisables pourtant mais cela il le comprend plus tard, où il en vient au cinéma bis. Avec cette crainte, cette excitation propres aux interdits que l'on enfreint à la quinzaine. Fait de bric et de broc, en vrac, cet art bancal est brouillon, impétueux, contradictoire, parfois strié des enchantements de cette époque où l'on n'a pas encore vingt ans. Le cinéma bis est précisément l'adolescence de l'art.


Pour moi, son plus illustre représentant restera Jess Franco, appelé parfois Jesus Franco, parfois Franco Manera, et tant d'autres pseudonymes que n'aurait pas reniés quelque obscur hétéronyme issu de l'imagination de Pessoa. Réalisateur espagnol qui aura réalisé en soixante ans de carrière plus de deux cent films (70 rien que dans la seule année 1973), érotico-horrifico-psychédéliques, teintés d'espionnage, de gothique parfois, carrément porno quelquefois, qui lui vaudront les foudres de la censure de celui qui porte le même nom que lui.

Jean-Claude Carrière qui l'a connu est intarissable sur la personnalité du bonhomme, sa mythomanie probable, sa passion, ses errances nocturnes au Musée de l'Escorial dont il aurait volé les clés pour admirer ici et là un Greco ou un Bosch, on ne sait trop comment, sur ses méthodes, son travail, son amour du septième art surtout.




Cinéma bordélique, comme l'était celui d'Ed Wood, montage, cadrages vifs à la Russ Meyer, scénario souvent confus, images floues, c'est vrai, cela est arrivé. Le budget dérisoire, ou pas de budget du tout. Des acteurs approximatifs, des dialogues improvisés. Une musique groovy, ou stridente,  sur des scènes saphiques incongrues, impromptues toutes les dix minutes: raisons de mon ébahissement jadis, dois-je avouer. Carrère raconte que Franco pouvait fuir un tournage pour se rendre à un autre tournage qui avait lieu au même moment de l'autre côté du globe. Il tournait plusieurs films en même temps, recoupait, découpait, réécrivait directement en salle de montage. Ses films souffriront d'une distribution calamiteuse et nombre d'entre eux disparaîtront tout simplement. Plusieurs versions, plusieurs titres, narration différente pour un même film. Œuvre jamais terminée et on le prétend si peu perfectionniste?

C'était cela, le travail de Jess Franco, et très longtemps il sera relégué dans les limbes du mauvais goût, du gâchis de pellicule, pas même digne d'égaler le cinéma vaguement érotique d'un Jean Rollin. Et s'il fallait que je sois franc, ses films en effet sont la plupart du temps effroyablement mauvais. Qu'on les regarde sobre ou essoré, d'un seul œil ou avec toute l'attention du monde n'y change rien, c'est toujours le même film que l'on découvre. Et pourtant on y revient toujours. Car si ses œuvres sont bâclées, elles ont quelque chose que très peu d'artistes parviennent à insuffler aux siennes: une âme.

Il connaissait parfaitement la technique, et s'il avait une vie d'éternité, peut-être aurait-il réalisé un long-métrage plus rigoureux. Mais la vie est courte, l'art bien long. Pensons à Picasso qui peignait chaque jour de sa vie durant comme s'il n'avait jamais peint, ou plutôt comme s'il avait déjà tout peint. Il avait en effet cette soif de vivre, cette urgence de créer, cette frénésie de filmer comme on respire. Jusqu'au dernier souffle. Ardeur qu'il aura peut-être gagnée en assistant Orson Welles lors du tournage de Falstaff, et l'adoubement du cinéaste génial permettra à Franco de terminer tant bien que mal le montage de ce projet fou qu'était alors l'adaptation du Don Quichotte

On y revient toujours, disais-je On les confond, les oublie, mais quelque part ils demeurent. L'Horrible Docteur Orlof, L'amour dans les prisons des femmes, la Vénus à la Fourrure, les Nuits de Dracula, les Inassouvies, Vampyros Lesbos, le Miroir obscène, Plaisir à trois... Combien d'autres curiosités baroques, réécritures sadiennes, films chaos?

La beauté de Soledad Miranda, tuée à vingt-sept dans un accident de la route, les yeux étranges de Lina Romay qui donnera de son corps dans Shining Sex ou Célestine et tant d'autres vus clandestinement, muse que Franco finira par épouser, images étranges qui défilent sous nos yeux, trip sensoriel qui agit sur des nerfs lointains de l'organisme. On baigne dans une atmosphère angoissante, toute remplie de cabarets sordides, de donjons sadiens, de motels et de villas où des corps agonisent et s'étreignent. La Grande Motte, Aigues-mortes, Benidorm ou Istanbul deviennent des espaces mentaux dignes d'une toile de Chirico.

Tout le grain de la pellicule a su conserver quelque chose, dans les doublages, les incohérences, les regards, les nudités, le sang, les dissonances, quelque chose de ces années-là à jamais abolies où seuls comptaient de vivre et d'aimer, de créer et de rêver. Les années 1960 et 1970 y tremblent au bord de la pellicule. On ressent aujourd'hui la même nostalgie devant un film de Mario Bava, un Lucio Fulci ou un Dario Argento. Que ces films étaient bien, faute d'être bons. 

Car au-delà des tremblements de l'image, du souci de faire beau, de faire propre, c'est cet amour de la caméra qui affleure par fulgurance, brusquement, salement parfois, à chaque plan et qui rappelle pourquoi on en revient toujours au cinéma.




mercredi 23 août 2023

En terre née

    Il est intéressant de voir comment une patrie adoptée plus par nécessité que par envie peut finir par devenir nôtre. Cela n'a rien d'un processus de révélation éclatante; plus un constat porté par ceux, étrangers, qui nous écoutent décrire, supposément trivialement, le supposé simple lieu de notre habitation. Derrière ce qui peut au départ être une habitude du cœur, s'ajoute un goût personnel pour l'image dans sa complexité. Nos villes, et c'est bien la plus grande tristesse du poète contemporain, ne se font jamais plus ex nihilo, et là voient alors s'exprimer les traces de toutes ces villes qu'elles ont construites. Le détail et le choix en matière d'histoires étant mesquins, une mosaïque de destin s'offre à la curiosité et finit par gagner une place dans l'esprit le plus récalcitrant.

    Ainsi, cette artère dont les commerçants sont depuis trop longtemps désagréables me touche par l'étymologie de son nom et l'idée d'un monde autre, aux usages d'hier où l'on vivait au quotidien avec la rivière et avec une politesse décuplée m'émeut et achète ma faveur. Il y a la magie du saule et de ses congénères dans le jardin public, où une perspective suffit à me faire taire et voyager un siècle plus tôt. Assise sur un banc, je vois les dames déambuler dans le calme d'une autre vie, les angles qu'ouvrait cet autre monde. Une porte m'est ainsi ouverte, inconsciemment, et j'en suis profondément reconnaissante.

    Et puis, après quelques efforts, il y a la vue des collines et l'imagination s'associe à la lecture de quelques études d'autres amateurs du passé; et voilà que mon regard conspire sans aucun sérieux scientifique à la recherche de l'implantation éventuelle de quelques communautés d'Antiquité.

    Finalement on finit par aimer une patrie pour ce qu'elle a forgé notre caractère: un amour dissolu et une jubilation pour le passage conservé des hauts et plus petits faits des autres, mais surtout le soulagement de voir que le monde est infini d'intérêt.


Pau. M




lundi 7 août 2023

Le guet de Lausanne

 De l'autre côté du pont de Bessières, la cathédrale trônait comme une "tiare" au sommet de la ville, disait Victor Hugo.. Du balcon de l'hôtel, j'attendais la nuit d'été.

La ville a conservé l'une des plus vieilles traditions d'Europe. Chaque soir, à 22 heures, le guet monte jusqu'au clocher et crie dans le ciel: "C'est le guet, il a sonné dix, il a sonné dix." Le temps de fumer une cigarette sans doute, de converser avec un ou deux visiteurs, de paresser. Et à 23 heures, il reprend son appel. Toutes les nuits, jusqu'à deux heures du matin. Toutes les nuits, sans interruption, depuis 1405, en témoignent les archives. Peut-être plus loin encore dans les siècles.

Six autres villes européennes ont toujours un guet dans la nuit: Annaberg, Celle, Nördlingen en Allemagne, Ripon en Grande-Bretagne, Cracovie en Pologne et Ystad en Suède. Ailleurs, les machines ont remplacé l'homme.

Il fallait à l'origine annoncer les couvre-feu, ou prévenir les incendies si fréquents quand les villes étaient faites de bois. A Strasbourg, les cloches sonnent aujourd'hui encore à 22 heures 6 précisément en souvenir de ce temps. La Zehnerglock retentissait quand les portes de la ville fermaient, et que l'on enjoignait les Juifs à en sortir prestement jusqu'au lendemain. Nul ne sait pourquoi ces six minutes viennent s'ajouter à l'heure, du moins en l'état actuel de mes recherches.

A Lausanne, nul couvre-feu à annoncer ou incendie à anticiper. La tradition s'est maintenue pour la beauté du geste. J'ai repensé à ce tribunal des eaux de Valence qui règle les litiges liés à l'irrigation dans la région depuis un millénaire, dont la moitié de toute évidence qui n'en a plus connu le moindre. Plusieurs siècles à reproduire un rituel désormais accompli pour lui-même. L'inutilité de ces habitudes les rend sublimes. Un morceau du Moyen-âge tout à coup perce le monde moderne.

J'observais la petite torche au sommet de la cathédrale et me demandais quels rêves étranges devait rêver le guet de Lausanne entre deux appels, dans quelle paresse, dans quelle somnolence devait-il se laisser aller au cœur de la nuit, avec la ville en contre-bas et le lac plus loin. A guetter les incendies qui ne viennent plus comme au milieu du Désert des Tartares. Au-dessus du monde, coupé de tout, dans l'accaparement complet et assidu d'une tâche qui ne vaut plus que pour elle-même.

J'observais la petite torche et me suis surpris à envier, dans l'instant du soir, ce poste séculaire. Une reconversion professionnelle comme une autre.




lundi 24 juillet 2023

L'Ordre de Tolède

 Luis Buñuel découvre Tolède en 1921, en compagnie du philologue Solalinde. Ils vont au théâtre, Don Juan Tenorio, et la nuit au bordel. Le cinéaste exerce alors ses talents de magnétiseur, et hypnotise la fille afin de l'envoyer frapper à la porte de son ami universitaire. Déjà, la ville est, pour l'artiste, un choc. Une expérience intérieure. Qui le poursuivra de longs mois, de longues années. Toute une vie sans doute, si bien qu'il fonde en 1923, le jour de la Saint-Joseph, l'Ordre de Tolède. Il se nomme alors Connétable. Cela va de soi.


Parmi les membres fondateurs, Garcia Lorca, son frère, quelques autres âmes en peine, d'autres poètes égarés, ou clairvoyants, voyants tout du moins. Une femme, précise Buñuel: "très exaltée, élève d'Unamuno, à Salamanque, la bibliothécaire Ernestina Gonzalez.

Les noms des membres sont inscrits. Les caballeros, Alberti, sa femme, Solalinde, justement, le poète français René Crevel, Salvador Dali évidemment, auquel on ajoutera plus tard la mention: "Dégradé", ou encore Hinojosa, et à côté de son nom: "Fusillé." Poète que la Guerre Civile fauchera. Puis viennent les écuyers. Les invités des écuyers. Les invités des invités des écuyers.

Ce projet halluciné, cette plaisanterie qui durera plusieurs décennies, vient d'une vision. Comme toujours. Ivre, Buñuel entre dans le cloître de la cathédrale; et s'entend tout à coup un essaim d'oiseaux qui piaillent, après un silence pour ainsi dire suspendu. Il en reste saisi, tétanisé.

Le principe est simple: il faut aimer Tolède et l'association est un prétexte pour y revenir le plus souvent possible et boire, beaucoup. Quelques menues cotisations pour payer les tournées de vermouth et d'absinthe. Enfin, surtout, se rendre disponible aux visions, aux extases que procure la ville. Se laisser perdre dans les ruelles, rester sur le qui-vive, saisir le vertige d'un instant: le chant des nonnes par-delà les murs des couvents ou les perruches au-dessus du Tage, se recueillir, parfois, chantonner des chants lointains ou déclamer un vers ou deux à la face des murs.

Plonger le poing dans le cœur et l'ouvrir comme on ouvre une huître pour qu'il se remplisse de Tolède…



Mais Franco et sa guerre interrompent ces pèlerinages déments qui reprendront, pour Buñuel, en 1961. Quelques-uns de ces membres durent justifier aux autorités que leur titre nobiliaire n'était au fond qu'un jeu entre aficionados et échappèrent de justesse aux ennuis plus sérieux.

En 1970, le réalisateur espagnol rendra un dernier hommage à la ville en y tournant Tristana, avec Catherine Deneuve, qui parlera français et sera doublée en espagnol par la suite. Presque dix ans que Buñuel n'avait pas tourné chez lui…

Source: Luis Buñuel, Mon dernier soupir, Robert Laffont, 1982



mardi 18 juillet 2023

37, 2 le matin: filmer le bout du monde

 Bien sûr que cela a changé. Depuis tout ce temps, le secret n'a pas pu être gardé, évidemment. Les gens ont afflué. L'été, on y voit des hordes de touristes. Mais la hors-saison donne à ce petit bout de terre des airs de bout du monde. à cette bande de sable le long de la mer des charmes d'arrière-pays. En juillet ou en août, l'arrière-saison, c'est quand le jour point ou que la nuit chute. Les chalets de Gruissan appartiennent à ces territoires des confins. Il y en a encore quelques-uns, peu, tout autour de la Méditerranée. Comme les cabanes des pêcheurs au-delà des salins ou cette chapelle perdue de la Clape à la fin d'un cimetière marin qui se faufile parmi les pins et les cyprès, là où tout raisonne du chant des cigales aux heures chaudes de l'après-midi.


En 1986, quand le réalisateur Jean-Jacques Beineix décide d'adapter cet étrange roman de Philippe Djian, 37,2 le matin, il a cette intuition de transposer les Etats-Unis, ici à Gruissan. Les chalets pour situer les bungalows de quelque motels en plein désert californien ou je ne sais quel cabanon du bayou de Louisiane soumis aux ouragans. Même coup de génie que celui de Léonard Berstein qui déplace la Vérone de Roméo et Juliette dans le Manhattan de la moitié du XXe siècle. On y garde l'essentiel, loin d'être évident en effet. Pour la première partie du roman, il s'agira de saisir l'éloignement du monde, le silence, la solitude que rien, pas même un typhon vient perturber. Rien, sauf peut-être une femme. Comme toujours.

"Elle m'a fait penser à une fleur étrange munie d'antennes translucides et d'un cœur en skaï mauve et je connaissais pas beaucoup de filles qui pouvaient porter une minijupe de cette couleur-là avec autant d'insouciance."

Elle aura le visage de Béatrice Dalle.


Aucun bout du monde n'y résiste.

"Je me demandais comment je m'étais débrouillé pour trouver une fille comme ça mais d'un autre côté je savais que si je m'étais enterré au pôle Nord, je l'aurais rencontrée un jour ou l'autre déambulant sur la banquise avec le vent bleu enroulé autour du cou."

Ils font l'amour, elle l'aide à repeindre les chalets, elle lira ses carnets que personne n'avait jamais lus.

Il rêve parfois: "Par moments, la ville me pesait. Mes plus beaux rêves se déroulaient dans des coins perdus, dans des déserts silencieux et colorés et je pouvais laisser traîner mon regard sur la ligne d'horizon et penser tranquillement à un nouveau roman."


Et Philippe Djian se mesure ici à Bukowski. Parfois à Brautigan dont une phrase sert d'exergue au petit bouquin que j'aurais récupéré justement dans une boîte aux livres, non loin du poste de secours:

"ça m'a laissé songeur, mais pas très longtemps parce que je me suis immédiatement rembarqué pour Babylone."

Qui aurait pu croire qu'une telle phrase existât dans la littérature?

Mais Betty est une tempête. "Elle n'y connaissait rien à l'immobilité." Borderline. Bordélique. Toujours en guerre contre tout. Changement d'humeurs. Les cris. Elle foutra le feu au chalet. "La baraque a fait VVLLLOOOOOOFF!!!" Beineix en fera l'un des plus beaux plans du cinéma français. Et Gabriel Yared une musique inoubliable.


Il m'est arrivé quelquefois de rouler dans ces allées désertes, j'observais les chalets vides, leur austérité. La perspective qu'ils créent jusqu'à la mer d'un côté, jusqu'aux étangs et la Clape de l'autre. On se croit en effet quelque part au Nevada ou dans l'Arkansas. Je n'y connais rien mais je les rêve ainsi. Et ces montagnes sombres au loin me rappellent de vieux westerns. Un décor de cinéma comme finistère pour la Méditerranée. Je lis le nom de certains chalets, au-dessus de leurs pilotis blancs empruntés à Venise, comme certains bateaux sont baptisés. Je me demande comment, moi, j'aurais nommé le mien. La Thébaïde? L'Atlantida, peut-être, pour des raisons qu'un arrière-grand-père maternel comprendrait...

Ce serait mon petit bout du monde.




Ecrit aux pieds des falaises d'Orgon, les Alpilles


vendredi 30 juin 2023

Guide de Barcelone à l'usage des égarés

 Alors que je longeais la Seine, dans quelque Septentrion un peu triste, j'entendis le piaillement tonitruant d'un essaim de perruches durablement installé dans un arbre de l'île Saint-Etienne. Ces perruches m'ont projeté plusieurs centaines de kilomètres plus au Sud. Dans le Grand Midi catalan où ces oiseaux d'un vert profond se partagent avec les chauves-souris le ciel bleu acier d'octobre, se faufilant sous la voûte de l'Arc de Triomf de la Ciutadella.



J'ai souvent hanté Barcelone, dois-je reconnaître. Remonté le fleuve Rambla, couru à la recherche d'un téléphone portable que l'on m'aura dérobé un soir de réveillon. Je fus saisi d'admiration devant les fresques romanes des petites chapelles de l'arrière-pays reconstituées au Musée de la Catalogne. Tournicoté dans le labyrinthe d'Horta. Me suis éternisé au Quimet d'Horta, parmi les petites bouteilles d'alcools et les jambons.

J'y étais très heureux. Tout autant abattu par des chagrins intenses. J'ai accordé mon temps aux artistes de rues, écouté Chan Chan ici, ou Bizet ou Puccini, non loin de la Seu, par cette cantatrice ukrainienne ou ce jeune informaticien marocain. Ceux qui y ont séjourné suffisamment longtemps les connaissent.



Combien d'heures à ravalear? Comprendre: errer dans le Raval, flâner l'air de rien dans la Rue des Voleurs, siroter une absinthe au Marsella, des chupitos à La Rouge un soir de flamenco, tourner à droite puis à gauche, rebrousser chemin, pour saisir les caprices de la ville. Jusqu'à la mer, cette mer bleu nuit que l'on aperçoit du Tibidabo un soir de janvier, cette mer bleu incandescent tout en haut du Parc Güell.



Agrippé par les regards troublants des hétaïres, esquivant les caddies des ferrailleurs, pleins de trésors rouillés, observé par les gargouilles du Born aussi qui indiquaient aux marins et aux voyageurs des temps jadis qu'une maison se trouvait tout près... La rue d'Avignon évidemment où Picasso... La Diagonale, et ses cabarets interlopes, où Genet, mais aussi Bataille bien sûr... On dit que le trottoir ici et là conserve l'empreinte des talons, où les grues ont fait leur cent pas...

J'ai déchiffré les inscriptions talmudiques du Call, les noms sur les murs de la Pepita, dans une autre vie, lu les lignes en fer forgé des balcons et, comme à travers un aquarium, par-delà les vitres d'un taxi, à toute allure dans la nuit, vu défiler l'ondulation des immeubles art nouveau, pour me rendre à Sants, où le désert andalou, l'aridité de la Castille, parfois m'attendaient.

C'est à tout cela, et bien plus encore, que je pensais au bord de la Seine, dans le hurlement des perruches.

Il m'arrive les jours de désœuvrement d'imaginer écrire, enfin, après tout ce temps, un guide de Barcelone à l'usage des égarés, tout rempli d'adresses secrètes, de fulgurances et de souvenirs...




lundi 5 juin 2023

Méditations aux gorges de Franchard

 Je marchais seul dans les bois. Le soleil, cet après-midi-là, était ardent. Seul entre les chaos de grès qui évoquent des créatures médiévales. Rares sont les fois où l'on croise en effet un promeneur. On pose seulement ses pas sur ceux de Senancour. On entend à peine les craquements des branches sous les semelles et le sable gris qui s'enfonce sous la chaussure comme du coton. Cinq ans en arrière, j'étais interrogé lors de la leçon des oraux de l'agrégation sur le fameux passage de l'excursion de Frédéric Moreau et Rosanette dans la forêt de Fontainebleau pour fuir l'agitation parisienne et les révolutions avortées. J'ignorais à l'époque que le destin, c'est-à-dire les mutations de l'Education Nationale, m'y porterait un jour. J'avais pour ouverture, je m'en souviens, une phrase de la correspondance de Flaubert à Georges Sand dans laquelle il exprimait les difficultés d'écriture de ce chapitre par l'envie de se pendre à l'un des arbres de cette maudite forêt.


Sand ne connaissait que trop bien le décor. C'est elle qui avait suggéré des itinéraires au vieux troubadour, comme elle l'appelait, qui lui avait conseillé aussi de découvrir les sables du Cul du chien. Les tropiques dans le bassin parisien. Vingt ans plus tôt, elle s'y était rendue avec Musset, au tout début de leur histoire. Ces moments fragiles et immenses où quelque chose "prend."

"Tu sauras que la femme que j'aime est celles des roches de Franchart" écrit le poète à celle qu'il sent lui échapper, après Venise bien sûr, et les premiers ébranlements de leur couple.

Je me porte à mon tour jusqu'aux éperons rocheux qui surplombent la forêt, et me pose au soleil comme le ferait un lézard. J'ai sous les bras Les Confession d'un enfant du siècle. Musset réécrit cet instant de grâce où des cœurs se sont dénudés. Il le scelle, le grave dans la pierre, comme on écorcherait un tronc d'arbre pour ne pas oublier, pour sublimer en quelque sorte. Ce à quoi sert la littérature.



"Lorsque, par un beau clair de lune, nous traversions lentement la forêt, nous nous sentions pris tous les deux d'une mélancolie profonde. Brigitte me regardait avec pitié; nous allions nous asseoir sur une roche qui dominait une gorge déserte."

Quand Musset découvre ce territoire étrange si près et si loin de Paris, il a vingt-deux ans. On est en 1833. Il est amoureux. Subit les premiers désordres de son esprit. Les hallucinations se font un peu ressentir. Dans moins de dix ans, il aura cessé d'écrire, et l'alcool l'aura tout à fait emporté dans ses limbes. Mais à Fontainebleau, il aime. Il y passe tout l'été, au terme duquel il entreprendra son drame romantique: Lorenzaccio, inspiré par les idées et les premières tentatives de Georges Sand. Il lit avec attention Une Conspiration en 1537, qu'elle a écrit et qu'elle soumet à son avis, étudie, découvre, redécouvre émerveillé cette Renaissance toscane, les Médicis, Raphaël, Michel-Ange, Cellini. Et les étendues de Fontainebleau se confondent aux vallons de Florence. A la fin de l'automne, le texte est terminé.

Alors moi-même sur ces roches au-dessus du vide, je rêvais aussi des crêtes siennoises. Des fresques délavées, des cuivres vert-de-gris, de l'Arno et des incandescences du soleil la nuit tombée entre Pise et Volterra. Une jeune femme, bien sûr, était la cause de ces échappées de l'âme. Je lisais, sous ses recommandations, Léonard et Machiavel de Patrick Boucheron. Et parmi les hêtres, les pins et les châtaigniers, comme Musset au fond, j'imagine, j'apercevais par surimpression quelque chose des grotesques de Vasari ou des brouillons de la Bataille d'Anghieri. 

Je me retirais enfin, après avoir longuement cuit à la lumière, animé par l'espoir de retourner ici, de toute urgence cela va de soi, avec l'inspiratrice de ces digressions toscanes.



lundi 15 mai 2023

Où sont les Greco?

 Dans un récit sur l'Italie, Christain Giudicelli s'amuse de remarquer que les fresques de Giotto sont partout à Padoue. Quand il demande au réceptionniste de l'hôtel où il pourra aller admirer les œuvres du maître, on lui répond le plus naturellement du monde: "Au fond du couloir, à gauche." Tout près donc, dans les couloirs mêmes de l'hôtel, à quelques pas, dans les anciens vestiges de quelque couvent sans doute. Et nul besoin d'entrer dans les musées ou la Cappella degli Scrovegni

A Barcelone, j'étais entré au Quatre Gats en demandant naïvement où étaient les Picasso; on m'avait envoyé balader.

Très souvent, en effet, j'ai parcouru l'Europe sur les traces de certains artistes qui m'ouvraient la voie sur ces lieux littéralement habités. Venise et le Tintoret, Rome et le Caravage, les architectures du Palladio à Vicenza, et même les vanités de Juan de Valdés Leal dans la moindre église de Séville jusqu'au fameux hôpital de la Caridad.

A Aix-en-Provence, s'il est vrai que je suis allé à l'Hôtel de Caumont et au musée Granet, c'étaient les œuvres de Cézanne en vrai que je souhaitais voir, non les toiles, mais la montagne elle-même, les routes parcourues, les paysages traversés.

Ainsi, cela faisait des années que je souhaitais retourner à Tolède pour retrouver les extraordinaires tableaux du Greco, et c'est naturellement à l'Office de Tourisme que j'ai demandé en premier lieu: Où sont donc les Greco?


J'ai donc longuement erré dans les rues escarpées. La Cathédrale, la maison du peintre, le Museo Santa Cruz. Ici et là quelques synagogues sur mon chemin. Mais seul le souvenir du Greco animait mes pas.

Me revint en souvenir ma découverte émerveillé de l'Enterrement du Comte d'Orgaz dans la petite église Santo Tomé, que j'avais déjà découverte lors d'un voyage scolaire douze ans en arrière. Je crois me rappeler que je m'étais éclipsé de mon groupe, par quelle circonstance, je n'en ai aucun souvenir, et j'était entré seul dans cette chapelle, pour admirer ce qui demeure l'un des plus beaux tableaux du monde. Une émotion indicible m'avait alors saisi. Je n'avais que seize ans. C'était hier. Je connus dans ce coin du monde les premières émotions fortes de l'existence que le contexte ici ne me permet pas de plus développer. Mais, je crois que quelques lointains poèmes de jeunesse pourraient en témoigner.



La plupart du temps, un artiste entre dans nos vies, son œuvre du moins, de manière insidieuse, sans que l'on sache délimiter le début des choses, le moment où "ça prend", comme aurait dit Roland Barthes. J'ignore par exemple à quel moment le Caravage est entré dans mon existence, j'ignore à quel moment j'ai compris enfin que Picasso était le plus grand artiste du vingtième siècle, je suis incapable de dater mon choc en découvrant les œuvres de Michel-Ange, ni mon extase devant la force extraordinaire de Rubens, dont La Chasse au tigre fut l'une de mes émotions les plus fortes quand j'apprenais alors à peine à lire, incapable de dater non plus mon ébahissement devant Van Gogh ou Courbet, ou Monet... Non, toutes ces œuvres, je les aime depuis toujours, ou bien, quand leur impression sur moi fut tardive, semblaient exister depuis toujours, comme si je n'avais jamais eu à les découvrir. Or, Le Greco, je peux dater la collision entre ses couleurs, ses silences, ses regards et ma petite existence. A cet égard, il est déjà une exception. Seul le Rosso m'évoque une date précise qui correspond à ma découverte, contrainte, de Fontainebleau, mais c'est une autre histoire...



Lors de ce même voyage scolaire, par un heureux hasard que je n'explique toujours pas, j'avais pu, lors de notre visite du Prado, m'échapper du groupe, et ignore même si j'en avais tout à fait l'autorisation, déterminé à découvrir les Obras negras, légèrement ennuyé par les portraits royaux de Goya, dont je reconnais aujourd'hui la dimension caricaturale et qui m'amusent aujourd'hui beaucoup plus désormais que le second degré m'y apparaît évident. Dans cette découverte au pas de course du musée, je fut attiré par ces longues toiles étranges, soudain saisi, puis happé, transi presque par ces visions qui s'élançaient vers le haut comme des cyprès en Méditerranée, tout en gris et en bleu, dans un étrange allongement des corps qui les rapprochait du vacillement de la flamme. D'une flamme anochada, comme aurait dit Gongora, sans équivalent convenable en français. Une flamme anuitée, enténébrée. Je me souviens de ce choc incomparable. C'était il y a douze ans. C'était hier..

Quand on me demande pourquoi j'aime Le Greco, je ne sais trop quoi répondre. Mais je repense au printemps de mes seize ans.




lundi 24 avril 2023

Les pampilles de Séville

 Un an déjà. Seul dans Séville pour la Feria. La moiteur qui appesantit les choses. Des mélodies de guitares au loin. Et les clameurs matins et soirs qui viennent des arènes.


J'errais dans les ruelles de Santa Cruz, avec en tête des airs bohémiens, saisi par l'intuition que de la moindre venelle pouvait sortir une carmencita, fleur dans les cheveux d'ébènes, avec "des reflets bleus comme l'aile d'un corbeau, longs et luisants", écrit Prosper Mérimée.



Les oranges trop mûres sont écrasées au sol et répandent des parfums d'Orient, on entend parfois le hennissement des chevaux aux larges franges et pampilles. On se prépare pour la Feria, on s'embrasse, les hommes en costume noir, les femmes enveloppées de mantilles, la robe à pois bien serrée à leurs hanches. Parfois des talons claquent sur un parquet, des mains s'entrechoquent. On verse ici et là des tintos de verano, Xérès, quelques vieillards sont encore au vermouth.



On se presse, Roca Rey affronte les taureaux en fin d'après-midi. déjà aperçu à Arles, Nîmes, Pampelune. le ciel noircit, l'orage germe au-dessus de l'arène. Le déluge s'abat sur Séville au moment de la faena. Corrida dantesque qui m'a rappelé ces pages de Dieu ne finit pas de Michon, sur Goya:

"Sous la confusion d'un ciel pluvieux du mois de mars de sa vingtième année, il se contenta d'observer ce petit gâchis si juste, si conforme à la Création bâclée: il pleut ce jour-là sur Fuentodos sur le poil noir fumant, les naseaux mous; les pattes incommodes ploient, la boue jaillit; quelque chose souffre, c'est peut-être aussi bien le ciel en sa pluie que la bête et son matador, qui de tout l'avant-bras essuie les sourcils pour y voir clair et estoquer; pas de soleil surgi pour la mise à mort, pas de rafales accrues, seulement quelque chose qui coule un peu comme dans une toile mal peinte qu'on sabote à plaisir. Et autour de ce monceau de viande noire ruinée, sabotée  à plaisir, lourds et flous, les joues bleus, conçus à la va-vite dans des copulations de grange, des paysans aragonais poussent dans la pluie des jurons ternes et ravis, dansent une gigue d'avant le déluge, tout gris sauf sur l'épaule de l'un de cet écarlate, la muleta qui déteint. On ne torée pas sous la pluie, Madame?"


Ben voyons, le toreo a retiré ses chaussons pour mieux adhérer au sable trempé et a combattu sous la clameur de la foule devenue noire par les faisceaux de parapluies.

Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...