mardi 27 février 2024

Fra' Michel Angelo

 "Je pourrais parcourir le monde pour voir un Caravage... C'est d'ailleurs ce que j'ai fait" s'était exclamé un collègue de français, ambition que j'ai souvent partagée.

J'ai cherché les œuvres du peintre lombard dans tous les musées d'Europe, des palazzi de Gênes, des trésors de Florence aux collections du Museo Thyssen-Bornmisa. J'ai erré longuement dans les rues de Rome, à la recherche d'une chapelle, d'une église, et elles ne manquent pas, qui cacherait l'une des ses toiles. Seul dans certaines salles, face à la Décapitation d'Holopherne par Judith, que je projette souvent à mes classes ébahies, pour les initier aux forces telluriques du baroque. Je revois mon père déclencher l'alarme par trois fois du Palazzo del Banco di Napoli pour montrer de trop près un détail du Martyre de Sainte-Ursule. Je repense aux Sept Oeuvres de la Miséricorde aperçue dans une chapelle secrète du Decumanus, et à ces photographies qui montrent le déplacement de la toile entre les voitures et les passants de la via dei Tribunali. Je me souviens d'un matin d'hiver où je m'étais rendu à Rouen pour l'exposition consacrée aux deux représentations de la Flagellation du Christ; je retrouverais quelques mois plus tard l'extraordinaire version du Capodimonte de Naples, à côté de la Mort de la Vierge dans la grande galerie des Italiens du Louvres, et du portrait d'Alof de Wignacourt, grand maître de l'Ordre des Chevaliers de Malte.



Nous étions justement dans l'avion pour Malte, et la présence du Caravage n'y était pas pour rien dans l'inspiration que nous avions eue de nous rendre au beau milieu de la Méditerranée, plein de "tragique ensoleillé", comme disait Morand qui aura découvert La Valette à la fin de la course folle qu'était son existence. Je lisais alors La Solitude Caravage de Yannick Haenel comme Guide du Routard.

Le peintre est alors en exil, et se voit bousculé de part et d'autre de la Méditerranée. Un meurtre à Rome le contraint de fuir, ce qu'il fera toute sa vie. Le Latium, Naples. Puis il embarque pour Malte en juillet 1607. Admis dans l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem quelques mois plus tard. Et il continue de peindre. Cinq chefs-d'œuvre. Dont la Décollation de Saint-Jean-Baptiste, dans l'Oratoire de la co-cathédrale Saint-Jean. La Valette n'a pas même un siècle, et là voilà rivaliser avec les plus grandes capitales méridionales.



C'est la seule œuvre que le Caravage a signée, dans le sang qui gicle de la blessure du Saint. Fra' Michel Angelo: Frère Michelangelo Merisi. Haenel a une intuition sublime que seule permet la littérature: il y a dans cette scène la même indifférence des bourreaux que l'égorgement de Joseph K. à la fin du Procès. Et au loin, des témoins impuissants. Déportés de l'exécution. Presque en dehors du cadre.

Puis les habituels mauvais coups du sort. Le peintre y est habitué. On ne sait pas trop, peut-être encore un meurtre, une rixe, un complot. Il est incarcéré dans les geôles du Fort San-Angelo. Il s'évade, à la manière de Casanova de la prison des Plombs de Venise. Et son hallali reprend. Les chevaliers le destitue de son titre lors d'une cérémonie dans la chapelle oratoire de la cathédrale, le lieu même où l'un de ses plus grands tableaux gît. Il y est encore. Des sbires payés par l'Ordre le poursuivent sans doute. Le retrouveront en Sicile. Il manquera d'y perdre la vie, elle s'accrochera à lui coûte que coûte. Elle n'abandonne pas si facilement les fantômes. Naples encore, et le large.



A bord d'une galère, la fièvre se fait plus forte. On le débarque à Porto Ercole, la paroisse du village a gardé l'acte de décès. Un peu plus bas sur le littoral, on retrouvera Pasolini battu à mort sur une plage d'Ostie. Un peu plus au Nord, c'était le corps du poète anglais Shelley que l'on voyait s'échouer sur une plage de Ligurie. Des exilés eux aussi, toujours en fuite.

Le Caravage termine sa course à l'abîme en 1610. Il ne sera resté à Malte qu'une dizaine de mois. Aujourd'hui, pourtant, de nombreux voyageurs y viennent encore poursuivre son ombre.




mardi 6 février 2024

Lisbonne, voyage sans mouvement

 Pessoa a laissé pour l'éternité cette curieuse autobiographie sans événement qu'est son Livre de l'Intranquillité. Ce n'est qu'après coup que je me suis rendu compte que Lisbonne, où il avait une vie durant accumulé les papiers, avait été pour moi un étrange voyage immobile.

L'Océan y portait ses flux jusque sur les rives de la Praça do Comércio, le ressac rythmait les jours. La lumière était celle des confins, celle que l'on voit se faufiler entre la Tour Saint-Nicholas et la Tour de la Chaîne à la Rochelle.

On monte et descend quelques escaliers piranésiens, on se pose parfois non loin d'un kiosques pour laisser l'éternité s'écouler lentement. Il est toujours un peu midi dans de telles terres. On prend l'Electrico 28, pour le seul plaisir des cahots, des grincements. Terminus. Puis retour. Un voyage qui n'a de sens que pour lui-même, la destination devenue superflue. Je me souviens qu'enfant, en compagnie de ma grand-mère, j'adorais prendre le tramway de Saint-Etienne, petite ville qui compte elle aussi sept collines, pour remonter et redescendre la Grand-Rue, des Nouvelles Galeries au kiosque à musique de la Place Marengo, bercé par les tremblements du rail. Comme je le suis aujourd'hui par les allers-retours du temps.



Puis on grandit, et on reste toujours un peu le même.

A Lisbonne, j'ai pris le ferry pour m'en aller de l'autre côté du Tage, avec cette éternelle envie de vérifier ce qui se cache derrière l'horizon. On n'est jamais surpris, mais le détour en vaut la peine. Des soirs comme on en trouve dans les villes au bord du monde, en équilibre entre terre et mer.



Les nuits furent lentes, le sommeil éloigné. Longuement impassible dans l'obscurité. Les rêves en attente. Et les pas dès l'aube qui laissent le promeneur tourner en rond. Tout d'un coup l'horizon dégagé: les voûtes du Convento do Carmo s'ouvrent sur le ciel. On y pénètre, tremblant, sans jamais être ailleurs que dehors. Et l'on se demande alors quel seuil on a franchi.



L'Eglise a été détruite lors du séisme de novembre 1755, ce désastre qui avait eu tant de répercussion. Voltaire en parle. Leibniz aussi. Le monde entier ébranlé par la secousse lusitanienne. Tout est détruit. Puis le tsunami. Cent mille morts sans doute. On repense à l'Indonésie en 2004. Au Japon en 2011.

Les ruines sur la colline du Chiado rappellent la constance des catastrophes. La permanence de l'impermanence. 

Août 1988, le quartier est pris d'un terrible incendie. De nouveaux les villes en flammes ressurgissent des manuels d'histoire. Moscou, 1812. Londres 1666. Je ferai un jour la liste complète du Grand Incendie du Monde. Les reconstructions du Marquis de Pombal au lendemain du séisme sont anéanties. Châteaux de sables si vite dissipés. Et de nouveau tout à recommencer. Tant de chemins parcourus. Au même point cependant. Les siècles réduits à une seconde d'éternité.





Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...