mardi 28 novembre 2023

De quelques fauves à Londres

 Londres, deux jours avant la mort du roi George V, Rudyard Kipling décède, laissant derrière lui des souvenirs chauds de jungles lointaines. Sans doute garde-t-il en mémoire, au seuil de la mort, des histoires de batailles et de rois, de chevaux, diables, d'éléphants et d'anges. Peut-être. J'imagine aussi qu'il rêve, dans cette ultime fièvre, de tigres et de lions, comme le vieux pêcheur dans la nouvelle d'Hemingway.

C'est après un long séjour en Inde qu'il avait conçu la lutte entre le jeune Mowgli et le Tigre boiteux, Shere Khan.

Au fond de la Tamise, dans le limon, d'anciens vestiges tropicaux, de la nuit des âges: on a retrouvé des squelettes fossilisés de tigres.

Sous la statue d'un lion, George Wombwell est inhumé au cimetière de Highgate, le plus célèbre propriétaire de ménagerie de l'Angleterre. Tout droit arrivé de ces contrées que chérissait Kipling justement ou Conrad, il se procurait, sur les docks londoniens, boas, ocelots, onagres, girafes, tigres et zèbres. Il adorait son lion, Wallace, le premier à être élevé en captivité, né en 1812. La bonne société victorienne se souvient encore du combat qu'il avait organisé entre son lion Néron et six redoutables bullsmatiffs. Ce fut le vieux Wallace qui les acheva, le brave Néron refusant de combattre.


Trafalgar Square, au pied de la colonne Nelson, quatre lions en bronze, conçus par le peintre animalier Edwin Landseer et le sculpteur Carlo Marochetti. Enfant, je me souviens une fois ou deux les avoir escaladés. Désormais, des barrières semblent les avoir mis en cage.

Dominant la place, la National Gallery expose cette étonnant tableau du Douanier Rousseau: un tigre tapi dans l'ombre d'une forêt vierge. La pluie y est battante, le pas du fauve léger. Seulement un élément de la nature, dans une sorte de communion avec un grand Tout, au même titre que l'orage et les plantes exotiques.


Un peu plus loin, un dessin préparatoire de Rubens qui représente une chasse aux lions, dont le tableau original que j'avais découvert si tôt dans ma vie au gré d'une encyclopédie m'avait fasciné longtemps.




Quelle force, imaginais-je alors, pour s'en aller affronter de telles bêtes féroces. Je me demande si le peintre flamand connaissait les extraordinaires fresques de Ninive où l'on voit le roi Assurbanipal lutter contre une meute de lions terribles, aujourd'hui exposées au British Museum.




Ces fauves m'évoquent les mots du poète anglais William Blake:

Tigre! Tigre!

Dans quels abîmes? Quels cieux lointains

Brûle le feu de tes prunelles?

Connaissait-il, lui, ce fascinant automate du Victoria and Albert Museum, conçu par les horlogers du sultan de Mysore, Tipû Sâhib, qui avait fait de l'animal le symbole de tout son empire?

Le poète français August Barbier en parle ainsi, dans son texte, Le Joujou du Sultan:

"Il est au cœur de Londres, en l'un de ses musées,

Un objet qui souvent occupe mes pensées:

C'est un tigre de bois, dans ses ongles serrant

Le rouge mannequin d'un Anglais expirant."

Saisi par ce tigre de plomb, jeu d'adulte vieux de deux siècles , j'ai eu une pensée pour De Vinci qui fut remarqué par François I grâce à un lion mécanique, jadis, qui propulsait des fleurs de lys, à l'arrivée du roi dans la ville bien-nommée de Lyon.

Sans doute, au seuil de sa mort, le maharadjah agonisant put apercevoir dans quelque délire ces mêmes tigres dont rêvait alors Kipling.





mardi 14 novembre 2023

Le piéton de Londres

 La ville fut mon premier voyage.



Très vite, avant même l'âge adulte, j'ai fini par ne plus compter les séjours. Mon père m'y amenait alors chaque été. J'ai fini par ne plus compter les pas. De long en large, Oxford Street. Puis Regent Street. Jusqu'à Piccadilly Circus. Frôlant parfois Hyde Park de nuit. Traversant Kensington Park à l'aube jusqu'au Royal Albert Hall. Plus de souvenirs que si j'avais mille ans, comme disait le poète.

D'un hôtel à l'autre. Le Columbia, non loin d'un pub au doux nom de Swan; le Berjaya Eden Park London Hotel, il me semble, le Phoenix ou encore le sobrement nommé Z, pour le seul plaisir de nous rendre à la National Gallery, à portée de regard et de jambes. Et qu'il apparaît évidemment qu'une journée ne saurait être perdue si on a contemplé, ne serait-ce qu'un instant, une toile du Tintoret ou de Rubens.


Epousant les méandres de la Tamise, de Westminster à Saint-Paul, jusqu'au Tower Bridge, bien après le London Bridge, d'aucuns s'y méprennent parfois, et dévalant les courbes du Millenium Bridge jusqu'à la Tate Modern.

Des été d'abord, mais il y eut, je crois, un printemps, un hiver et un automne, surtout. Il y a peu de villes dont je connaisse les quatre saisons, Barcelone, à la rigueur, mais c'est à voir.

Des rues de Soho, seul, un matin froid, et le froid est souvent tenace par là-bas. Particulièrement quand on n'a pas de manteau. Des brumes parfois. De moins en moins, toutefois. Des pluies bien souvent. Tout autant que des éclaircies.



Je ne compte plus les rues arpentées, les égarements, les distances trompeuses, et les hasards qui font bien les choses.

Dernièrement, chaque pas me fut pourtant douloureux, apprenant quelques jours plus tôt de la part d'un médecin que je ne savais pas marcher le moins du monde, et que cela faisait bientôt trente ans que je m'y prenais mal sans même le savoir. Il m'arriver alors de scruter de temps à autre l'usure de mes talons et de jeter un coup d'œil à ce curieux déséquilibre rattrapé in extremis que l'on nomme marcher. J'ai repensé au Ministère des Démarches Ridicules du Monty Python's Flying Circus. J'ai souri.

Charles Dickens pouvait, lui, marcher près de quarante kilomètres par jour, rôdant dans les nombreux recoins de la ville, dans ses ombres, ses secrets, ses abîmes. A une époque où Londres devait être si peu fréquentable, encore peuplée de Jack l'Eventreur ou de maudits en tout genre.


Paul Morand raconte son escapade dans un quartier mal famé. Le récit date de 1933. "Nous étions sous l'influence de l'Eléphant and Castle", quartier dont on ne nous a pas dit que du bien aujourd'hui encore.

"Tentés par le brouillard irréel, nous nous enfonçâmes dans un labyrinthe de rues à petites maisons qui ressemblait plutôt à un coin de faubourg de Bucarest qu'à Londres. Minuit environ, et pas un chat dans les rues... Il faut ajouter que ce qui nous donnait un certain mépris du danger, c'est que j'avais pris avec moi une canne-sabre de rônin (chevalier-vagabond japonais, littéralement  homme sans nom, homme-vague) achetée à la vente Behrens, qui, dans un gourdin noueux, cachait une de ces lames magnifiques capable de faire sauter une tête d'homme comme un pavot."

Bien sûr, Paul Morand et ses compagnons, à la première lueur trouble ou mouvement dans la nuit, qu'en sais-je?, feront demi-tour la queue entre les jambes. Mais il me plaît d'imaginer l'un de nos plus grands écrivains déambulant dans la nuit londonienne à la manière d'un ninja.

Et d'une certaine manière, le piéton dans une grande ville est toujours d'une certaine manière "un homme-vague."

Je ne compte plus les rues arpentées en effet, les pas, les les nuits ici vécues. Et parmi les plus belles. Mais de celles-là, je m'attarderai un jour.





Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...