dimanche 2 décembre 2018

Le plus grand théâtre de Bruxelles

Victor Hugo fuit la France de Napoléon III et emménage dans l'une des maisons de la Grand-Place. C'est ici qu'il commence à écrire Les Châtiments et s'extasie du moindre détail de la plus belle place du monde.
"L'Hôtel de Ville est un bijou comparable à la flèche de Chartres; une éblouissante fantaisie de poète tombée de la tête d'un architecte. Il n'y a pas là une façade qui ne soit une date, un costume, une strophe, un chef-d'oeuvre. J'aurais voulu les dessiner toutes l'une après l'autre."

Un soir de printemps, j'y termine moi-même une journée de promenade et d'errance. La bière coule à flots dans les rues avoisinantes, quelques touristes se contorsionnent, s'agenouillent, se couchent même sur le pavé pour tenter de prendre en photo l'Hôtel de Ville en entier, avec sa flèche qui toujours s'élance hors du cadre. Personnellement, je ne m'y suis pas risqué, encore un peu soucieux de ma dignité.

J'ai cherché le clou par lequel l'architecte, selon la légende, se serait pendu. Jules Clarétie, en 1884, écrit: "La vieille Bruxelles est tout entière dans cette superbe place de l'hôtel de ville, avec ses maisons du XVIe siècle, ciselées, fouillées, dorées, leurs toits immenses percés de clochetons gracieux s'élevant par degrés et se découpant sur le ciel. L'hôtel de ville est un chef-d'oeuvre. On montre, sous la voûte du portail d'entrée, un clou où, dit la légende, l'architecte se serait pendu, en reconnaissant je ne sais quel défaut dans son oeuvre."
En vérité, le défaut se voit, l'une des ailes est plus longue que l'autre, mais cela n'a jamais été une négligence de l'architecte. La légende reste.

La foule commence à s'agglutiner, et un instant, j'ai compris d'où venait le sens du détail des œuvres de Brueghel l'Ancien. Avant de peindre Jeux d'enfants ou la Procession au calvaire, il a dû s'imprégner des lieux et exercer son œil à la profusion et à la multitude.

Les passants s'asseyent à même le pavé, forment des rondes ici et là comme des manchots sur la banquise. Buvant, mangeant. Levant parfois le regard sur les infinis détails des façades. La Maison du Roi, la Maison de la Corporation des Merciers, la Maison du Serment des Archers, ainsi de suite. Leurs dorures, leurs angles, leurs enseignes, l'intérieur fastueux entraperçu. Leur harmonie surtout. Agapes tantôt sublimes tantôt grotesque. Ripailles gargantuesques devant l'ordre et la beauté.
Le décor, les coulisses et les gradins deviennent ensemble un théâtre total où acteurs et spectateurs s'unissent, tous regards regardés par chacun.

Photo de la Grand-Place de Bruxelles de nuit:



dimanche 11 novembre 2018

Le Bûcher des vanités

Il avait prévu la fin d'un règne, la fin d'un monde, mis en garde, prophétisait, et le destin avait fini par l'écouter. L'armée française de Charles VIII entre en Toscane en 1494 et renverse les Médicis. Savonarole, cet étrange prophète dont les prédictions affolent l'ordre du monde, négocie avec l'ennemi et épargne Florence de la ruine. Les Florentins ont le privilège de choisir leur souverain. C'est ce prêtre dominicain qui aura leur faveur.
Aussitôt, il institue une théocratie. Florence devient une République chrétienne dans laquelle il ne cessera de s'opposer au clergé dont il condamne la dépravation morale, sous le regard inquiet de Rome.

En 1497, il organise avec ses disciples ce qui restera dans l'histoire comme le Bûcher des vanités, dans un désir de purifier le monde. On collecte tout ce qui est lié à la corruption spirituelle du temps: des œuvres de Pétrarque et de Boccace sont brûlées Piazza della Signoria, des robes, des étoffes, des bijoux, des miroirs, dans un feu toujours plus grand, dont la tornade de fumée s'aperçoit des collines avoisinantes, jusqu'à Fiesole, et plus loin encore, des images licencieuses, des cosmétiques, des coffres sculptés, des nus. Botticelli en personne jettera dans les flammes certains de ses chefs-d'oeuvre. On répète que c'est l'âme de Florence tout entière, cette âme trouble et souillée par les siècles, qui se lave dans le brasier.

Mais Savonarole est allé trop loin, le Pape décrète l'excommunication. Son fanatisme ne se calme pas pour autant. Il organise un nouvel autodafé en 1498. Mais la foule commence à protester. Les interdits sont devenus trop nombreux. On rouvre les salons de jeux qui ont été fermés, les lupanars. Et des émeutes font éclater l'autorité du moine.
Rome lui propose de s'en remettre à Dieu par l'épreuve du feu, il refusera l'ordalie. Le Couvent San Marco où il siège est alors pris d'assaut. Il est arrêté, lynché par la foule.

Les hommes du Pape, comme ses opposants politiques, lui font subir plusieurs semaines d'interrogatoire dont la visée véritable est un désir de se livrer à maintes séances de torture gratuite.

L'Inquisition le condamne finalement le 23 mai 1498. Il sera brûlé en place publique, à l'endroit même où il avait organisé ses bûchers, après être préalablement pendu comme ultime faveur. "Qui a tué par l'épée périra par l'épée."

Réformateur fascinant, terrible, trouble, il aura prêché contre la corruption des âmes et des Etats. Considéré comme l'un des premiers à avoir ouvert la voie au protestantisme, certains en appellent aujourd'hui encore à sa réhabilitation.

Photo de la Piazza delle Signoria  prise de la Loggia dei Lanzi, Florence:




jeudi 1 novembre 2018

La ville aux mille sièges

Les siècles ont offert au peuple catalan la résistance dans l'âme, et aux heures désespérées de leur histoire ils ont toujours honoré ces siècles de leur offrande.

Depuis 1714 déjà, on célèbre malgré la prise de Barcelone par les Bourbons, le courage indéfectible des vaincus qui ont lutté jusqu'au bout, symptôme peut-être d'une nation toujours en guerre, qui laisse planer avec le vent local, le garbi, un petit air perpétuel d'insurrection.

Gérone, discrète dans l'ombre de la mégalopole où l'on s'échine depuis un siècle à terminer une cathédrale interminable, est ainsi surnommée "La ville aux mille sièges" pour en avoir subi plus de treize entre 1295 et 1809.
Et même sous la puissance des assauts français, à cette époque où Napoléon, sur plusieurs fronts, mettait le monde à ses pieds, la ville resta fière. On la nomma alors "La trois fois immortelle" pour avoir essuyé trois sièges lors de la guerre d'Indépendance, trois sièges en une seule année.
Le 20 juin 1808, quelques soldats et des civils repoussent les troupes napoléoniennes qui n'auront pas le temps de franchir les remparts, de suivre le long de l'Onyar les allées de saules pleureurs, et se perdant dans le Call, gravir l'escalier monumental de la Cathédrale Santa Maria.
Le 22 juillet, deuxième tentative qui échoue encore, quand d'autres empires, plus grands encore, par-delà les Pyrénées, avaient montré moins de résistance à l'ambition de Napoléon.
Enfin, avec plus d'hommes, plus d'artillerie, la France assiège une nouvelle fois Gérone en mai 1809. Et sous le gouvernement d'Alvarez de Castro, la ville résiste à sept mois de siège, avec parfois des victoires éclatantes. Le 19 septembre, "le Grand Jour de Gérone", les troupes françaises sont même contraintes de battre en retraite. Mais la puissance de l'armée ennemie est, à cette époque encore, sans limite. Et la ville cède peu à peu. La famine et la maladie, que le commandant Alvarez en personne subira de plein fouet, contraignent Gérone à capituler le 11 décembre, ayant perdu la moitié de sa population, laissant pourtant moins le souvenir d'une défaite que celui d'une persévérance que seuls les siècles en effet avaient pu bâtir.

Photo de Gérone:


lundi 8 octobre 2018

Le Château de l'Oeuf

Face au Vésuve, l'îlot de Megaride, au cœur même de Naples, s'en éloigne toujours un peu. Des caruggi trépidantes à la presqu'île, cent mètres d'une jetée en contrebas de laquelle un petit village a su garder longtemps son indépendance.
Naples, pourtant, est née ici. Dans la nuit des âges, Parthénope, l'une de ces sirènes dont le chemin a croisé celui d'Ulysse, s'y est échouée. Plusieurs éternités après, j'imagine, les Cumains y débarquent au sixième siècle avant Jésus-Christ pour poser les premières pierres de la ville. Les peuples se succédèrent, les guerres se multiplièrent, les victoires, les défaites. L'îlot se transformera au gré des siècles: monastère, forteresse, citadelle, prison. Les armées du duc Sergio foulèrent le rocher, celles de Roger le Normand, ou encore celles de Robert d'Anjou.

C'est ici que le dernier empereur romain d'Occident fut incarcéré avant d'être condamné à l'exil et que son nom disparaisse de l'histoire, Romulus Augustule, le "petit Auguste", vaincu par Odoacre le Skire, en 476. Nul ne sait si lors de la sentence, il porta les yeux vers le volcan ou la côte, à la recherche d'un ultime réconfort.

Selon la légende, Virgile aurait placé, sous le château, un œuf sur lequel reposerait toute la prospérité de Naples. S'il arrivait qu'il se brisât, la ville serait maudite. Et qui sait? Peut-être alors que le Vésuve se réveillerait...

En 1370, les Napolitains sont pris de panique. On raconte partout en ville que l’œuf a chuté, et qu'il en faut peu pour que le reste suive. Pillages, prières; rien ne semble pouvoir calmer la foule. Nul autre choix pour la reine Jeanne d'Anjou de déclarer publiquement qu'in extremis on avait remplacé l’œuf et que tout était sauf.
L'ordre de retour, on compta les morts et les dégâts, ceux qui s'étaient tournés vers Dieu et les autres vers les putains de Spaccanapoli.

Ce n'était ni la première ni la dernière fois que les Napolitains s'étaient essayés à l'apocalypse.

Photo du Castel dell'Ovo, Naples:


samedi 22 septembre 2018

Nouveau venu qui cherches Parme en Parme

Tout le monde se souvient de Joachim du Bellay, traversant les Alpes pour enfin se rendre dans la ville de son âme, Rome, celle dont il a tant rêvé, lui qui cherche Rome en Rome, toujours en vain. Car, en effet, rien de Rome en Rome il n'aperçoit ; ces vieux palais; et ces vieux arcs qu'il voit, ces vieux murs, il doit l'admettre bien dépité, c'est ce que Rome on nomme. Il est victime d'un syndrome qui pourrait porter son nom. C'est comme aller à Manhattan aujourd'hui, dans l'espoir de rencontrer cette ville que l'on croit connaître tant elle a été détruite au cinéma.
Une autre ville provoque en nous, visiteurs pleins d'espoirs, ce même trouble: Parme. Et bien malheureux l'un de ces happy few qui a lu Stendhal et qui confond La Chartreuse avec le Guide du Routard. Ah, nouveau venu qui cherches Parme en Parme, etc., etc.
Proust s'est lui aussi mis à rêver de la ville. C'est ce que font les rêveurs, ils se contentent d'imaginer, et ne vont pas vérifier l'objet de leurs fantasmes, pas même parce qu'ils ont peur d'être déçus, mais parce que ça ne leur viendrait pas à l'esprit de se déplacer. Les rêveurs qui font l'effort du trajet pour en avoir le cœur net, comme du Bellay, ceux-là sont souvent victimes de leur propre imagination...
Quelque part dans La Recherche du Temps perdu, on lit: "Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j'avais lu la Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve; si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie, puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes."

Revenant moi-même de Florence, j'ai voulu m'arrêter à Parme, comme ça, pour voir. Tout de même, Stendhal en parle, Proust aussi, le choix était vite fait. Il y aura bien, me disais-je, une chartreuse dans le coin à visiter. Alors des chartreuses, oui, en Italie, il y en a toujours une ou deux, mais aucune en ville, et nul ne sait de quelle chartreuse l'auteur s'est inspiré. Bref, la Parme de Stendhal, il faut la rêver, dans les ruines du Palazzo della Pilotta, dans les rues ocres et le reste. Soit. Mais alors pourquoi Parme? De son propre aveu, la ville est d'ailleurs assez "plate". C'est le moins que l'on puisse dire un dimanche d'août, caniculaire et désert. Une ville plate, peut-être. Parme, c'était plus simple, politiquement, une ville calme, Stendhal n'avait pas à se soucier du contexte politique et d'autres complots du duché qu'il suggérait. Pas très excitant comme raison! Parme, ce n'est pas Florence, Milan, ni même Ferrare. Et c'est mieux comme ça. Non, c'est Parme! Ville plate? Lisse, comme une mer sans vent. Où ne circule aucun air, effectivement. C'est simplement un dimanche d'août où l'on a, brusquement, l'impression qu'une ville nous accorde enfin le temps de rêver, l'âme saisie par le marbre rose du Baptistère. Parme, c'est une femme endormie, on marche sur la pointe des pieds, on se surprend à chuchoter, et c'est déjà trop. Au loin, on entend les prémices d'un orage comme les premiers coups de canon d'une bataille.

Et alors, on comprend, dans cet engourdissement, pourquoi Parme...

Lecture essentielle: La Chartreuse de Parme, Stendhal, 1839

Photo de la Piazza del Duomo, Parme:



samedi 18 août 2018

Le déluge de Florence

Sur l'une des fresques du Chiostro Verde de Santa Maria Novella, Paolo Ucello représente l'épisode du Déluge en verdaccio, dans une grisaille verdâtre qui donne son nom au cloître. Ce qui apparaît immédiatement, ce n'est pas l'apaisement des eaux comme symbole de la renaissance de l'humanité, selon l'usage de l'époque, mais l'imminence du désastre. A Florence, il peint l'instant avant le chaos. On dira bien des fois en effet que la ville aurait été bâtie par Noé lui-même.

Cernée de collines, en aval de la Siève, plus grand affluant de l'Arno, elle a toujours été la cible des colères célestes. En 1966, après 40 jours de pluies ininterrompues, on craint que le barrage cède. C'est pourquoi les autorités décident d'ouvrir l'écluse en amont. Le déchaînement des eaux est tel que toute Florence se voit engloutie. Seuls les bijoutiers du Ponte Vecchio ont été prévenus et les boutiques sont désertées quand un torrent de boue vient dévaster l'ouvrage. Bien des ponts par le passé ont été détruits par les crues bibliques de l'Arno. Les piliers, le sol tremblent, un peu plus et il cède à son tour.

Tout est emporté sous le passage des eaux, Florence devient un immense chaudron où mijotent fruits et légumes, meubles, vêtements, bouts de bois, blocs de pierre. Le torrent de boue entre dans les maisons, les églises, pille, dévaste dans le brouhaha des tempêtes, comme une plaie d'Egypte, à une allure telle que ceux qui se trouvent dans les souterrains de la gare furent noyés sur le coup.

35 victimes, 16000 voitures détruites. L'eau et l'électricité coupées pour plusieurs jours. Des centaines de familles expulsées par les caprices du fleuve.
Parfois, l'eau atteint 6 mètres de hauteur dans les rues. 800 chefs-d'oeuvre sont engloutis, les sous-sols de la galerie des Offices inondés. Près de deux millions de manuscrits et d'ouvrages inestimables gravement détériorés à la Biblioteca Nazionale. Cinq panneaux en bronze de la Porte du Paradis du Baptistère, sculptés par Guiberti, arrachés. Les dégâts dépassent l'entendement.

Des milliers de bénévoles arrivent du monde entier pour déblayer, prêter main forte. Tant bien que mal. Chacun un peu plus petit qu'avant. Un peu plus humain que la veille. On les appellera les Anges de la Boue.

La catastrophe aura touché toute l'Italie. Venise connaît alors une acqua alta historique, le quartier médiévale de Gênes et les Cinque Terre subissent de graves dommages.

Aujourd'hui encore, plus de 50 ans après, deux ateliers de restauration à Florence fonctionnent toujours à plein temps, l'un consacré aux peintures, l'autre aux sculptures, dans l'espoir de sauver ce qui fut dévasté en l'espace d'une seule nuit.

Source: National Geographic, Italie du Nord

Photo de Florence


dimanche 12 août 2018

Le syndrome de Stendhal

Stendhal traverse l'Italie à de nombreuses reprises au cours de son existence; il se fait un ami intime des ocres, des ruines, des marbres. Il observe, mesure en poète, ressent en rêveur. Milan, Bologne, Florence, Naples, Rome. Chacune des villes lui offre sa nudité, sa vérité, un visage qui lui est propre, une haleine, une personnalité et un inconscient. Écrivain insatiable, il note tout tout le temps, sur la nappe des tables de restaurant, sur des bouts de papiers en vrac, ses impressions, ses rencontres, ses soirées à La Scala, ses jugements sur les habitants, ses enthousiasmes, ses déceptions.

Il s'agace du tempérament florentin auquel il préfère l'humeur milanaise, pourtant il découvre ébahi Florence, cette ville que Montaigne, le premier à avoir parcouru la péninsule, ne put connaître qu'en coup de vent, rencontre manquée qui ne dura pas plus de deux heures.

Les beautés, les éternités sont de tous côtés, à chaque coin de rue, à l'air libre, trop grandes, trop nombreuses pour une âme aussi sensible peut-être. A moins que ce ne soit la moiteur de la Toscane...

En sortant de la basilique Santa Croce, tombeau de Machiavel, Galilée ou Michel-Ange, comme Napoléon quittant les sanctuaires des pyramides, Stendhal est pris de vertiges. Les envoûtements de l'Italie semblent avoir eu raison de lui. Son cœur s'emballe. Il se sent emporté en-dessous de ses pas et au-dessus de son crâne, comme un abîme qui s'ouvre sur terre et dans le ciel. Il est désarçonné. De l'autre côté de la vie. Il traduira cette curieuse plénitude dans ses récits de voyage: " J'étais dans une sorte d'extase, par l'idée d'être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J'étais arrivé à ce point d'émotions où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, ce qu'on appelle des nerfs à Berlin; la vie étant épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber."

Ce vertige devant l'éternité deviendra un cas d'école. Les médecins l'appelleront Le Syndrome de Stendhal.

Idées de lecture: Rome, Naples et Florence, Stendhal, Gallimard, Folio, 1987
                             Je cherche l'Italie, Yannick Haenel, Gallimard, Folio, 2015

Photo de la basilique Santa Croce:


samedi 11 août 2018

La Baie des Poètes

Aux premières heures, le soleil lutte avec le silence. Les mouettes observent. Un lézard ou deux se faufilent. L'air est moite déjà, tout embaumé des parfums de figuiers. Sur ces senteurs méditerranéennes, le vent discret dépose les effluves salées du large et d'autres fulgurances des foccace qui cuisent dans les fours.

Au comptoir, au coude à coude avec ces espèces d'hommes que l'on nomme les matinaux, je vide mon caffè en deux minuscules gorgées qui les valent toutes. Et je me perds sur les hauteurs qui mènent à la forteresse. Toute la Baie des Poètes, muette, devant moi, dans les tremblements de l'horizon. Nom qui lui fut donné en souvenir des poètes qui y sont restés ébahis, rêveurs devant sa perspective, Byron, Shelley et les autres, anonymes, transparents qui ont perçu les mêmes vibrations de l'eau, senti les mêmes parfums, emportés par les mêmes Muses. Au loin.

Dans la lumière rasante de l'aube, je remarque au loin Porto Venere et ces trois îles, Palmaria, Tino et Tinetto. Je scrute les confins, comme pour y remarquer le retour de quelque épave après la tempête et ses naufrages, le retour de fantômes tels que la mer parfois en recrache par-delà le temps.

Percy Shelley fut saisi par l'horizon, une matinée de l'été 1822, une matinée comme celle-ci peut-être, son bateau englouti par le caprice des eaux, au large de Lerici, qui, le doigt sur la bouche, tait le souvenir de ses morts, le regard mouillé pour y faire son deuil, deux siècles plus tard.

Mais il arrive parfois, quand on prête l'oreille au silence, que le vent récite quelques-uns de ses poèmes:

Vers écrits dans la Baie de Lerici

Elle me quitta à l'heure silencieuse
Où la lune avait fini de gravir
Le sentier d'azur de la pente du Ciel,
Et comme un albatros pris de sommeil,
En équilibre sur ses ailes de lumière,
Elle planait dans la nuit pourpre,
Avant de regagner son nid de l'océan
Dans les chambres de l'Ouest;
Elle me quitta, et seul je demeurai
A méditer tous les accords
Dont, pourtant silencieux à l'oreille,
Le cœur ensorcelé reconnaissait le timbre,
Telles des notes qui meurent sitôt nées,
Mais pour autant ne cessent
De hanter les échos que renvoient la colline;
Et à sentir -bien trop!-
La soyeuse vibration de sa caresse,
Comme si sa main douce, même à présent,
Tremblait légère sur mon front;
Et ainsi, bien qu'elle fût absente,
Le souvenir me donnait d'elle tout
Ce que même la Fantaisie défie de réclamer: -
Sa présence avait adouci et dompté
Toutes les passions, et seul j'habitai
Cette heure qui est la nôtre

Percy Bysshe Shelley

Photo de Lerici:


dimanche 29 juillet 2018

Le Tribunal des eaux

J'étais en terrasse plaza de la Virgen, sirotant une horchata de chufa, d'un côté de la cathédrale, laquelle s'offre avec tant d'éclat que l'on ne saurait dire alors si je me trouvais devant ou derrière sa nef. J'exerçais mon esprit en essayant de la concevoir dans sa totalité, mais toujours un morceau semblait excéder l'architecture, comme ces puzzles immenses qui, une fois finis, rient de nous voir, dépités, une pièce en trop dans la main dont on ne sait plus quoi faire.

Midi approchait, et je sentais une fébrilité grandir dans le pas des passants. On se rapprochait, on interrogeait, on préparait les appareils photo, on se faufilait, on grimpait sur la pointe des pieds.
Du bâtiment d'en face, les agents de l'ordre, au tricorne qui rappelle les heures franquistes et plus loin encore les vers de Garcia Lorca, portent à bout de bras des chaises qu'il viennent poser en rond devant la Porte des Apôtres. C'est le Tribunal des Eaux qui se prépare. Je demande au serveur des explications. Tous les jeudis midi, c'est le même rituel, ça ne dure jamais plus de cinq minutes. Et encore, il vise large!

Tous les jeudis midi depuis l'an 960. Dix siècles n'ont pas suffi pour perdre cette habitude. Il s'agit de l'institution juridique la plus vieille d'Europe. Elle s'était instaurée dans le temps pour régler les litiges concernant l'approvisionnement en eau de la huerta aux alentours de Valence.

Les douze coups sonnent. Les juges sortent sous le cagnard. Des applaudissements mort-nés: a-t-on affaire à un spectacle dont aujourd'hui seuls les touristes jouissent ou un véritable protocole juridique qu'il nous faudrait prendre le plus sérieusement du monde? Peut-on sans doute se poser la question. Car voilà des décennies qu'il n'y a plus le moindre problème quant à l'usage de l'eau. Mais, après tout, on ne sait jamais...
Un homme ouvre la cérémonie en valencien. Il demande à quiconque ayant subi un préjudice concernant leur champ d'application de se manifester. Il scande son appel une dizaine de fois. Naturellement, nul ne se manifeste plus.

Et la foule tout autour commence à se dissiper. Les vieux juges se risquent alors à un sourire ou deux, pas plus, pour les touristes; et tous se réfugient à l'ombre avant que le soleil ne se fasse plus insistant.

Il n'y a pas un jeudi depuis plus de mille ans où le tribunal ne s'est pas réuni, qu'il neige ou qu'il pleuve, ce qui est bien rare par là-bas...

Photo de la plaza de la Virgen, Valencia:


dimanche 15 juillet 2018

Montaigne à Ferrare

Voilà plusieurs semaines que Montaigne a quitté Paris. Il découvre peu à peu les merveilles d'Italie, donnant par son itinéraire l'élan du Grand Tour européen qui connaîtra ses grandes heures aux XVIIIe et XIXe siècles.

Invité par le duché, le philosophe entre alors dans Ferrare où il se plaît à errer, parmi les arcades et les ruelles ocres, "à sauts et à gambades."
Avant de repartir pour Rome, il souhaite rendre visite à Torquato Tasso, dit Le Tasse, plus grand poète de son temps, courtisan, excentrique dont le génie, comme toujours, côtoie la folie.

Pour avoir insulté le duc de Médicis, mais surtout pour ne jamais avoir su correspondre au monde dans lequel il est autant acclamé que décrié, Le Tasse est enfermé à l'Hôpital d'aliénés de Sainte-Anne.

Sa notoriété lui vaut le privilège d'être là un fou royal. Il y jouit de toutes les libertés, ne se voit refuser pas le moindre met, pas le moindre plaisir. On accepte la visite des gens du monde entier, princes et rois. Tous dans l'attente que ses débordements finissent par le quitter.
Novembre 1580, Montaigne rencontre le gentilhomme dont chaque geste, chaque mot traduit quelque chose de son désordre intime. La scène sera représentée, décrite, commentée bien des fois.

Le registre de l'hôpital ne garde pourtant nulle trace de pareille visite. Et même Montaigne n'en dit un seul mot dans ses carnets de voyage. Comme si la vision de la folie devait être tue. Dite par des chemins de traverse.
Seules quelques pages des Essais sur la folie et d'un obscur poète italien qui n'est pas nommé demeurent: "J'eux plus de despit que de compassion de le veoir à Ferrare en si piteux estat survivant à soy mesme, mescoignoissant et soy et ses ouvrages."

A la fin de l'année, une nouvelle version de La Jérusalem Libérée paraîtra, rapprochant Le Tasse un peu plus de Homère.
Il sera lui-même libéré et commencera une sorte d'errance courtisane, contenant tant bien que mal ses accès de folie intempestifs.
Vingt années au cours desquelles il ne connaîtra plus l'éclat de son génie.

Le pape Clément VIII souhaite pourtant le consacrer "Roi des poètes" en souvenir de sa gloire passée. Le Tasse mourra, quelques jours trop tôt, sur les chemins de Rome où il est appelé.

Photo prise au musée des Beaux-Arts de Lyon:

Le Tasse en prison visité par Montaigne, Fleury François Richard, 1821


vendredi 6 juillet 2018

Portofino 45

Mars 1945, les forces allemandes se sentent plier, les alliés continuent leur avancée. Berlin va tomber et avec elle tout ce que le Reich a soumis. Le mot d'ordre: "Abandonnez les lieux et brûlez derrière vous." De tout temps, la technique a fait ses preuves.

Le commandant Ernst Reimers en charge de la péninsule de Portofino a été averti. Il s'apprête à faire miner le village et ses alentours. Par la fenêtre de son quartier général, j'imagine qu'il devait observer le silence de la crique, ses couleurs et leurs reflets dans l'eau. Mais c'est un soldat et les soldats obéissent.
Au-delà du clapotis, des tremblements, du café dès l'aube versé aux officiers sur le petit port, règne une confusion sourde. On plie bagage, on bat en retraite feignant de gagner la guerre, pour sauver les apparences. Pour ne pas perdre la face.

On raconte que c'est Jeannie Watt von Mumm, vivant sur les hauteurs de Portofino, dans le château San Giorgio, qui réussit à convaincre le commandant de ce que nul n'aurait soupçonné qu'il puisse faire: désobéir à un ordre.
Son courage est aujourd'hui encore salué par là-bas. Sans elle, des couleurs, des parfums, des silences de Portofino, il ne resterait que des cendres.

Comment savoir les mots qu'elle su trouver pour sauver ce qui semblait condamner? A-t-elle usé de ses charmes? En a-t-elle appelé à la raison la plus rigoureuse? A-t-elle rappelé les beautés du lieu, décrivant ses métamorphoses à chaque saison tout en insistant sur sa disposition à l'éternité?

Il doit y avoir des conversations en effet que l'on ne peut que fantasmer.

Portofino se souvient, comme tout paradis, qu'elle est miraculée.

Photo de Portofino, avril:



mardi 26 juin 2018

La mort de Leonardo de Vinci

Amboise, 2 mai 1519, de Vinci se meurt. En pleine nuit, François I est informé. Il se précipite au chevet de l'homme. Affolé. Endeuillé, déjà avant de porter le deuil. Un roi qui accourt à l'agonie d'un simple mortel, d'un seul artiste, c'est sans précédent! La cour est comme en état d'alerte. On lui ouvre les portes du Clos Lucé, quelques gardes l'accompagnent mais bien peu, tant il s'est précipité, et vient s'agenouiller aux pieds du lit. Le mourant à bout de souffle. Serrant ses mains royales sur celles qui ont tant créé. C'est la mort de l'un de ces grands hommes du siècle, dans la stupeur désespérée d'un roi agenouillé devant lequel tous pourtant s'agenouillaient.

Ingres a représenté la scène dans une toile de 1818. Pour saisir dans l'éternité les circonstances d'une mort à laquelle nul n'aurait cependant assisté. Pas même le roi, selon les historiens. Cette image d'un monarque au chevet de l'artiste a été fantasmée par les âges. C'est aussi pour cela que d'une certaine manière elle appartient à l'histoire.

Mais Leonardo n'était pas un simple artiste. François I l'invite au plus près de sa cour. C'est à dos de mule que l'homme, à 62 ans, traverse les Alpes en compagnie de certains de ses disciples. Dans ses bagages, des manuscrits, des plans, des croquis, des idées, des visions, la Joconde, le Saint-Jean Baptiste inachevé, La Vierge, l'Enfant Jésus et saint Anne, l'un de ces œuvres qui ne peuvent jamais tout à fait se finir. Nommé Premier artiste, Premier architecte, Premier ingénieur du roi, il se voit offrir une demeure où créer, penser, méditer. C'est ici, à Amboise, faisant les cent pas dans les jardins du Clos Lucé, ou dans l'ombre de son atelier que de Vinci anticipera le char d'assaut, l'hélicoptère, étudiera comme nul autre le corps, la vie, la beauté, s'intéressera aux utopies, aux forces, au chaos et à l'harmonie. C'est ici qu'il continuera d'être un créateur. Ce qu'il avait toujours été.

Photo de l'atelier reconstitué de l'artiste au Clos Lucé à Amboise:




samedi 9 juin 2018

Bruges-la-Morte est morte

Petit poème à charge contre la Bruges des temps présents

Quel naïf ai-je été? Moi qui imaginais déjà découvrir l'une de ces grandes villes grises dont parlait Georges Rodenbach:
"il marchait sans but, à la dérive, d'un trottoir à l'autre, gagnait des quais proches, longeait le bord de l'eau, arrivait à des places symétriques, attristées d'une plainte d'arbres, s'enfonçait dans l'écheveau infini des rues grises.
Ah! toujours ce gris des rues de Bruges!"

Quel rêveur ai-je été? Moi qui pensais errer dans ces ruelles désertes toutes engourdies de brumes; dans le silence des canaux où le croassement d'un seul colvert fût plus bruyant que le tonnerre. 

Je me figurais une cité inquiétante, contrainte par la rigueur calfeutrée et sombre des béguinages. Je n'y ai vu que trop de clarté. Que trop de monde. La Bruges morte de Rodenbach, hélas, est morte pour de bon.
Elle devait être l'un de ces tombeaux de pierre où au détour d'un désespoir l'on croise une femme en tout point similaire à celle dont on porte le deuil, jusqu'à la lueur qui vacille parfois dans le regard.

Où est-il, le mystère? Le mystère de ces villes où bien qu'égaré on a l'étrange impression d'être au cœur des choses.

Et pourtant, d'une certaine manière j'y étais. J'ai voyagé, dans toute cette lucidité, plus loin encore dans l'ombre. Au sommet du beffroi, au gré d'une alcôve, d'une impasse qui serpente, ou d'une autre, je me suis laissé entraîner: j'ai rêvé de Bruges une nuit d'hiver, désertée, froide, plaintive. J'étais seul. Et elle était là, celle qui n'existe plus. Bruges-la-Morte, mais au fond qu'importe le nom.

Idée de lecture: Rodenbach, Bruges-la-Morte, Garnier-Flammarion

Photo de Bruges, fin avril.


samedi 12 mai 2018

Deux poètes à Bruxelles

Verlaine a quitté femme et enfants pour le charme dionysiaque de Rimbaud, lui que sa mère appelait "l'avorton", du fait de sa laideur. Ils ont dix ans d'écart. Leur amour est digne de leurs tourments respectifs.
Juillet 1873. Alors que Verlaine annonce sa décision de s'engager dans l'armée espagnole, Rimbaud se précipite à Bruxelles pour l'en dissuader. La retrouvaille des deux hommes est alors explosive. Ils enchaînent les absinthes, qu'ils mêlent aux bières locales, s'installent à la terrasse d'une taverne, la conversation s'envenime aidée par l'engourdissement de l'alcool, se traînent dans un autre estaminet au détour d'une impasse, crient, poétisent, argumentent, contredisent.

Verlaine menace alors de se suicider. C'est dans une armurerie des galeries royales Saint-Hubert qu'il achète un revolver. Il retrouve le poète adolescent. Il tire. Deux fois. Rimbaud est blessé au poignet. Il le dénoncera.

Quelque temps après, il partira pour le désert.
Verlaine écopera sa peine de deux ans à Paris. Il y sera, cellulairement, un peu plus poète.

"J'ai perdu ma vie et je sais bien
Que tout blâme sur moi s'en va fondre:
A cela je ne puis que répondre
Que je suis vraiment né Saturnien."

Au lecteur, Cellulairement. Paul Verlaine.

Photo des galeries royales Saint-Hubert, Bruxelles:


lundi 2 avril 2018

Quelques villes du bout du monde

Rome: Une ville qui a connu tant de morts et de renaissances est parfaite pour attendre l'apocalypse, s'exclame un personnage de Fellini Roma, à la terrasse d'un restaurant. Une ville de la fin des temps, donc.

Istanbul: Déchirée entre deux continents, elle semble toujours avoir, d'une manière ou d'une autre, les pieds dans le vide.

Venise: Il suffit de prendre l'un de ses traghetti, depuis l'aéroport, de lentement traverser la lagune et d'apercevoir, au loin, la ville dans la brume pour s'en rendre compte.

Portofino: Si éloignée de tout que les voitures ne peuvent pas y accéder, si enfouie sur le promontoire qu'elle est une impasse. On ne traverse jamais Portofino, on y vient et on repart par la même issue.

Cadaqués: Qui croirait, après tant de slaloms sur cette route étroite qui serpente à travers la Costa Brava, qu'elle s'ouvrirait tout à coup sur ce petit village tout en blanc et en silence.

Sète: En s'y approchant, on ne voit que le mont Saint-Clair sur lequel elle est bâtie, et on s'interroge: qu'y-a-t-il au-delà? La Méditerranée. Cela seul et seulement. C'est-à-dire d'autres mondes et d'autres siècles. 

Marseille: C'est une ville-seuil. Plus loin? L'Orient, l'inconnu. On est déjà ailleurs, et pourtant on est encore là.

Trieste: A la frontière slovène, on touche du doigt les Balkans. On ne se demande pas seulement si on est encore en Italie, dans le cœur même de l'Europe, mais bien si on est encore dans le temps. Dans l'histoire. Certaines villes ont des airs d'éternité.

Photo prise à Cadaqués, Espagne


dimanche 18 mars 2018

Au bord du "Bel-Ami"

1890, la Tour Eiffel vient tout juste de naître que Maupassant, célébré alors pour Bel-Ami (1885) et Pierre et Jean (1887), s'en lasse déjà. Elle lui semble trop verticale, et Paris avec elle bien trop grise.
Du jour au lendemain, il quitte tout son petit confort bourgeois qu'il avait fini par maudire et entreprend sa vie errante, de la meilleure des manières possibles: en se laissant porter par le vent.

Il a besoin de couleurs. Il a soif de nouvelles couleurs. Et c'est à bord de son voilier "Bel-Ami" qu'il découvre la côte ligurienne.
Comme toujours lorsqu'un voyage est entrepris, encore plus avec les moyens et les risques de l'époque, c'est soi-même que l'on fuit et que l'on découvre aussi, paradoxalement.

Il traverse donc Gênes et arpente sans doute ses caruggi, puis la plus belle avenue du monde, la Strade Nuove que l'histoire s'est amusée à bâtir par une longue suite ininterrompue de palais.
"On éprouve à Gênes ce qu'on éprouve à Florence et encore plus à Venise, l'impression d'une très aristocrate cité tombée au pouvoir d'une populace", note-t-il alors.

Puis, son errance l'amène à ce qu'il croit être le bout du monde: Portofino, encore un modeste port, ridiculement petit, recroquevillé sur le promontoire de Portofino éponyme comme le cœur dans la poitrine.
"Jamais peut-être, je n'ai senti une impression de béatitude comparable à celle de l'entrée dans cette crique verte, et un sentiment de repos, d'apaisement, d'arrêt de l'agitation vaine ou se débat la vie, plus fort et plus soulageant que celui qui m'a saisi quand le bruit de l'ancre eut dit à tout mon être ravi que nous étions fixés là."

Plus d'un siècle plus tard, au hasard d'une rue, je m'arrête et je lève les yeux. Sur un mur en trompe-l’œil sans doute, comme il y a tant par là-bas, ces quelques mots que je traduis à la hâte:
Portofino se souvient.
Guy de Maupassant resta quelques jours dans ce port sur son voilier Bel-Ami y trouvant la paix pour son esprit tourmenté et l'inspiration pour son génie."

Source: La Vie errante, Maupassant, 1890

Photo du port de Portofino:






samedi 3 février 2018

Le diable s'est arrêté à Turin

Au XVIIIe siècle, quand Montesquieu visite Turin, il connaît déjà les rumeurs qui la secouent: le diable habiterait ici. On raconte que dans les collines qui l'entourent sont célébrées des messes sataniques, on rapporte aussi des affaires sordides de nécrophilie que les autorités cherchent à étouffer. Des histoires dont nul ne sait si elles en sont tout à fait.

A l'époque, elle est "la Cité du mal." L'Eglise catholique la considérera même comme capitale satanique au même titre que Prague, Londres ou Lyon.

Plus de 40 000 adeptes au satanisme vivraient à Turin. En vérité, personne ne connaît leurs nombre exact. Et jusque dans le cœur des églises ils y livrent leurs orgies.
Au-delà du fleuve, même la Gran Madre di Dio, dont le dôme n'est pas surmonté de la croix, serait destinées au culte de Satan. Et l'on va jusqu'à penser que si elle n'a pas de croix c'est pour accueillir, le jour du Jugement Dernier, la Bête de l'Apocalypse qui viendra s'y poser.
Dans la Chiesa San Lorenzo, on prétend enfin que lorsque l'on regarde sous la coupole, dans l'espoir sans doute d'y apercevoir quelque chose de Dieu, c'est le visage du Diable qui répond à nos prières, apparaissant dans le croisement des dorures et des reflets.

Le diable, toujours lui. Son grand miracle, c'est de nous avoir fait croire qu'il n'existait plus, disait Baudelaire.

Source: L'immense Solitude, Frédéric Pajak, Les Editions Noir sur Blanc
            Guide du Routard, L'Italie du Nord

Photo de la Gran Madre di Dio, vue de la Via Pô



lundi 1 janvier 2018

Le cheval de Turin

Après avoir traversé toute la Riviera, de Nice à Gênes, dans l'espoir d'y trouver un abri pour son âme, Nietzsche découvre Turin le 5 avril 1888. C'est une révélation. Il réapprend lentement, dans le Piémont, ce qu'était vivre. Il s'émerveille de ses monuments, de ses arcades grâce auxquelles on a l'impression parfois que dans cette ville il ne pleut jamais tout à fait sur la tête de ses passants. Il mange avec plaisir toutes les spécialités de la région, lui qui n'avait jamais eu, une vie entière, le moindre appétit; il se fait un habitué du Caffe Elena, Piazza Vittorio Veneto, d'où l'on voit, dressée fièrement au-delà du Pô, Gran Madre di Dio. Dans ses lettres, il exulte de joie: il lui avait fallu toute une existence pour trouver en son âme un repos. Enfin.
"Connaissez-vous Turin? C'est une ville qui m'est entrée dans le cœur. C'est  même la seule. Paisible, presque majestueuse. Un lieu classique pour marcher et regarder (un paysage superbe et un ton de jaune et rouge sombre dans lequel tout s'harmonise). On y respire l'air du bon XVIIIe siècle. Des palais qui parlent aux sens, pas de forteresses Renaissance. Et du centre-ville, on voit les Alpes enneigées! Les rues semblent nous emmener là-haut. L'air est sec, d'une clarté sublime. Je n'aurais jamais cru qu'avec la lumière une ville pût devenir si belle."
Pour certains, toutefois, parmi ses amis les plus proches, cette euphorie qui ne lui ressemble pas est le dernier symptôme, peut-être, des tourments qui l'ont toujours poursuivi, la pointe de l'iceberg qui laisse dans l'ombre ses propres ténèbres.
Un matin de janvier 1889, il erre dans les rues de Turin quand il aperçoit un cocher battre son cheval qui s'entêtait un peu trop. Le philosophe est bouleversé par cette vision; il s'interpose entre l'animal et le fouet, agenouillé devant la bête qu'il embrasse. Il pleure à chaudes larmes. La raison l'avait quitté pour de bon.
Dix ans plus tard, il meurt à l'hôpital psychiatrique, à Iéna, où il fut aussitôt interné. "Voyez en moi le tyran de Turin", disait-il pour se présenter aux médecins et aux proches venus lui rendre visite. "Le tyran de Turin."

Sources: Voyages en Italie, Marc Walter, Catherine Donzel, Chêne
               L'immense solitude, Frédéric Pajak, Les Editions Noir sur Blanc, 2011

Photo de Turin, prise du Monte dei Cappuccini




Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...