jeudi 25 avril 2024

Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A côté de moi, elle écrivait. Comme cela lui vient parfois. Comme cela était déjà venu une nuit d'été sur les bords de la Sorgue. L'écriture jaillit et elle est ailleurs. Tout entière présente, néanmoins. Dans l'essentiel des choses, pile dans les brèches du temps.


Le mois d'avril était encore gris. Nous avions longé la corniche depuis Hyères. Et nous nous étions posés un peu avant midi entre les banquettes de cuir et les boiseries marines de la brasserie. Place des Lices, déjà, les joueurs de pétanque pointaient ou tiraient. Les reins de Fanny jamais bien loin. J'imaginais alors Henri Salvador en compagnie de Sacha Distel, ou Eddie Barclay. Bien des décennies plus tôt, du temps de Camoin, de Manguin, les mêmes silhouettes, sous les platanes majestueux, mesurant le monde et les astres tout autour du cochonnet.


Saint-Trop'. C'est l'expression de Boris Vian, qui passait volontiers au comptoir de l'Hôtel de la Ponche, paraît-il, pour servir ses amis Michel Piccoli, Sartre, Eluard ou Picasso. Tout Saint-Germain-des-Prés se retrouve ici; on est en 1952: ça swingue, ça chante. Marie Laforêt y traîne un blues, Johnny Halliday porte les étendards du rock. Tous que des gosses, enivrés de Sud et de vitesse; Ce n'était jusque là pas même un port, tout juste une rade, où l'on pêchait encore à la madrague. Mais voilà: Roger Vadim, Brigitte Bardot en font l'épicentre du cinéma français. Précisément parce que le village était encore perdu, si loin de ce qu'était Cannes ou Monaco. Cela n'aura pas duré.



 Assis à la banquette du Café, à la manière d'un personnage de Manet, je revoyais l'espace d'un instant des vieilles DS, des caméras, les premiers yachts. Bernard Buffet y cherche l'inspiration, René Clair scrute la lumière. De Funès y trame quelque chose, y laissera pour l'éternité un Gendarme et l'Empereur jamais commencé, Cruchot rencontrant Napoléon à Waterloo. De quoi rêver en effet...

Des paparazzis s'agitent au loin, la dolce vita sur la Côte d'Azur, des flashs crépitent, peut-être Sagan, qu'un petit roman au titre somptueux a rendu millionnaire à dix-huit ans, Juliette Gréco ou Polnareff. Tous s'élancent en direction du Byblos, the place to be, ou boivent le pastis à la terrasse du Sénéquier; et déjà la Ponche est un vestige du passé.


Dans les coulisses de l'été, ce répit où les façades se refont une beauté, ou les magasins sont encore fermés, où la ville se prépare comme une femme s'apprête, avec l'effervescence qui précède le spectacle de la haute-saison, je laissais, de mon côté, le temps aller et venir. "Crispé comme un extravagant", peut-être, disait le poète. Un pas en avant, un pas en arrière: ainsi vont les décennies. Comme le clapotis des vagues. Ici, la mer n'est pas plus grande qu'un lac, bien lovée quelque part dans un coin du Massif des Maures.

Je la laissais écrire; qu'importe, j'étais ailleurs moi aussi. Au bord de la Méditerranée au lendemain de la guerre. Les femmes portaient des tailleurs le soir, des mini-jupes le matin, des bikinis sur les plages, les hommes encore des imperméables et des chapeaux en hiver.




mercredi 3 avril 2024

Une Ballade des contradictions

 C'était la fin de l'hiver.

Journée pluvieuse, grise. Pour des raisons longues à expliquer, j'étais allé me perdre jusqu'à l'estuaire de la Gironde et je remontais péniblement des routes désertes et mornes jusqu'en bord de Seine.

Je m'étais arrêté pour la nuit, à quelques encablures de la Loire, au Grand Hôtel de Tour où j'avais logé dans le passé pour les oraux du CAPES de lettres modernes. J'avais été interrogé sur un texte de Ronsard dont j'avais vu la dernière demeure la veille au Prieuré Saint Cosme.

Puis j'avais repris mon rythme en remontant le fleuve. Je traversai la ville d'Amboise où je m'étais jadis recueilli sur la tombe de De Vinci. C'est dans cette ville royale que Charles d'Orléans laisse son âme fuir, en partant pour Poitiers. C'était la nuit du 4 au 5 janvier 1465. L'hiver. Il écrivait justement:

"Hyver, vous n'êtes qu'un vilain."

Il exhortait cette odieuse saison à l'exil. C'était de ces temps où l'hiver était encore rempli de cauchemars d'enfance, de terreur, de loups qui crient à la lune. Cet hiver "trop plein de neige, de vent, pluie et grésil."

C'est en exil, capturé, qu'il écrira l'ensemble de son œuvre. Azincourt, 1415, une défaite cuisante. La cavalerie française est écrasée. Il sera fait prisonnier vingt-cinq longues années. Il y a du Cervantès dans cette épreuve, après la bataille de Lépante. Philippe le Bon négocie sa libération. En 1440, il revient au pays. Et se retire à Blois, où il organisera, à l'instar d'un Laurent le Magnifique, une cour de poètes, de philosophes, d'érudits et d'artistes. Les troubadours côtoient les théologues, les astronomes fréquentent les astrologues, les chimistes et les alchimistes.

Engourdi de brumes, je franchis les portes du château de Blois. Un carnaval est interrompu à cause des orages, des danseuses attendent sous les arcades que le soleil fendent les nuages. Elles attendront en vain. Lointains souvenirs des montreurs d'ours des soirées du Prince.



On sait qu'à la fin décembre 1558, François Villon doit être dans les parages. C'est rare de savoir où il se trouve. Il est de ces êtres qui ont un temps d'avance sur leur propre existence. Il a connu tout ce que Paris, tout ce que le Moyen-âge proposaient alors de ténèbres. Il porte son lot d'ombres, de meurtres, de rapts. Il y a chez lui ce que l'on trouvera chez Salvator Rosa, chez Valentin de Boulogne, chez Rétif de la Bretonne. Du Caravage surtout.

Il écrit un poème pour la naissance de la fille de Charles d'Orléans. Et participe au concours lancé par le Prince. On en gardera le souvenir sous le nom de Ballade des Contradictions ou Ballade du concours de Blois.

"Je meurs de soif auprès de la fontaine."

Ce vers produit par Charles d'Orléans sans doute, en guise de consigne, je l'avais déjà lu quelque part: il a été gravé sur une pierre ordinaire en contrebas d'une citadelle du vertige en pays cathare. Château qui appartiennent à une autre époque...

"Chauld comme feu, et tremble dent à dent,

En mon païs suis en terre loingtaine..."

Puis je repris ma route. Quittant la Loire, rencontre le Loing et la Seine. En mon pays, en terre lointaine.




lundi 18 mars 2024

Le dernier chevalier de Malte

 Dans la nuit de juin, Ferdinand von Hompesch, Grand Maître de l'Ordre, sort de l'Hôtel du Baron Parisio où Napoléon s'est installé. Il est escorté par quelques gardes, sans doute cherche-t-il à se donner un peu de contenance, il ne parle pas, un navire au quai de Grand Harbour l'attend. Une frégate française n'est jamais loin. Ce sera Trieste comme première étape d'un exil consenti. La France s'est montrée généreuse: une pension considérable, des rentes aux chevaliers, la liberté du culte catholique accordée pour ceux qui resteront, et nulle contribution extraordinaire aux vaincus. Il n'y a pas vraiment de défaite militaire, d'ailleurs, une bonne entente dirons-nous. Puis le Grand Maître abandonne son titre à l'Empereur de Russie, Paul Premier. Il finit épuisé à Montpellier où il mourra d'une crise d'asthme.

L'histoire ne retient pas grand chose de ce noble qui ne se fit pas bien prier pour abandonner l'île. J'ai pourtant une lointaine affection à son égard comme Aragon en avait pour Boabdil franchissant les portes de l'Alhambra et abandonnant Grenade, après la Reconquête. Il écrit l'histoire du dernier Maure d'Espagne dans son poème oriental: Le Fou d'Elsa. Mais les rois vaincus, les perdants, les derniers sont légions: Saigo Takamori, samouraï à l'aune de la modernité, Jacques de Molay, templier maudissant les souverains chrétiens ou encire Puyi, douzième empereur de la dynastie Quing devenu jardinier au jardin botanique de Pékin.

Napoléon séjourne cinq jours à la Valette, il est entré dans la cité que même le Sultan avait échoué à prendre. Comment ne pas avoir alors la folie des grandeurs? Comme à son habitude, il réforme tout: administration, justice, santé, éducation, défense. Tout cela en cinq jours.



La Méditerranée a toujours été au cœur de son rêve. "La lumière des îles semble l'accompagner sur la courbe de sa vie. La Corse, l'île berceau; Malte l'île du départ, le printemps de sa gloire orientale; l'Elbe, l'île du repos, tanière à renards où il aurait pu être heureux, mais où il finit par s'ennuyer de lui-même et de la France, comme un enfant qui a perdu sa mère." écrit Daniel Rondeau dans Malta Hanina.

Précédé par Ferdinand von Hompesch, Napoléon quitte Malte à son tour à bord de L'Orient. Il a l'Egypte en tête, et des rêves d'Alexandre qui bouillonnent. Quelques petites dizaines de chevaliers de l'Ordre l'accompagnent. Derrière lui, une troupe de quatre mille hommes en garnison au milieu de nulle part dans la Méditerranée. Il en faudra peu pour que les populations, exsangues financièrement, se révoltent. Les Français en garnison à Mdina sont massacrés, suite à la saisie de l'Eglise des Carmélites. Les autres villages se donnent le mot. La révolte grondera et les Anglais s'engouffreront dans la brèche. Le commandant Vaubois est cerné de toute part, assiégé dans sa propre ville. Il tiendra. Longtemps, même, au vu des précédents sièges de la Valette. Le plus long de son histoire.



Mais le 5 septembre 1800, il abaisse le drapeau français. Le Capitaine Alexandre Ball est nommé gouverneur de l'archipel. C'est avec les honneurs cependant que Vaubois et ses troupes, ce qu'il en reste du moins, parviennent à quitter le Grand Harbour, mettant ses pas dans ceux du dernier Chevalier de Malte.

Source: Malta Hanina, Daniel Rondeau. 2012



mardi 5 mars 2024

Pas encore morts

    Une bouteille d’Aftershave et une boîte de chocolats. En bonus, une case dans un tableau Excel, qui pousse l’ensemble dans le rouge. Voilà ce qu’ils valent. Travailleurs ayant travaillé, contribuables ayant contribué, humains ayant engendré. Leurs faits d’armes sont au passé mais ils ne sont pas encore morts. Ils appartiennent désormais à un autre vocabulaire : la dépendance, les EHPAD, les Cantou, les lits, les soins, les patients ou parfois les clients. Ils partagent tous la même adresse, mangent au même endroit. Ils prennent leur place publiquement dans les calculs : nombre de personnes dépendantes, nombre de personnes atteintes d’Alzheimer, nombre de personnes atteintes de Parkinson, nombre de personnes atteintes de la maladie à Corps de Lewy, nombre de personnes atteintes de démence, nombre de personnes handicapées, nombre de personnes nécessitant des soins constants. Certains ont perdu la raison, d’autres la maitrise de leur corps, et beaucoup sont juste vieux.

    Ils aiment, ils sentent, ils ressentent, ils angoissent, ils marchent doucement et regardent le temps qui passe. Ils font ce que tous les Hommes font mais ils ne rapportent plus. Ils coûtent, ils emmerdent les Ministères, les économats et leurs budgets. Ils ne rapportent pas. Ils sont juste mon grand-père, ta mère ou ton père, ton voisin du bout de la rue. Ils t’ont élevé, ils ont construit, se sont trompés, se sont débrouillés comme ils ont pu. Ne te méprends pas, les rides sur leur visage ne les rendent pas meilleurs. Ce sont juste les preuves qu’ils ont été comme toi. Qu’ils ont participé à l’effort de guerre, à la productivité, à la constitution d’une société. Comme toi. Mais plus maintenant.

    Maintenant, ils vivent c’est tout. Souvent difficilement, mais ils vivent. Ils existent, ils sont là. Toi et moi on veut les oublier, on s’en sort bien d’ailleurs. Il faut qu’on cotise, qu’on gagne notre vie, on n’a pas le choix. Et puis, je sais que tu n’as pas le temps. Il faut que tu sortes, que tu voies des gens, que tu solidifies ton réseau, que tu rentabilises ton smartphone. Il faut que tu prouves que tu vaux quelque chose, que tu remplisses ton CV, toi, tu as des diplômes, il faut bien que ça serve. Et puis, il faut que ton mur soit florissant, que les gens se rendent compte que ta vie est super, que tu voyages, que tu regardes bien toutes les séries qu’il faut et que tu sais quand même que ce monde est pourri. Comme tout ça, ça te prend du temps, il faut que tu te reposes, que t’ailles faire des courses, que tu sortes te divertir avec tes amis. De toute façon, il y en a, c’est leur travail de s’occuper des personnes âgées. Tu ne sais plus trop leur titre, le nom de leur boulot, mais bon, ils sont payés pour ça. Ils n’avaient qu’à avoir tes diplômes, leur vie serait moins difficile. De toute façon, le temps passe trop vite, tu ne t’en sors pas. C’est la crise pour tout le monde, on fait tout ce qu’on peut déjà, on a des dettes, on n’a pas les moyens. Ils ne vont pas en demander plus, ils n’oseraient pas en demander plus. Ils demandent déjà trop de temps, trop d’argent.

Je ne vais pas te faire la leçon. Je ne vais pas te dire de vivre l’instant présent, ni te rappeler qu’un jour on mourra. Tout ce que je voulais te demander, c’est toi, est-ce que tu crois qu’un jour quelqu’un se préoccupera de nous à ce moment là ? Qui nous tiendra la main ? Qui se posera la question de savoir si on ne s’ennuie pas trop, de savoir si la tristesse ne nous étreint pas à nous en étouffer ? Qui pensera que nous avons une valeur, qui se souciera simplement de nous parce que nous existerons encore ? Qui sera là, quand à notre tour, nous ne serons pas encore morts ?


Pau. M



Photographie de Didier Carluccio

https://carluccio-photo.com/


mardi 27 février 2024

Fra' Michel Angelo

 "Je pourrais parcourir le monde pour voir un Caravage... C'est d'ailleurs ce que j'ai fait" s'était exclamé un collègue de français, ambition que j'ai souvent partagée.

J'ai cherché les œuvres du peintre lombard dans tous les musées d'Europe, des palazzi de Gênes, des trésors de Florence aux collections du Museo Thyssen-Bornmisa. J'ai erré longuement dans les rues de Rome, à la recherche d'une chapelle, d'une église, et elles ne manquent pas, qui cacherait l'une des ses toiles. Seul dans certaines salles, face à la Décapitation d'Holopherne par Judith, que je projette souvent à mes classes ébahies, pour les initier aux forces telluriques du baroque. Je revois mon père déclencher l'alarme par trois fois du Palazzo del Banco di Napoli pour montrer de trop près un détail du Martyre de Sainte-Ursule. Je repense aux Sept Oeuvres de la Miséricorde aperçue dans une chapelle secrète du Decumanus, et à ces photographies qui montrent le déplacement de la toile entre les voitures et les passants de la via dei Tribunali. Je me souviens d'un matin d'hiver où je m'étais rendu à Rouen pour l'exposition consacrée aux deux représentations de la Flagellation du Christ; je retrouverais quelques mois plus tard l'extraordinaire version du Capodimonte de Naples, à côté de la Mort de la Vierge dans la grande galerie des Italiens du Louvres, et du portrait d'Alof de Wignacourt, grand maître de l'Ordre des Chevaliers de Malte.



Nous étions justement dans l'avion pour Malte, et la présence du Caravage n'y était pas pour rien dans l'inspiration que nous avions eue de nous rendre au beau milieu de la Méditerranée, plein de "tragique ensoleillé", comme disait Morand qui aura découvert La Valette à la fin de la course folle qu'était son existence. Je lisais alors La Solitude Caravage de Yannick Haenel comme Guide du Routard.

Le peintre est alors en exil, et se voit bousculé de part et d'autre de la Méditerranée. Un meurtre à Rome le contraint de fuir, ce qu'il fera toute sa vie. Le Latium, Naples. Puis il embarque pour Malte en juillet 1607. Admis dans l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem quelques mois plus tard. Et il continue de peindre. Cinq chefs-d'œuvre. Dont la Décollation de Saint-Jean-Baptiste, dans l'Oratoire de la co-cathédrale Saint-Jean. La Valette n'a pas même un siècle, et là voilà rivaliser avec les plus grandes capitales méridionales.



C'est la seule œuvre que le Caravage a signée, dans le sang qui gicle de la blessure du Saint. Fra' Michel Angelo: Frère Michelangelo Merisi. Haenel a une intuition sublime que seule permet la littérature: il y a dans cette scène la même indifférence des bourreaux que l'égorgement de Joseph K. à la fin du Procès. Et au loin, des témoins impuissants. Déportés de l'exécution. Presque en dehors du cadre.

Puis les habituels mauvais coups du sort. Le peintre y est habitué. On ne sait pas trop, peut-être encore un meurtre, une rixe, un complot. Il est incarcéré dans les geôles du Fort San-Angelo. Il s'évade, à la manière de Casanova de la prison des Plombs de Venise. Et son hallali reprend. Les chevaliers le destitue de son titre lors d'une cérémonie dans la chapelle oratoire de la cathédrale, le lieu même où l'un de ses plus grands tableaux gît. Il y est encore. Des sbires payés par l'Ordre le poursuivent sans doute. Le retrouveront en Sicile. Il manquera d'y perdre la vie, elle s'accrochera à lui coûte que coûte. Elle n'abandonne pas si facilement les fantômes. Naples encore, et le large.



A bord d'une galère, la fièvre se fait plus forte. On le débarque à Porto Ercole, la paroisse du village a gardé l'acte de décès. Un peu plus bas sur le littoral, on retrouvera Pasolini battu à mort sur une plage d'Ostie. Un peu plus au Nord, c'était le corps du poète anglais Shelley que l'on voyait s'échouer sur une plage de Ligurie. Des exilés eux aussi, toujours en fuite.

Le Caravage termine sa course à l'abîme en 1610. Il ne sera resté à Malte qu'une dizaine de mois. Aujourd'hui, pourtant, de nombreux voyageurs y viennent encore poursuivre son ombre.




mardi 6 février 2024

Lisbonne, voyage sans mouvement

 Pessoa a laissé pour l'éternité cette curieuse autobiographie sans événement qu'est son Livre de l'Intranquillité. Ce n'est qu'après coup que je me suis rendu compte que Lisbonne, où il avait une vie durant accumulé les papiers, avait été pour moi un étrange voyage immobile.

L'Océan y portait ses flux jusque sur les rives de la Praça do Comércio, le ressac rythmait les jours. La lumière était celle des confins, celle que l'on voit se faufiler entre la Tour Saint-Nicholas et la Tour de la Chaîne à la Rochelle.

On monte et descend quelques escaliers piranésiens, on se pose parfois non loin d'un kiosques pour laisser l'éternité s'écouler lentement. Il est toujours un peu midi dans de telles terres. On prend l'Electrico 28, pour le seul plaisir des cahots, des grincements. Terminus. Puis retour. Un voyage qui n'a de sens que pour lui-même, la destination devenue superflue. Je me souviens qu'enfant, en compagnie de ma grand-mère, j'adorais prendre le tramway de Saint-Etienne, petite ville qui compte elle aussi sept collines, pour remonter et redescendre la Grand-Rue, des Nouvelles Galeries au kiosque à musique de la Place Marengo, bercé par les tremblements du rail. Comme je le suis aujourd'hui par les allers-retours du temps.



Puis on grandit, et on reste toujours un peu le même.

A Lisbonne, j'ai pris le ferry pour m'en aller de l'autre côté du Tage, avec cette éternelle envie de vérifier ce qui se cache derrière l'horizon. On n'est jamais surpris, mais le détour en vaut la peine. Des soirs comme on en trouve dans les villes au bord du monde, en équilibre entre terre et mer.



Les nuits furent lentes, le sommeil éloigné. Longuement impassible dans l'obscurité. Les rêves en attente. Et les pas dès l'aube qui laissent le promeneur tourner en rond. Tout d'un coup l'horizon dégagé: les voûtes du Convento do Carmo s'ouvrent sur le ciel. On y pénètre, tremblant, sans jamais être ailleurs que dehors. Et l'on se demande alors quel seuil on a franchi.



L'Eglise a été détruite lors du séisme de novembre 1755, ce désastre qui avait eu tant de répercussion. Voltaire en parle. Leibniz aussi. Le monde entier ébranlé par la secousse lusitanienne. Tout est détruit. Puis le tsunami. Cent mille morts sans doute. On repense à l'Indonésie en 2004. Au Japon en 2011.

Les ruines sur la colline du Chiado rappellent la constance des catastrophes. La permanence de l'impermanence. 

Août 1988, le quartier est pris d'un terrible incendie. De nouveaux les villes en flammes ressurgissent des manuels d'histoire. Moscou, 1812. Londres 1666. Je ferai un jour la liste complète du Grand Incendie du Monde. Les reconstructions du Marquis de Pombal au lendemain du séisme sont anéanties. Châteaux de sables si vite dissipés. Et de nouveau tout à recommencer. Tant de chemins parcourus. Au même point cependant. Les siècles réduits à une seconde d'éternité.





mardi 30 janvier 2024

Epuiser Madrid

A la fin de l'hiver, comme ces premiers bourgeons qui répandent leurs parfums dans l'âme, je me surprends à penser à l'Espagne. Madrid m'appelle. Me rappelle à l'ordre. J'écoute alors Albéniz, relit Hemingway ou Montherlant et épluche les hôtels le long de la Gran Via.

Il arrive très souvent au printemps, lors de ces longs week-end d'avril ou de mai, que j'arpente de long en large l'avenue, j'y suis projeté dans de lointains souvenirs bien confus aujourd'hui. Alors je tue le temps au Casino, dernière étage, aux tables de jeux, m'imaginant Dostoïevski au coude à coude avec le monde, tous suspendus à la bille qui rebondit. Le rouge et le noir n'alternent jamais comme on le souhaite. Des gains, des pertes. Dilapidés de la même manière.


Les nuits, les vermouths, la pluie parfois, des aurores. J'y ai pourfendu l'existence à ma manière.

Tavernes, boui-boui, où manger sur le pouce des tapas sous des photographies de Manolete, se frayer un chemin dans la foule, une nuit brûlante de la Semaine Sainte. Des inconnus. Des solitaires, des solitudes. Des ruines égyptiennes aussi. Guernica bien sûr. Des bains maures. Des cafés con leche, quelquefois. Des langueurs, des fulgurances.

Parfois une apparition: une femme vêtue de rouge. Robe en satin, du moins je l'imagine ainsi. Ou un velours noir. Les mêmes couleurs que la muleta et le pelage du taureau. Le rimmel qui a coulé comme dans les toiles du Rosso, un parfum d'alcools et de cigarettes. Une haleine de braise refroidie.



Ava Gardner épuise Madrid. Les nuits y sont blanches. Elle traverse la rue, elle est poursuivie par des paparazzis. Dolce Vita. Movida. Elle découvre l'Espagne lors du tournage de Pandora. D'abord Tossa de Mar, avril 1950. Un pays sous dictature, des fêtes partout où elle passe. Il suffit de connaître les lieux. Tout est affaire de secrets. Paris sous l'Occupation c'est la même chose. La Prohibition au lendemain du Grand Krach aussi. Elle imagine les applaudissements, esquive une voiture puis une deuxième. Una Veronica, una Natural, Olé! Antoine Blondin, à la même époque, réalise ses faenas sur le bitume du Boulevard Saint-Germain. Leur taux d'alcoolémie se vaut.

La chambre au Hilton est un nid d'espions. Tout le beau monde s'y trouve, le demi-monde et le reste. Elle se lasse de tout, enchaîne les hommes, les bars. Miguel Dominguin s'y blesse plus que dans l'arène. Rien n'arrête la comtesse aux pieds nus.



Midi en plein minuit. Elle se retrouve entre 3 heures et 4 heures, du matin s'entend, au San Gines, la chocolaterie n'y ferme jamais, je suis allé vérifié, réveil de circonstances. J'aime les mouvements perpétuels. Le matin la tête à l'envers. Une petite idée au Prado, le Jérôme Bosch, un avant-goût. Des bavardages, des cris, des tertulias jusqu'à point d'heure. Des greguerias. Des sortes de haïku à hauteur de passant.

Ava n'est certes qu'une apparition, mais elle y laisse son empreinte.

Mieux, comme tous les fantômes: son aura.


Bibliographie

-Les Nuits d'Ava, Thierry Froger, Acte Sud

-Ava Gardner, la comtesse aux pieds nus, Irina de Chikoff. Le Figaro

https://www.lefigaro.fr/actualite/2006/07/17/01001-20060717ARTWWW90328-ava_gardner_la_comtesse_aux_pieds_nus.php





mardi 9 janvier 2024

Poétique de la nage

 Je le confesse, je suis un piètre nageur, et à choisir je préfère bien plus me trouver sur le quai ou la rive qu'au beau milieu des flots.

Je suis celui qui regarde. Dans l'eau parfois, mais rarement plus haut que les mollets, la taille dans les ondes les plus chaudes.

Des visions me reviennent. Une femme aimée, lentement s'éloigner jusqu'au barrage du lac de Paty, dont on dit qu'il est l'un des plus vieux de France, au pied du Mont Ventoux. Une chaude journée d'août. Cette même femme, dans une piscine qu'elle partageait avec une petite grenouille égarée, en contre-bas des falaises d'Orgon. C'était la nuit en Provence et les cigales venaient à peine de cesser.

Je revois mon père nager devant l'Hôtel des Princes, vieille bâtisse construite en 1806, quelque part entre Evian et Thonon-les-Bains. L'orage n'avait pas encore grondé. Le vent ne rasait pas encore le lac de près, il se contentait de le caresser. Il éclata le lendemain.


Devant nous, la ville de Lausanne gravissait en escalier la colline, et le soleil nous narguait de l'autre côté de la rive. Je repensais à Byron qui a dû traverser à la nage de nombreuses fois les rives du Léman à l'été 1816, cet été dont on dit qu'il fut sans jour. Un volcan de l'autre côté du monde n'y aurait pas été pour rien ou l'invocation de quelques spectres obscurs: les cauchemars ont été fertiles, dit-on, à la Villa Diodati, près de Genève. Mary Shelley fort inspirée en effet. Son époux justement perdra la vie au large des côtes toscanes, en 1822, avant que son corps ne vienne s'échouer à Lerici, où certaines pérégrinations dans le passé nous conduisirent, mon père et moi. Coïncidence des pas.



Paul Morand, Chantal Thomas en parleront mieux que moi, de la race des nageurs, l'Académicienne à Nice et à Arcachon, le diplomate (tout autant Académicien d'ailleurs) dans tous les océans du monde, avant de s'en servir comme encrier: Byron ne résiste jamais au désir de rapprocher les rivages.

Je l'imagine traverser le Grand Canal de Venise, le Tage ou le Détroit des Dardanelles, à la seule force de ses mouvements de brasse, sous l'ombre de Léandre, traversant l'Hellespont pour rejoindre Hero qui allume la torche d'une tour pour guider son amant, jusqu'au jour où un orage éteint la flamme et emporte le jeune homme. On dit qu'entre Sestos et Abydos le poète aurait mis à peine plus d'une heure en crawl. On ignore si Hero l'y attendait.

Toutefois, les témoins sont formels, un orage a bien grondé lors de sa mort, le 19 avril 1824, à Missolonghi. Le même que pour Léandre et Percy Shelley.

Quant au dernier fleuve, celui de l'autre monde, cela appartient à la légende, mais je me plais à croire que Charon, ce jour-là, se sentit de trop.

mercredi 6 décembre 2023

La Chambre des Cerfs

 Mistral et Alphonse Daudet s'y rendaient souvent, quand la garrigue avait fini de les occuper, que la bibliothèque des Cigales, comme disait ce dernier, avait fourni assez de matière pour plusieurs jours: le vent iodé, l'air imprégné de sable, la lumière qui brûle... Avignon, dans un grand éclat de joie que le Midi fait résonner.

Daudet rêva toujours de cette capitale rhodanienne qu'il restaurait, dans ses divagations épistolaires bien connues, en plein cœur du XIVe siècle.


"Qui n'a pas vu Avignon du temps des papes, n'a rie vu. Pour la gaieté, la vie, l'animation, le train des fêtes, jamais une ville pareille. C'étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues jonchées de fleurs tapissées de hautes lices, des arrivages de cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères pavoisées, les soldats du pape qui chantaient du latin sur les places, les crécelles des frères quêteurs, puis, du haut en bas des maison qui se pressaient en bourdonnant autour du grand palais papal comme des abeilles autour de leur ruche, c'était encore le tic-tac des métiers à dentelles, le va-et-vient des navettes tissant l'or ses chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes, les tables d'harmonie qu'on ajustait chez les luthiers, les cantiques des ourdisseuses; par là-dessus le bruit des cloches, et toujours quelques tambourins qu'on entendait ronfler, là-bas, du côté du pont. Car chez nous, quand le peuple est content, il faut qu'il danse, il faut qu'il danse; et comme en ces temps-là, les rues de la ville étaient trop étroites pour la farandole, fifre et tambourins se postaient sur le pont d'Avignon, au vent frais du Rhône, et jour et nuit, l'on y dansait, l'on y dansait... Ah! l'heureux temps! l'heureuse ville! Des hallebardes qui ne coupaient pas; des prisons d'Etat où l'on mettait le vin à rafraîchir. Jamais de disettes; jamais de guerre... Voilà comment les papes du Comtat savaient gouverner leur peuple; voilà pourquoi leur peuple les a tant regrettés!..."

Ce temps où Avignon suppléait Rome. Où les Papes avaient trouvé une nouvelle patrie.


1342, Clément VI fut l'un des plus illustres occupants du Palais pour l'avoir considérablement réaménagé. Humaniste, il s'entoure des artistes les plus novateurs de son siècle.

Et les fresques comme conservées des limbes de ce Moyen âge font encore transparaître le raffinement dans lequel ces monarques vivaient. Son Studium a été décorée de visions nocturnes, où s'aperçoivent des scènes de chasse et de pêche. La Chambre des Cerfs, où n'émerge aucune scène religieuse, perpétue ainsi l'écho des hallalis lointaines.


L'année 1348 est sombre. L'épidémie ravage les cités. J'imagine le souverain pontife rédiger dans cette chambre obscure un discours ou une prière. On compte une quarantaine d'harangues prononcées pour cette seule année.

Tantôt, la visite d'un cardinal ou d'un poète, Pétrarque certainement, ou encore d'un peintre, pourquoi pas Matteo Giovanetti, venu de Viterbe, qui doit terminer l'ouvrage commencé par Simone Martini. Tache immense où les Palais de Mantoue ou de Florence ne sont encore qu'ébauchés.

1352, le poète n'ose pas demander à Clément VI son exemplaire d'un texte de Pline: il est tombé malade. Les médecin du pape échouent à calmer ses crises de goutte. A peine eut-il le temps avant de mourir de rappeler qu'il lui fallait être inhumé à l'abbatiale de la Chaise-Dieu.

L'hallali du plus grand pape d'Avignon s'acheva le 6 décembre.




mardi 28 novembre 2023

De quelques fauves à Londres

 Londres, deux jours avant la mort du roi George V, Rudyard Kipling décède, laissant derrière lui des souvenirs chauds de jungles lointaines. Sans doute garde-t-il en mémoire, au seuil de la mort, des histoires de batailles et de rois, de chevaux, diables, d'éléphants et d'anges. Peut-être. J'imagine aussi qu'il rêve, dans cette ultime fièvre, de tigres et de lions, comme le vieux pêcheur dans la nouvelle d'Hemingway.

C'est après un long séjour en Inde qu'il avait conçu la lutte entre le jeune Mowgli et le Tigre boiteux, Shere Khan.

Au fond de la Tamise, dans le limon, d'anciens vestiges tropicaux, de la nuit des âges: on a retrouvé des squelettes fossilisés de tigres.

Sous la statue d'un lion, George Wombwell est inhumé au cimetière de Highgate, le plus célèbre propriétaire de ménagerie de l'Angleterre. Tout droit arrivé de ces contrées que chérissait Kipling justement ou Conrad, il se procurait, sur les docks londoniens, boas, ocelots, onagres, girafes, tigres et zèbres. Il adorait son lion, Wallace, le premier à être élevé en captivité, né en 1812. La bonne société victorienne se souvient encore du combat qu'il avait organisé entre son lion Néron et six redoutables bullsmatiffs. Ce fut le vieux Wallace qui les acheva, le brave Néron refusant de combattre.


Trafalgar Square, au pied de la colonne Nelson, quatre lions en bronze, conçus par le peintre animalier Edwin Landseer et le sculpteur Carlo Marochetti. Enfant, je me souviens une fois ou deux les avoir escaladés. Désormais, des barrières semblent les avoir mis en cage.

Dominant la place, la National Gallery expose cette étonnant tableau du Douanier Rousseau: un tigre tapi dans l'ombre d'une forêt vierge. La pluie y est battante, le pas du fauve léger. Seulement un élément de la nature, dans une sorte de communion avec un grand Tout, au même titre que l'orage et les plantes exotiques.


Un peu plus loin, un dessin préparatoire de Rubens qui représente une chasse aux lions, dont le tableau original que j'avais découvert si tôt dans ma vie au gré d'une encyclopédie m'avait fasciné longtemps.




Quelle force, imaginais-je alors, pour s'en aller affronter de telles bêtes féroces. Je me demande si le peintre flamand connaissait les extraordinaires fresques de Ninive où l'on voit le roi Assurbanipal lutter contre une meute de lions terribles, aujourd'hui exposées au British Museum.




Ces fauves m'évoquent les mots du poète anglais William Blake:

Tigre! Tigre!

Dans quels abîmes? Quels cieux lointains

Brûle le feu de tes prunelles?

Connaissait-il, lui, ce fascinant automate du Victoria and Albert Museum, conçu par les horlogers du sultan de Mysore, Tipû Sâhib, qui avait fait de l'animal le symbole de tout son empire?

Le poète français August Barbier en parle ainsi, dans son texte, Le Joujou du Sultan:

"Il est au cœur de Londres, en l'un de ses musées,

Un objet qui souvent occupe mes pensées:

C'est un tigre de bois, dans ses ongles serrant

Le rouge mannequin d'un Anglais expirant."

Saisi par ce tigre de plomb, jeu d'adulte vieux de deux siècles , j'ai eu une pensée pour De Vinci qui fut remarqué par François I grâce à un lion mécanique, jadis, qui propulsait des fleurs de lys, à l'arrivée du roi dans la ville bien-nommée de Lyon.

Sans doute, au seuil de sa mort, le maharadjah agonisant put apercevoir dans quelque délire ces mêmes tigres dont rêvait alors Kipling.





mardi 14 novembre 2023

Le piéton de Londres

 La ville fut mon premier voyage.



Très vite, avant même l'âge adulte, j'ai fini par ne plus compter les séjours. Mon père m'y amenait alors chaque été. J'ai fini par ne plus compter les pas. De long en large, Oxford Street. Puis Regent Street. Jusqu'à Piccadilly Circus. Frôlant parfois Hyde Park de nuit. Traversant Kensington Park à l'aube jusqu'au Royal Albert Hall. Plus de souvenirs que si j'avais mille ans, comme disait le poète.

D'un hôtel à l'autre. Le Columbia, non loin d'un pub au doux nom de Swan; le Berjaya Eden Park London Hotel, il me semble, le Phoenix ou encore le sobrement nommé Z, pour le seul plaisir de nous rendre à la National Gallery, à portée de regard et de jambes. Et qu'il apparaît évidemment qu'une journée ne saurait être perdue si on a contemplé, ne serait-ce qu'un instant, une toile du Tintoret ou de Rubens.


Epousant les méandres de la Tamise, de Westminster à Saint-Paul, jusqu'au Tower Bridge, bien après le London Bridge, d'aucuns s'y méprennent parfois, et dévalant les courbes du Millenium Bridge jusqu'à la Tate Modern.

Des été d'abord, mais il y eut, je crois, un printemps, un hiver et un automne, surtout. Il y a peu de villes dont je connaisse les quatre saisons, Barcelone, à la rigueur, mais c'est à voir.

Des rues de Soho, seul, un matin froid, et le froid est souvent tenace par là-bas. Particulièrement quand on n'a pas de manteau. Des brumes parfois. De moins en moins, toutefois. Des pluies bien souvent. Tout autant que des éclaircies.



Je ne compte plus les rues arpentées, les égarements, les distances trompeuses, et les hasards qui font bien les choses.

Dernièrement, chaque pas me fut pourtant douloureux, apprenant quelques jours plus tôt de la part d'un médecin que je ne savais pas marcher le moins du monde, et que cela faisait bientôt trente ans que je m'y prenais mal sans même le savoir. Il m'arriver alors de scruter de temps à autre l'usure de mes talons et de jeter un coup d'œil à ce curieux déséquilibre rattrapé in extremis que l'on nomme marcher. J'ai repensé au Ministère des Démarches Ridicules du Monty Python's Flying Circus. J'ai souri.

Charles Dickens pouvait, lui, marcher près de quarante kilomètres par jour, rôdant dans les nombreux recoins de la ville, dans ses ombres, ses secrets, ses abîmes. A une époque où Londres devait être si peu fréquentable, encore peuplée de Jack l'Eventreur ou de maudits en tout genre.


Paul Morand raconte son escapade dans un quartier mal famé. Le récit date de 1933. "Nous étions sous l'influence de l'Eléphant and Castle", quartier dont on ne nous a pas dit que du bien aujourd'hui encore.

"Tentés par le brouillard irréel, nous nous enfonçâmes dans un labyrinthe de rues à petites maisons qui ressemblait plutôt à un coin de faubourg de Bucarest qu'à Londres. Minuit environ, et pas un chat dans les rues... Il faut ajouter que ce qui nous donnait un certain mépris du danger, c'est que j'avais pris avec moi une canne-sabre de rônin (chevalier-vagabond japonais, littéralement  homme sans nom, homme-vague) achetée à la vente Behrens, qui, dans un gourdin noueux, cachait une de ces lames magnifiques capable de faire sauter une tête d'homme comme un pavot."

Bien sûr, Paul Morand et ses compagnons, à la première lueur trouble ou mouvement dans la nuit, qu'en sais-je?, feront demi-tour la queue entre les jambes. Mais il me plaît d'imaginer l'un de nos plus grands écrivains déambulant dans la nuit londonienne à la manière d'un ninja.

Et d'une certaine manière, le piéton dans une grande ville est toujours d'une certaine manière "un homme-vague."

Je ne compte plus les rues arpentées en effet, les pas, les les nuits ici vécues. Et parmi les plus belles. Mais de celles-là, je m'attarderai un jour.





Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...