samedi 18 août 2018

Le déluge de Florence

Sur l'une des fresques du Chiostro Verde de Santa Maria Novella, Paolo Ucello représente l'épisode du Déluge en verdaccio, dans une grisaille verdâtre qui donne son nom au cloître. Ce qui apparaît immédiatement, ce n'est pas l'apaisement des eaux comme symbole de la renaissance de l'humanité, selon l'usage de l'époque, mais l'imminence du désastre. A Florence, il peint l'instant avant le chaos. On dira bien des fois en effet que la ville aurait été bâtie par Noé lui-même.

Cernée de collines, en aval de la Siève, plus grand affluant de l'Arno, elle a toujours été la cible des colères célestes. En 1966, après 40 jours de pluies ininterrompues, on craint que le barrage cède. C'est pourquoi les autorités décident d'ouvrir l'écluse en amont. Le déchaînement des eaux est tel que toute Florence se voit engloutie. Seuls les bijoutiers du Ponte Vecchio ont été prévenus et les boutiques sont désertées quand un torrent de boue vient dévaster l'ouvrage. Bien des ponts par le passé ont été détruits par les crues bibliques de l'Arno. Les piliers, le sol tremblent, un peu plus et il cède à son tour.

Tout est emporté sous le passage des eaux, Florence devient un immense chaudron où mijotent fruits et légumes, meubles, vêtements, bouts de bois, blocs de pierre. Le torrent de boue entre dans les maisons, les églises, pille, dévaste dans le brouhaha des tempêtes, comme une plaie d'Egypte, à une allure telle que ceux qui se trouvent dans les souterrains de la gare furent noyés sur le coup.

35 victimes, 16000 voitures détruites. L'eau et l'électricité coupées pour plusieurs jours. Des centaines de familles expulsées par les caprices du fleuve.
Parfois, l'eau atteint 6 mètres de hauteur dans les rues. 800 chefs-d'oeuvre sont engloutis, les sous-sols de la galerie des Offices inondés. Près de deux millions de manuscrits et d'ouvrages inestimables gravement détériorés à la Biblioteca Nazionale. Cinq panneaux en bronze de la Porte du Paradis du Baptistère, sculptés par Guiberti, arrachés. Les dégâts dépassent l'entendement.

Des milliers de bénévoles arrivent du monde entier pour déblayer, prêter main forte. Tant bien que mal. Chacun un peu plus petit qu'avant. Un peu plus humain que la veille. On les appellera les Anges de la Boue.

La catastrophe aura touché toute l'Italie. Venise connaît alors une acqua alta historique, le quartier médiévale de Gênes et les Cinque Terre subissent de graves dommages.

Aujourd'hui encore, plus de 50 ans après, deux ateliers de restauration à Florence fonctionnent toujours à plein temps, l'un consacré aux peintures, l'autre aux sculptures, dans l'espoir de sauver ce qui fut dévasté en l'espace d'une seule nuit.

Source: National Geographic, Italie du Nord

Photo de Florence


dimanche 12 août 2018

Le syndrome de Stendhal

Stendhal traverse l'Italie à de nombreuses reprises au cours de son existence; il se fait un ami intime des ocres, des ruines, des marbres. Il observe, mesure en poète, ressent en rêveur. Milan, Bologne, Florence, Naples, Rome. Chacune des villes lui offre sa nudité, sa vérité, un visage qui lui est propre, une haleine, une personnalité et un inconscient. Écrivain insatiable, il note tout tout le temps, sur la nappe des tables de restaurant, sur des bouts de papiers en vrac, ses impressions, ses rencontres, ses soirées à La Scala, ses jugements sur les habitants, ses enthousiasmes, ses déceptions.

Il s'agace du tempérament florentin auquel il préfère l'humeur milanaise, pourtant il découvre ébahi Florence, cette ville que Montaigne, le premier à avoir parcouru la péninsule, ne put connaître qu'en coup de vent, rencontre manquée qui ne dura pas plus de deux heures.

Les beautés, les éternités sont de tous côtés, à chaque coin de rue, à l'air libre, trop grandes, trop nombreuses pour une âme aussi sensible peut-être. A moins que ce ne soit la moiteur de la Toscane...

En sortant de la basilique Santa Croce, tombeau de Machiavel, Galilée ou Michel-Ange, comme Napoléon quittant les sanctuaires des pyramides, Stendhal est pris de vertiges. Les envoûtements de l'Italie semblent avoir eu raison de lui. Son cœur s'emballe. Il se sent emporté en-dessous de ses pas et au-dessus de son crâne, comme un abîme qui s'ouvre sur terre et dans le ciel. Il est désarçonné. De l'autre côté de la vie. Il traduira cette curieuse plénitude dans ses récits de voyage: " J'étais dans une sorte d'extase, par l'idée d'être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J'étais arrivé à ce point d'émotions où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, ce qu'on appelle des nerfs à Berlin; la vie étant épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber."

Ce vertige devant l'éternité deviendra un cas d'école. Les médecins l'appelleront Le Syndrome de Stendhal.

Idées de lecture: Rome, Naples et Florence, Stendhal, Gallimard, Folio, 1987
                             Je cherche l'Italie, Yannick Haenel, Gallimard, Folio, 2015

Photo de la basilique Santa Croce:


samedi 11 août 2018

La Baie des Poètes

Aux premières heures, le soleil lutte avec le silence. Les mouettes observent. Un lézard ou deux se faufilent. L'air est moite déjà, tout embaumé des parfums de figuiers. Sur ces senteurs méditerranéennes, le vent discret dépose les effluves salées du large et d'autres fulgurances des foccace qui cuisent dans les fours.

Au comptoir, au coude à coude avec ces espèces d'hommes que l'on nomme les matinaux, je vide mon caffè en deux minuscules gorgées qui les valent toutes. Et je me perds sur les hauteurs qui mènent à la forteresse. Toute la Baie des Poètes, muette, devant moi, dans les tremblements de l'horizon. Nom qui lui fut donné en souvenir des poètes qui y sont restés ébahis, rêveurs devant sa perspective, Byron, Shelley et les autres, anonymes, transparents qui ont perçu les mêmes vibrations de l'eau, senti les mêmes parfums, emportés par les mêmes Muses. Au loin.

Dans la lumière rasante de l'aube, je remarque au loin Porto Venere et ces trois îles, Palmaria, Tino et Tinetto. Je scrute les confins, comme pour y remarquer le retour de quelque épave après la tempête et ses naufrages, le retour de fantômes tels que la mer parfois en recrache par-delà le temps.

Percy Shelley fut saisi par l'horizon, une matinée de l'été 1822, une matinée comme celle-ci peut-être, son bateau englouti par le caprice des eaux, au large de Lerici, qui, le doigt sur la bouche, tait le souvenir de ses morts, le regard mouillé pour y faire son deuil, deux siècles plus tard.

Mais il arrive parfois, quand on prête l'oreille au silence, que le vent récite quelques-uns de ses poèmes:

Vers écrits dans la Baie de Lerici

Elle me quitta à l'heure silencieuse
Où la lune avait fini de gravir
Le sentier d'azur de la pente du Ciel,
Et comme un albatros pris de sommeil,
En équilibre sur ses ailes de lumière,
Elle planait dans la nuit pourpre,
Avant de regagner son nid de l'océan
Dans les chambres de l'Ouest;
Elle me quitta, et seul je demeurai
A méditer tous les accords
Dont, pourtant silencieux à l'oreille,
Le cœur ensorcelé reconnaissait le timbre,
Telles des notes qui meurent sitôt nées,
Mais pour autant ne cessent
De hanter les échos que renvoient la colline;
Et à sentir -bien trop!-
La soyeuse vibration de sa caresse,
Comme si sa main douce, même à présent,
Tremblait légère sur mon front;
Et ainsi, bien qu'elle fût absente,
Le souvenir me donnait d'elle tout
Ce que même la Fantaisie défie de réclamer: -
Sa présence avait adouci et dompté
Toutes les passions, et seul j'habitai
Cette heure qui est la nôtre

Percy Bysshe Shelley

Photo de Lerici:


Le dernier chevalier de Malte

 Dans la nuit de juin, Ferdinand von Hompesch, Grand Maître de l'Ordre, sort de l'Hôtel du Baron Parisio où Napoléon s'est insta...