samedi 18 avril 2020

Vertiges baroques

Quand le marquis de Dos Aguas entreprend de restaurer en 1740 un palais valencien du XVe siècle, il fait appel au peintre Hipolito Roviro et au sculpteur Ignacio Vergara pour les trompes-l’œil, inspirés sans doute de ceux de la Strada Nuova de Gênes, les balcons ornés de hauts-reliefs et le faste des intérieurs. La porte en albâtre condense toute l'exubérance de leur art. La pierre se retrouve comme animée, vibrante, en géants contorsionnés à la manière de Michel-Ange, en motifs végétaux, en racines et fleurs sauvages qui croissent, dans un mouvement qui aspire vers le haut. Tous les vertiges du baroque tardif s'y mêlent.



A la même époque, de l'autre côté de la Méditerranée, à Rome, la Fontaine de Trevi se construit. Il faudra trente ans pour que le chantier soit achevé.



Certes on pense déjà un peu à Gaudi, mais avant tout ce sont les courbes du Bernin, un siècle plus tôt, qui sautent aux yeux, ce même geste, cette même impression que le marbre ou l'albâtre tout à coup respire. Une cuisse qui plie sous la prise d'une main. Une façade qui ondule, comme plongé dans un aquarium, qui se déploie en vague. Un fleuve changé en minéral, car ce sont les fleuves Turia et Jucar qui irriguent la lagune valencienne que le sculpteur a représentés, dans ce ruissellement féroce, comme le Bernin lui-même avait représenté le Nil, le Gange, le Danube et le Rio de la Plata, face à l'église de son éternel rival Borromini, sur la piazza Navona.



            La porte du Palacio del Marqués de Dos Aguas distord les formes, plie le roc, on y est tout autant écrasé que projeté devant la perspective, et c'est parfois la Chute des Damnés de Rubens que l'on croit reconnaître dans ces géants précipités.




samedi 11 avril 2020

Le cathare confiné

Touché par une balle allemande le 22 mai 1918, Joë Bousquet ne se relèvera jamais de sa blessure. Colonne vertébrale atteinte, il restera alité plus d'une trentaine d'années, dans une petite chambre, aux volets continuellement clos, au cœur de Carcassonne. En pays cathare.


Au milieu des livres, dans les fumées d'opium pour alléger la douleur, parmi les parfums laissés par le passage des nombreuses femmes qui viennent lui rendre visite.

Bousquet est charmant, intelligent, raffiné; elles le savent. Lui, qui voyageait jadis, homme pressé, qui se plaisait aux jeux de la séduction dans les rues de Béziers ou de Narbonne où il est né, doit se faire aux exigences de la lenteur. Prisonnier de son corps.

Il écrit. La vie intérieur en ébullition.
Les ouvrages recouvrent son lit. Il ne cesse de créer. Des poèmes, des essais, des romans ésotériques.


Par là, il cherche à naturaliser sa blessure, comme il le répète. L'accepter. Admettre qu'elle fait partie de son corps, mieux: qu'elle le supplante tout entier.

Dans le microcosme de sa bibliothèque, de ce boudoir, de ce tombeau, il se constituera une compagnie de spectres. A la manière de Sade dans sa cellule, il donne corps aux fantasmes dans le souvenir voluptueux de celles qu'il n'aura jamais connues, que seul le désir liait, d'autant plus fort qu'il était un désir pur.

En 39, il fera publier son oeuvre la plus hallucinante, Le Cahier noir, longue litanie sexuelle où il ressasse en boucle un même instant. Une sodomie où la femme étreinte se métamorphose toujours, au gré des réminiscences. Elles se nomment Isel, Hortie, Blanche-par-Amour, Houx-Rainette, Abeille d'Hiver...

Lors de la défaite française, sa chambre, Divan tout oriental, deviendra le Quartier Général de tous les intellectuels fuyant le régime de Vichy. On y croisait alors Eluard, Aragon, Gide, Valéry, Paulhan, Dubuffet, Triolet.

Autour de ce corps infirme et immobile, enfoui sous les livres, plongé dans l'ombre, s'organise alors, jusqu'à sa mort en 1950 une résistance: tout un petit monde où l'esprit semble, malgré les défaites du corps, à jamais vainqueur.

Photo de la chambre de Joë Bousquet, Maison des mémoires, Centre Joë Bousquet, Carcassonne:



vendredi 3 avril 2020

San Firmin à Babylone

Les chants résonnent dans toute la vallée. Les cris. Les rires. A chaque instant la bière coule à flots. La sueur. La salive quand deux bouches s'embrassent. Ce n'est pas la Navarre. C'est Sodome. C'est Gomorrhe. C'est Babylone. On s'y épuise d'ivresse.


A vingt-trois ans, Hemingway découvre Pampelune. Et ses fêtes dionysiaques. Ses hécatombes antiques du taureau que les Espagnols vénèrent. Dieu que l'on sacrifie.

Il y trouvera l'inspiration pour son premier roman, Le Soleil se lève aussi.
Il y reviendra une dizaine de fois. Dans ce carnaval de rouge et de blanc. Il y verra son âme absorbée par ses fêtes sans lendemain, qui durent une semaine tout entière.

L'éphémère se fait éternité.

On ne dort jamais vraiment, on s'écroule saouls et harassés, dans le vacarme, et la rumeur continue qui réveille une heure après s'être assoupis.
On se réveille, on se demande où l'on est, et quand on le comprend, on se demande si la ville tient encore debout, tant la terre tremble sous les danses de la foule.

Des années après, sur les pas du torero Ordonez, Hemingway reviendra sur son expérience des San Firmin:

"Pampelune n'est pas un endroit où emmener sa femme, écrira-t-il. Les chances sont très fortes qu'elle y soit malade, meurtrie ou blessée ou au moins bousculée ou aspergée de vin, ou alors qu'on la perde; et peut-être les trois."


"Certes si elle parle espagnol et sait donc quand on la plaisante sans l'insulter, si elle peut boire du vin toute la journée et toute la nuit et danser avec n'importe quel groupe d'inconnus qui l'invite, si ça ne la dérange pas qu'on l'éclabousse de diverses choses renversées, si elle adore le bruit et la musique continuels et aime les feux d'artifice, particulièrement ceux qui tombent près d'elle ou brûlent ses vêtements, si elle pense qu'il est d'une saine logique de chercher à voir où l'on peut s'approcher d'être tué par des taureaux gratuitement et pour s'amuser, si elle ne prend pas froid sous la pluie et jouit de la poussière, aime le désordre et les repas irréguliers et n'a jamais besoin de dormir et demeure pourtant pimpante et fraîche sans eau courante, alors amenez-là. Vous la perdrez probablement au profit d'un autre qui vaudra mieux que vous."


"Pampelune fut rude comme toujours, débordant de touristes et d'originaux, mais autour d'un noyau de tout ce qu'il y a de mieux en Navarre. Une semaine durant nous dormîmes en moyenne un peu plus de trois heures par nuit au son des tambours de guerre de Navarre, des fifres jouant les vieux airs et des danseurs bondissant et tourbillonnant. J'ai décrit Pampelune une bonne fois pour toutes, conclut-il."

Idées de lecture: 
-Hemingway, Le Soleil se lève aussi
-Hemingway, L'Eté dangereux

Photo de Pampelune:



Une Ballade des contradictions

 C'était la fin de l'hiver. Journée pluvieuse, grise. Pour des raisons longues à expliquer, j'étais allé me perdre jusqu'à l...