lundi 22 juin 2020

La beauté du regret

L'averse avait voilé la cascade de maisonnettes élancées jusqu'au ciel à la manière d'un escalier en limaçon. Les rues grimpaient, toutes grises encore de la brume qui échouait à couvrir pourtant les parfums de tilleuls.



Plusieurs fois, on s'était demandé s'il ne fallait rebrousser chemin, doutant que ces rampes olympiennes puissent mener en quelque lieu. Il a fallu pourtant être poussé par une force subliminale pour persévérer. Il n'y aurait eu le ciel, nous aurions sans doute continué.



Les ateliers d'artistes côtoyaient les palais médiévaux sous la pluie d'été qui gardait jalousement celle que nous désirions. Cordes-sur-Ciel.



Et les mots de Camus, écrits à l'occasion d'une préface d'un ouvrage sur les terres albigeoises, que j'ignorais quand mes pas ont gravi la cité, tournant autour d'un même regret que nous aurons partagé:

"On voyage pendant des années sans trop savoir ce que l'on cherche, on erre dans le bruit, empêtré de désirs ou de repentirs et l'on parvient soudain dans un de ces deux ou trois lieux qui attendent patiemment chacun de nous en ce monde. On y parvient et le coeur enfin se tait, on découvre qu'on est arrivé. Le voyageur qui, de la terrasse de Cordes, regarde la nuit d'été sait ainsi qu'il n'a pas besoin d'aller plus loin et que, s'il le veut, la beauté ici, jour après jour, l'enlèvera à toute solitude. Des voiles légers descendent du ciel de nuit vers les brouillards de la vallée, s'y mêlent un moment, puis coulent plus bas tandis que les fumées de la terre, une à une, montent encore et se dissipent enfin sous les étoiles claires. Le silence devient vaste et léger sur la vieille cité déserte. Tout est possible alors: voici la réconciliation. Et l'on se dit que cette carène, incrustée de vieux et précieux coquillages, s'est échouée tout au bout du monde, à la frontière d'un autre univers, et qu'ici les amants ennemis vont enfin s'étreindre, l'amour et la création s'équilibrer enfin.
L'auteur de ce livre a sans doute entendu cet appel puisqu'il n'est pas allé plus loin. Mais, moi qui, après avoir vécu quelques jours dans ces lieux admirables, n'ai pas eu la sagesse de m'y arrêter plus longtemps, je dois dire au moins que c'est à ce petit livre, tel qu'il est, avec sa passion entière, que je dois la rencontre de Cordes et un des plus beaux regrets de ma vie. Car c'est bien là ce qui fait l'enchantement de Cordes: tout est beau, même le regret."

Photo de Cordes-sur-Ciel, juin 2020:





lundi 15 juin 2020

Machado. Poète du sacrifice

Ils sont trois. Trois poètes que l'Espagne aura tués. "Trois poètes du sacrifice", comme les nommera Rafael Alberti.

Federico Garcia Lorca, exécuté non loin de Grenade, aux abords du ravin de Viznar, le premier d'entre eux. Plus d'un million suivront.

Miguel Hernandez, mort en 1942, à l'infirmerie de la prison d'Alicante. Tuberculose.

Antonio Machado, qui s'éteint en exil, à Collioure, tout près de son Espagne aimée.

Sacrifiés, terrassés par le franquisme.

Avec 500 000 autres réfugiés républicains, le poète est emporté dans le chaos de l'histoire. Le 24 novembre 1936, il doit fuir dans la précipitation Madrid. La cavale traversera les régions arides de la Castille. Puis la région de Valence et la Catalogne. Quelques jours à Barcelone. Sur le qui-vive. Poursuivi. Epuisé. Il traîne avec lui une pneumonie qui le ralentit. Le souffle coupé fuyant sa chère Espagne. Il perdra, voyageur traqué, plusieurs manuscrits sur les routes, au bord des chemins. Des vers, des mots, mais aussi tout le reste. Il se fraie un chemin, cortège maudit, à travers les Pyrénées, à bout de force. Il quitte l'Espagne, il trace son chemin comme un homme creuserait sa tombe...

Voyageur, le chemin
ce sont les traces de tes pas
c'est tout; voyageur
il n'y a pas de chemin,
le chemin se fait en marchant.
Le chemin se fait en marchant
et quand on tourne les yeux en arrière
on voit le sentier que jamais
on ne doit à nouveau fouler.
Voyageur, il n'est pas de chemin,
rien que sillages sur la mer.

Caminante, no hay camino.

Il n'y a plus de chemin. Jamais il ne reverra l'Espagne.

Il arrive enfin à Collioure, sur la côte Vermeille. S'éteignant lentement, loin de tout, si près pourtant, de l'autre côté des montagnes, il loge à l'hôtel Bougnol-Quintana.

26 jours. Il aura tenu 26 jours. Comme privé d'air. La vie s'en est allée de son être en même temps que l'Espagne qui l'habitait. L'agonie des exilés...

Il ne fera qu'une seule  promenade, jusqu'au bord de mer, sans force.



26 jours où tout le village restera au chevet du grand poète espagnol. Jusqu'au 22 février.

On retrouvera dans une poche le dernier vers qu'il aura écrit: "Estos dias azules y este sol de infancia"

Aragon publie en mars 1939: "Le grand poète espagnol Antonio Machado est mort."

"Mais voici que nous sommes frappés d'une façon irréparable: de Collioure la nouvelle arrive. Le plus grand, l'aîné des chanteurs d'Espagne, celui dont le cante jondo venait du plus profond de la péninsule meurtrie, Antonio Machado est mort. Vraiment mort. De cette mort dont on ne ressuscite pas. Il a pu à peine atteindre la terre étrangère, chassé par la force ennemie, il a à peine quitté sa terre natale, que la vie l'a abandonné. Il n'a pas survécu à l'exil. Il n'a pas résisté à cet arrachement. Le poète déraciné s'est éteint dans la nuit française."

Tout le petit village de Collioure, aux premières loges de la  nuit qui s'est abattue. Tout un monde endeuillé.



Aragon, de nouveau, écrira un poème à la mémoire du poète sacrifié.

Machado dort à Collioure
Trois pas suffirent hors d'Espagne
Que le ciel pour lui se fit lourd
Il s'assit dans cette campagne
Et ferma les yeux pour toujours.

La petite tombe où il repose est encore fleurie. On y vient déposer coquillages et pierres. Une boîte aux lettres, à côté, reçoit les souvenirs éparpillés de ceux que l'exil a vaincus, d'une certaine manière, fût-il à travers les siècles, par-delà les générations. On vient s'y recueillir. Poètes, exilés, passionnés s'y retrouvent.





J'y ai déposé un timbre que je gardais dans mon porte-feuille. Un timbre pour une lettre, jamais écrite, qui dit, j'imagine, tout ce que je n'aurais su dire.

Caminante, no hay camino.

Aucun chemin, rien que sillages sur la mer...


Une Ballade des contradictions

 C'était la fin de l'hiver. Journée pluvieuse, grise. Pour des raisons longues à expliquer, j'étais allé me perdre jusqu'à l...