vendredi 17 décembre 2021

Le chasseur de couleurs

 Il poursuivait la lumière, comme d'autres à cette époque. Matisse était bien du côté de Collioure. Picasso avait fait ses gammes à Horta. Raoul Dufy poursuivait la lumière, toujours à l'affût. Il naît dans la lumière du Havre, gardera toujours les souvenirs du port et des passants le long de la promenade, et les cargos noirs pourfendant l'horizon qu'il n'a eu de cesse d'observer, ces cargos noirs qu'il a peints sans relâche. Il ne pouvait faire autrement.

Il fera de Perpignan, de Paris, de la Provence son atelier, fenêtres ouvertes sur le paysage: temple où attendre le surgissement de la couleur, à la manière des augures antiques. Saisir toute sorte de lumière, de l'anti-lumière des cargos du Havre à l'incandescence de la Baie des Anges. Je me souviens d'un sable noir, presque volcanique, dans une petite scène de tauromachie exposée au Musée Fabre, non loin des outrenoirs de Soulages. Coïncidence, n'est-ce pas? Je me souviens d'un grand soleil à l'Estaque, de cette lumière si blanche qu'elle finit par tout dissimuler.

Il court après elle: la couleur.

Roland Dorgeles écrit en 1953: "C'est là que j'ai surpris le secret de Dufy. Il ne travaillait pas, il s'amusait. Il chassait les couleurs comme d'autres chassent les papillons."



Les couleurs du Midi comme celles de l'électricité qui lui inspirera l'une de ses plus grandes œuvres en 1937 à l'occasion de l'Exposition internationale: une fresque immense qui nous enveloppe et nous submerge de nuances et de lueurs, de celles qui clignotent, crépitent, explosent, jaillissent, déclinent, fuient et tremblent: La Fée Electricité. Une vague dont l'écume se propage en faisceaux.



Les couleurs d'un théâtre le soir d'une première aux nuances infinies de Paris la nuit, comme dans cet extraordinaire paravent réalisé en 1930, où la ville nous apparaît d'un seul bloc, réduisant les perspectives, déformant les détails, pour ne laisser ruisseler en torrent rien d'autre que cette nuit illuminée.

Le critique d'art Pierre Courthion décrit l'objet: "De près, vous voyez une accumulation de petits signes, semblables aux points d'un ouvrage, pressés ici, écartés là, et qui donnent à toute chose son mouvement propre et son unicité. Mais reculez de deux pas! Tout prend place alors, tout s'ordonne, et les maisons, et les toits, les coupoles, les monuments, la Seine -bleus encore, bleus toujours- apparaissent coupés de quais, d'arbres qui tremblent au souffle. Et c'est Paris, grand bouquet, fleur du monde."


Raoul Dufy, peintre, certes. Dessinateur, graveur, illustrateur, céramiste, oui. Créateur de tissus, de tapisseries et de mobiliers, décorateur d'intérieur, d'espaces publics et de théâtre, en effet. Un dilettante, toutefois, qui a su pactiser un jour avec la lumière. Un travailleur léger, un forçat frivole. Jamais au repos. Qui chasse les couleurs comme d'autres les papillons.



Propositions d'expositions:

Musée d'art moderne de Paris, fresque "La Fée Electricité"

Musée de Montmartre, exposition "Le Paris de Dufy"




vendredi 26 novembre 2021

Errances parthénopéennes

 J'ai croisé Pulcinella entre la via Gregorio Armeno et la via dei Tribunali, j'ai marché de longues heures dans la nuit, observé longtemps le Vésuve dissimulé dans l'obscurité, descendu les souterrains étroits de la ville, gravi les hauteurs de Vomero, les terrasses de Capri, longé les routes olympiennes, par-delà les nuages et les virages entre Amalfi et Positano. J'ai enchaîné les limoncelli piazza Bellini, seul ou accompagné. J'ai collectionné les marqueteries de Sorrento, les majoliques de Santa Chiara, au moins en songe.

 


 

J'ai traversé les salles du Palazzo Reale, monté l'escalier en marbre, frôlé les tapisseries des Gobelins, admiré les fresques dédiées à Don Quichotte. J'ai dormi dans des appartements du quartier médiéval, mais aussi dans de grands hôtels le long du Lungomare, réveillés par le cri des mouettes les matins illuminés de l'incandescence du soleil, ce même soleil que j'ai vu décliner derrière la silhouette escarpée de Capri.

 


J'ai sautillé de pavé en pavé dans une ville détruite, suivi les stèles et les morts, saisi par le rouge de Pompéi et ces portraits aux regards d'éternité, tremblant devant les visions grotesques de la salle si noire consacrée à la déesse Isis, quelque part dans la Villa des Mystères.

 


Je me suis perdu souvent. J'ai couru via Toledo avec une amie des plus chères pour apercevoir avant la nuit les dernières lueurs sur les sommets du volcan. Je me suis assoupi à ses côtés sur un banc dans les jardins d'Auguste surplombant la mer, mais aussi sur une petite plage déserte d'Amalfi, alors que l'hiver était doux en ces régions. Atteint le bout du monde à Ravello, au sommet d'un clocher, où l'impression me traversa que, quoi que je puisse faire, rien ne saurait me porter plus loin que ces confins que je venais d'atteindre. Enfin.

 

 
J'ai bu au comptoir du Gambrinus des cafés. En face, au petit kiosque devant le San Carlo, j'ai avalé des limonades aux cuisses ouvertes qui ne manquent pas de ragaillardir. 

J'ai erré de bateau en bateau, d'île en d'île. J'ai attendu avec mon père un ferry un soir de février sur le petit port d'Ischia, connu avec lui la langueur troublante des fins d'après-midi au large de Naples.

J'ai amené deux compagnes ici, à deux époques différentes de ma vie, toutes deux brusquées par les remous de la ville qui n'accepte, mère possessive, que ceux qu'elle souhaite, y ai tenté en vain de sauver un fragile bonheur commun lors de dernières vacances pour chacune d'elles avant que le couple ne se dissolve pour de bon dans le magma du temps.

 


J'ai rebroussé chemin dans certaines rues trop sombres, me laissant attiré par les ténèbres d'un hypogée sous l'église Sant'Anna dei Lombardi, où les crânes sont choyés et lustrés, comme de lointains, très lointains ancêtres. J'ai autant gagné que perdu, autant été sauvé que damné. J'ai autant fréquenté les morts que flirté avec la vie. Parthénope. Ma chère Naples. Qui me manque sitôt que je m'en éloigne.

Nombreux sont mes amis qui savent ce que je lui dois: cette ville, -mais n'est-elle que cela?- appartient, pour le meilleur et le pire, à mon existence, comme si j'y étais né.




samedi 23 octobre 2021

Retour à la cathédrale des sables

 Un vieil ami venait de lire ce manuscrit qui avait occupé les matinées de mes années lyonnaises: La Cathédrale des sables.

 


 

"J'aimerais que tu m'y emmènes un jour.

-Avec plaisir, ai-je répondu, mais il me faut faire l'aveu que moi-même je n'y suis jamais allé."

Ou alors très jeune enfant, et je n'en gardais pas le moindre souvenir. Il en fut fort étonné. On s'y croirait pourtant, insista-t-il.

    Plusieurs mois après cette conversation, plusieurs années après l'écriture de ce petit roman, il me fallut enfin en avoir le cœur net. M'en aller vérifier que les mots n'étaient pas si éloignés de ce qu'ils cherchaient à nommer. Espérer que mon imagination ne s'était pas trop leurrée.

    J'ai roulé le long d'étangs nouveaux, poursuivant le flamboiement des flamands roses. Le vent transportait des parfums d'algues et de sel. L'air saturé de sables et de lumière. Au loin je l'apercevais. La Cathédrale de Maguelone. Posée sur son îlot. Ce bloc de pierre blanche qui dominait des rangées de vignes dégringolant en cascades jusqu'à la vase.

 


 

    C'était donc ici. Ici que les dernières scènes de ce texte de jeunesse se passaient.

    Une plaque de marbre rappelle son histoire. Ville romaine, plusieurs fois assiégée. Ruinée par Charles Martel en 727. Asile consacré, refuge pour les âmes. Temple pour l'esprit. François I y franchit les portes en avril 1533. Louis XIII en ordonne la démolition. 1708, ses pierres serviront à la construction du canal. Plusieurs fois revendue, plusieurs fois sauvée.

    En 1873, l'évêque d'Orléans écrit dans ses carnets intimes: "C'est un de ces lieux qui ont une âme."

    "Cette basilique canoniale, par ses formes sévères, s'harmonise avec ce paysage, cette solitude, cet horizon, cette grandeur."

 


 

 

dimanche 26 septembre 2021

La beauté pour tombeau

    Je marchais parmi les jeux d'eau et la couleur des fleurs. L'été, étrange en ces temps-là pour des raisons que je discernais mal, vibrait dans l'air au rythme de la stridulation des criquets.

    Le long de la terrasse j'apercevais la ville au pied de la colline de l'Alhambra, embrumée par la poussière du désert.




    J'imagine Charles Quint, seul, marchant lentement le long des cyprès, enjambant les bassins bercés par la rêverie des fontaines. Dans la solitude du roi. Il a refusé de détruire les palais nasrides, émerveillé par leur raffinement. Tout au plus il a osé bâtir entre le patio des lions et le Generalife son austère monument: arènes qu'une forteresse carrée enferme: littéralement la quadrature du cercle. L'incongruité d'un bloc pachydermique, entre les porcelaines de jade de l'Orient. Cet homme d'un autre temps, d'un autre âge, effrayé, méfiant, tout autant fasciné par l'héritage oriental que les Maures ont abandonné derrière eux quand les Rois Catholiques ont reconquis l'Espagne, ses grands-parents. Déjà, il avait regretté avoir donné son accord pour installer la cathédrale dans la forêt d'arches de la Mosquée de Cordoue. Le ver dans la pomme. Une cathédrale certes, et pas des moindres, mais d'un commun, d'un ordinaire, dans un édifice si extraordinaire. Là encore un cheveu sur la soupe.

    Je l'imagine, dans la nuit, mettre ses pas dans les pas des résidents qui l'ont précédé. Sans doute a-t-il une pensée pour Boabdil, le dernier des Maures, forcé de quitter l'Alhambra, en pleurs, sa mère achevant de l'humilier par son manque de compassion. Il arrive parfois que des mères aiment ainsi. A leur manière. Petit roi pris à la gorge, exilé parmi les exilés, qui subit le malheur du premier homme s'éloignant d'Eden. Quel destin, dans son malheur, quelle grandeur dans l'existence de ce roi jugé médiocre. J'ose croire que Charles Quint éprouve de la peine, lui au moins, lui seul peut-être, pour cet ennemi du fond des âges, que ses ancêtres avaient vaincu. Il aurait préféré, parce que c'est son tempérament, son humeur chevaleresque, que ce paradis fût son tombeau, plutôt qu'un lieu que l'on quitte, aimera-t-il répéter.

    Préférer être inhumé par la beauté d'un tel monde que devoir la quitter.

   Puis le vieux roi, avant d'abdiquer, soupira une dernière fois, en écho au dernier soupir de Boabdil dévalant la colline.




lundi 16 août 2021

Le château de millions d'années

 Sur la terrasse d'Eus, suivi par une dizaine de chats, dans les parfums lourds de la nuit d'été, je me faufilais parmi les bougainvilliers et les figuiers de Barbarie. Il suffisait de se retourner pour l'apercevoir. Les sommets enveloppés dans un épais brouillard. Pudique, j'imagine. Le Canigou.



    Il se dressait en contrebas jusqu'au ciel, ruine grandiose que le temps a recouvert de végétations, pyramide millénaire aux nombreux tombeaux desquels les secrets demeurent impénétrables. Les Egyptiens du Bas-Empire nommaient certains de leurs temples "châteaux de millions d'années." C'est ce que je lis sur l'exergue d'un recueil de poésie de Robert Sabatier, trouvé à Prades, au pied de la montagne. Un signe, donc.

    J'avais pénétré la montagne jusqu'à l'abbaye Saint-Martin du Canigou, et entre les chapiteaux de marbre rose, d'où l'on distingue des figures orientales, des corps dénudés évoquant la danse de Salomé, mais aussi d'hideuses déesses, des créatures étranges aux grands yeux géométriques rappelant les traits de l'art africain, des buffles difformes me projetant dans une Rome antique grotesque, on aperçoit les collines embrumés de la jungle.




    Quand le poète et homme d'Eglise, Jacint Verdaguer découvre l'ermitage, il n'est qu'une ruine dans une forêt dense.

    Il écrira sa grande épopée, Canigo, en catalan, publiée l'année 1886, rêvant de Barcelone et de sa cathédrale gothique. L'autre, celle qui rivalise aujourd'hui avec la montagne n'est pas même commencée.

"Trois de ces pierres te suffiraient, Barcelone, pour le dôme et la façade qu'attend encore comme sa couronne dernière ta belle cathédrale, qui elle-même est la couronne de ton front; et avec toutes les pierres qui gisent amoncelées dans cette immense carrière, on pourrait reconstruire en monolithes toutes les cathédrales du monde, si celles-ci venaient jamais à s'écrouler."


    La nuit est entamée. Mon hôte m'a offert un verre glacé d'hydromel. Le Canigou se distingue encore un peu.

"On peut se lasser d'une telle vue?

-Je ne sais pas, répondit-il. Pour l'instant, ce n'est pas encore arrivé."

    L'idée me rassure.

    Puis la montagne disparaît tout à fait dans le soir. Mais je sais qu'il est là, face à moi, éternel; et sans plus le voir, la conscience qu'il est face à moi me retient dans la nuit.


    J'ignorais encore que le lendemain, à l'aube, il étincellerait, dépouillée de la brume qui le voilait, comme un feu de joie. Un grenat sombre à travers lequel, soudain, un rayon de lumière perce et qui flamboie.


"Aussi, ni la tempête, ni le tourbillon, ni la haine, ni la guerre, rien ne pourra déraciner le Canigou, rien ne pourra mutiler le Pyrénée..."


Photo du Canigou:





mardi 27 juillet 2021

Narbonne lapidaire

 Un immense puzzle. A jamais incomplet. Des blocs de pierre entreposés dans une galerie. Des visages de faunes, figés dans le marbre. Des grappes de raisins, des grenades, des figues. La tête d'un taureau. La silhouette d'un éphèbe. Une cariatide. Des inscriptions obscures.  Tous des vestiges, des souvenirs d'un temps où Narbonne était romaine. Et la machine du mur lapidaire du musée tourne en continu, remplace un bloc par un autre pour mieux le mettre en lumière.



Combien d'années dans l'ombre? Jadis, ces pierres étaient entassées dans une chapelle. On ne savait qu'en faire. On ne sait jamais que faire des ruines. Elles sont encombrantes. Nécessitent de celui qui les observe trop d'imagination. Rappelle au spectateur qui ne se doutait de rien, chanceux, que les plus grandes villes s'abîment, que les grands empires disparaissent.

Il est un temps où Cordoue était la plus grande ville du monde. Au IXe siècle. Plus tôt, Narbonne, si petite ville désormais, était un centre des échanges méditerranéens. Au début de notre ère. Grande actrice de ce qui ressemblait déjà à une sorte de mondialisation. Entre Ostie, Alexandrie, Antioche, Corinthe ou encore Tarragone. Les ruines nous forcent donc à admettre que rien ne dure.

Masques de tragédies grecques. Fleurs trop blanches en marbre. Portraits de patriciens, dont il ne reste que le nom et ce regard impassible. On peine à imaginer les couleurs. Tout a pris la couleur de Carrare.

Au XVIe siècle, François I avait ordonné que les pierres de Narbonne soient exposées un temps aux portes de la ville, pour impressionner le voyageur. Et si déjà il ne restait plus que la Cathédrale Saint-Just, la Basilique Saint-Paul et le Palais des Archevêques, toujours debout aujourd'hui, il ne fallait pas oublier que l'un des plus grands Capitoles du monde antique y trônait jadis, et des temples à Vénus ou Mars, et tant de villas qui n'auront jamais eu la chance d'être sédimentées par quelque Vésuve.


Photo du Mur Lapidaire de Narbon Via:




samedi 26 juin 2021

Rendez-vous manqués

 En avril 1837, Stendhal entreprend son tour de France, et c'est autour du 10 qu'il franchit les portes de Fontainebleau, avec le désir de contempler les fresques de Primatice "qu'on dit fort bien restaurées." Mais le château au bout de la rue Royale est fermé et l'homme ne peut qu'imaginer la galerie François I, à propos de laquelle il a tant lu.

Quarante ans plus tard, ce ne sera qu'avec le soutien du bibliothécaire en chef de Fontainebleau, Octave Feuillet, un ami, que Gustave Flaubert pourra pénétrer dans les couloirs et les salles du château, en vue de l'écriture de son Education Sentimentale.



Stendhal, donc, se contente de découvrir les jardins anglais et le grand parterre, d'où il aperçoit les cheminées dressées vers le ciel. Son avis est pour le moins mitigé. "Le château de Fontainebleau est extrêmement mal situé, dans un fond. Il ressemble à un dictionnaire d'architecture; il y a de tout mais rien n'est touchant."

L'auteur faisait partie pourtant de ces quelques-uns dont j'aurais aimé retrouvé l'éblouissement à la vue des ailes se déployant au cœur de la forêt comme pour s'y faire une place de force. Il ne parle ni de l'étang, ni de la chapelle royale qu'il n'a pas dû remarquer, ni des perspectives de Le Nôtre, ou l'allée de Maintenon, ni de François I, et de sa rivalité avec Charles Quint, que le narrateur de la Recherche du Temps perdu disait être à la lecture de ses livres de chevet.

Stendhal manque Fontainebleau, le plus italien des châteaux pourtant, par son austérité, son histoire, son esprit. Comme il aura manqué Venise, merveille dont il ne dira rien de ses nombreux séjours par-delà les Alpes.

Une esthétique de Fontainebleau, écrit par Stendhal sur le coin d'une table de sa chambre à l'hôtel de la-Ville-de-Lyon, appartient à ces rendez-vous manqués de l'histoire littéraire.



Comme Proust et Joyce qui n'auront rien à se dire lors de leur rencontre au Ritz de Paris. Kubrick et son Napoléon. Michel-Ange ne réalisant jamais ce pont au-dessus de la Corne d'Or. Le Dune de Jodorowsky, le Mysterium de Scriabine à jamais inachevé, le Don Quichotte d'Orson Welles.

Et souvent je pense à ces fusions que j'aurais aimé voir naître en vain: une symphonie napolitaine par Rossini, qu'en sais-je? Un Charles Quint à Yuste par le Titien, un Gargantua comme dernier film de Fellini, une œuvre de Kafka sur l'Education nationale, un Louis XIV agonisant par le Bernin...




lundi 17 mai 2021

Parmi les vagues et les varechs

 Flaubert a un peu moins que mon âge quand il découvre la Bretagne, accompagné de son ami de toujours Maxime Du Camp. Tout juste vingt-cinq ans. Rien accompli que des débuts d'aventures de phrase. Quelques autres auparavant ont déjà entrepris le voyage, cependant. L'inspiration y était. Stendhal y a été un touriste avant l'heure, bien effrayé par l'austérité du granit noir de Saint-Malo. Puis il y a Chateaubriand, bien sûr. Sa tombe, du moins, devant la mer pour éternité.




Mai 1847, donc, les deux compères se rendent, pèlerins, au chevet du grand homme. "En face des remparts, à cent pas de la ville, l'îlot du Grand-Bé se lève au milieu des flots. Là se trouve la  tombe de Chateaubriand; ce point blanc taillé dans le rocher est la place qu'il a destinée à son cadavre"

Ils découvrent l'impermanence des paysages aux pieds de la ville noire, cette immense masse d'eau qui recouvre comme un linceul des rochers énormes qui se révèlent chaque jour quand la mer se retire. Ils écrivent, chacun un chapitre, posent des impressions, des constats, des remarques, mêlent la rêverie à la marche, la plume aux bottes. Bien avant l'Académie Française pour l'un. Bien avant les romans et le procès pour l'autre. Quelques années avant l'Orient, pour les deux.

Il s'agit, à l'heure des primes tentatives dans l'écriture, de rendre hommage à l'un des premiers maîtres. "Nous y allâmes un soir, à marée basse. Le soleil se couchait. L'eau coulait encore sur le sable. Au pied de l'île, les varechs dégouttelants s'épandaient comme des chevelures de femmes antiques le long d'un grand tombeau."


Puis tout en haut, contemplant la petite croix, Flaubert continue à propos de Chateaubriand: "Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera comme fut sa vie, déserte des autres, et tout entourée d'orages. Les vagues avec les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir; dans les tempêtes elles bondiront jusqu'à ses pieds, ou les matins d'été, quand les voiles blanches se déploient et que l'hirondelle arrive d'au-delà des mers, longues et douces, elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises."


Idée de lecture: Par les champs et les grèves, un voyage en Bretagne, Gustave Flaubert et Maxime Du Camp

Photo de la tombe de Chateaubriand. Île Grand-Bé.




mercredi 14 avril 2021

Heurs et grandeur du Louvre

 1964. Dans Bande à part de Jean-Luc Godard, chef-d'œuvre de la Nouvelle Vague, les trois amis courent dans les galeries. La visite du musée sera l'une des plus rapides du monde: 9 minutes 43. Dans Innocents de Bertolucci, le record tente d'être battu.

Au XIIe siècle, l'édifice est encore l'austère forteresse de Philippe-Auguste, bâtie pour protéger Paris des raids Vikings. Au XIVe siècle, elle devient un palais royal. Puis François I en fera un château Renaissance, un atelier de création, un cabinet de tableaux, le premier des souverains à avoir tourné le regard de l'autre côté des Alpes. Leonardo de Vinci y sera reçu, dans sa hotte déjà les quelques œuvres maîtresses qui attireront les touristes du monde entier.




22 août 1911, la Joconde est volée. On accusera Picasso et Apollinaire. Innocents pourtant.

Il reste aujourd'hui le musée le plus visité du monde, la plus grande collection d'art et d'antiquité.

Les Sabines, Scènes de massacres de Scio, Diane de Versailles, la Victoire de Samothrace, La Mort de la Vierge, le Scribe accroupi, le Code de Hammurabi, Napoléon sur le champ de bataille d'Eylau...

Avril 1820, la Vénus de Milo entre dans les collections après une épopée homérique.

Un siècle plus tard, le Louvre refuse d'exposer le Salvator Mundi, son authenticité ne faisant pas unanimité, très exigeant quant à l'histoire que le musée entretient avec le peintre italien.

Giampetro Campana, marquis italien, rassemble l'une des plus grandes collections d'objets d'art. La collection Campana intègre les collections de ce que l'on appelait encore en 1861 le musée Napoléon III. Puis les malversations et diverses escroqueries de l'aristocrate seront révélées et le condamneront à vingt ans de prison.

29 mars 1989. La Pyramide du Louvre est inaugurée. Son architecture divise.




Le 24 mai 1871,  le musée est la cible des Communards. La bibliothèque impériale prend feu. 80 000 volumes disparaissent dans les flammes.

En 1940, d'innombrables œuvres se dispersent dans tout le pays, afin de les préserver de la spoliation nazie. Le Château de Chambord ou celui de Valençay accueillera des trésors inestimables pendant quelques mois.

1797. Vivant Denon rêve d'un musée pour le monde. Il est aux côtés de Napoléon dans chacune de ses expéditions, chargé d'assurer la conservation d'un patrimoine universel. Le Traité de Campoformio, le 17 octobre, lui permet l'acquisition de merveilles italiennes. Le transport des Noces de Cana par le Véronèse nécessite des moyens et une logistique titanesques.

La fin de l'empire met un terme à ce rêve. Les œuvres pillées doivent être rendues. "Qu'ils les emportent! Mais il leur manque des yeux pour les voir, et la France prouvera toujours, par sa supériorité dans les arts, que ces chefs-d'œuvre étaient mieux ici qu'ailleurs..." déplore-t-il.

Le 8 octobre 1815, il donne sa démission au roi Louis XVIII: "Des circonstances inouïes avaient élevé un monument immense; des circonstances non moins extraordinaires viennent de le renverser. Il avait fallu vaincre l'Europe pour former ce trophée; il a fallu que l'Europe se rassemblât pour le détruire. Le temps répare les maux de la guerre, des nations éparses se recomposent; mais une telle réunion, cette comparaison des efforts de l'esprit humain dans tous les siècles, cette chambre ardent où le talent était sans cesse jugé par le talent, cette lumière enfin qui jaillissait perpétuellement du frottement de tous les mérites vient de s'éteindre, et de s'éteindre sans retour."

C'est sur les ruines de ce rêve, dans le chemin tracé par cette lumière qu'il aura fallu reconstruire.


Idée de lecture: Philippe Sollers, Le Cavalier du Louvre, Vivant Denon (1747-1825), Gallimard, 1995



samedi 20 mars 2021

Opus Sectile

 La Sybille de Delphes, celle de Cumes, la Sybille d'Erythrée puis de Perse, la Sybille hellespontique et Phrygienne, la Louve et l'Aigle, une allégorie, la Fuite d'Hérode, le Massacre des Innocents. Mais encore la Mort d'Absalon ou le Sacrifice de Jephté. C'est plus de cinquante-six panneaux de marbre qui recouvrent le sol de la cathédrale de Sienne. Deux siècles. Puis cinq. Et six, avec les restaurations. Quarante artistes. L'histoire du monde sous nos pieds.



Elie nourri par les corbeaux au désert. Le Pacte entre Elie et Achab. Le Massacre des prêtres de Baal. Achab blessé mortellement. Un peu plus loin Moïse au Sinaï, David et Samson. Dans des chromes noires et brunes, avec des éclats d'ivoire. Un tapis de marbre qui tourne les pages de la Bible. Des scènes, qui flamboient, marmoréennes, plus lumineuses pourtant que le plus complet des vitraux, que la plus travaillée des rosaces.


Toute l'école artistique siennoise y travaillera, s'y accomplira. Ses meilleurs élèves réaliseront au XIVe siècle l'un des plus grands ensembles de marqueteries de marbre de Toscane, c'est-à-dire d'Europe. Dans le calme des vignes siennoises, l'œil du cyclone qui commence à germer: la Renaissance. Dressée au centre de cette corolle de visions, les tours de Sienne qui soutiennent le ciel. Et en équilibre entre elles et lui, le Duomo qui saisit la lumière.


Photo de la Cathédrale de Sienne




samedi 20 février 2021

Boardwalk Empire

 Deauville s'enorgueillit au début du siècle d'être un des centres de la Belle Époque. Le beau monde s'y aventure, dès les beaux jours. Les grands hôtels se déploient au bord des plages, les villas se construisent. Les casinos de la Côte Fleurie et les hippodromes attirent les foules. Le tout-Paris s'y précipite.

Devant l'afflux de ceux qui seront parmi les premiers touristes de l'été, la ville décide de réaménager la promenade maritime. Le concours lancé par la mairie est remporté par l'architecte Charles Adda, élève de Victor Laloux, célèbre pour avoir conçu la Gare d'Orsay. Les travaux commencent en 1921. L'ancienne terrasse est remplacée par un long défilé en bois d'azobé imputrescible, importé du Cameroun ou du Gabon, qui décline des nuances de gris le long des dunes de la Manche: les Planches de Deauville.




L'établissement Art Déco, Les Bains Pompéiens, tout en béton blanc et en mosaïques turquoises, propose alors cafés, bains de vapeur, piscines et pas moins de 250 cabines de plage, pour que les dames de la bourgeoisie puissent s'apprêter avant de fouler la plage ou se remettre de leurs émotions devant tant de sable. En juillet 1924, Charles Adda dévoile son travail en grande pompe.

 


 

L'effet est immédiat. Le cinéma fera le reste, jusqu'à y laisser le nom de ses étoiles.

Aujourd'hui, les Bains sont désormais vides, labyrinthe caché derrière les cabines. Les passants, eux, continuent de flâner le long de la promenade.


Les planches de Deauville. Automne 2020




dimanche 31 janvier 2021

Presque

 Il avait neigé lourdement sur les toits du château. La forêt frissonnait. L'étang des carpes avait gelé, le jardin anglais se calfeutrait dans la brume. Depuis longtemps déjà, Fontainebleau me faisait rêver d'hiver furieux, où poudroient de gros flocons sur les pelisses des passants. C'est pourquoi la neige tombait bien. La place Napoléon-Bonarparte était couverte d'une croûte de boue. Je passais devant le Taureau sculpté de Rosa Bonheur, taureau de bronze qui n'est plus là, depuis un demi-siècle. Une plaque gravée dans un coin de la façade d'un hôtel me rappelle à son souvenir.





Cette chanson était de Prévert, je crois:


PRESQUE


A Fontainebleau

Devant l'hôtel de l'Aigle Noir

Il y a un taureau sculpté par Rosa Bonheur

Un peu plus loin tout autour

Il y a la forêt

Et un peu plus loin encore

Joli corps

Il y a encore la forêt

Et le malheur

Et tout à côté le bonheur

Le bonheur avec les yeux cernés

Le bonheur avec des aiguilles de pin dans le dos

La bonheur qui ne pense à rien

Le bonheur comme le taureau

Sculpté par Rosa Bonheur

Et puis le malheur

Le malheur avec une montre en or

Avec un train à prendre

Le malheur qui pense à tout...

A tout

A tout... A tout... A tout...

Et à Tout

Et qui gagne "presque" à tous les coups

Presque.


Photo de l'Hôtel de l'Aigle Noir à Fontainebleau, janvier 2021:




dimanche 10 janvier 2021

Venise. Incendie 1577

 On s'étonnerait qu'une ville si intimement liée à l'eau puisse brûler ainsi. Assurément elle n'est pas Rome, elle n'aura jamais été Carthage ni Troie, et pourtant elle aura participé au grand incendie du monde qui circule tout autour de la Méditerranée. Venise.




Le palais des Doges appuyé sur l'un des flancs de la Basilique Saint-Marc subira les assauts des flammes à trois reprises, phénix battant toujours les ailes. En 1483. Puis en 1574. Enfin en 1577, le feu détruisant le Couronnement de la Vierge au Paradis de Guariento di Arpo, commandé par le doge Marco Conaro en 1365. La perte est immense. Les dégâts considérables. Plusieurs jours, les rues serpentant à travers canaux et carrugi garderont une odeur calcinée que les effluves de la lagune ne parviendront à couvrir.




Il faut reconstruire.




La priorité sera de remplacer la fresque perdue au-dessus du tribunal. Les autorités ouvrent un concours: peindre le paradis. Les propositions se multiplieront, les doges hésiteront jusqu'en 1582. Le Titien est mort trop tôt, Palma le Jeune ne convainc pas, Tintoret est prometteur certes mais il ne fait pas l'unanimité, du fait de son grand âge. C'est à Véronèse que revient le projet, accompagné du peintre coloriste Francesco Bassano. Il est l'un des maîtres incontestée de la Renaissance vénitienne. Mais contre toute attente, les travaux s'enlisent, rien n'avance. Les anges du Paradis s'impatientent. Et le coup du sort: Véronèse meurt en 1588. En urgence, on rappelle le Tintoret.




Le vieil homme prend sa revanche, relève l'épreuve. Il voit là l'occasion d'enfin réaliser sa chapelle Sixtine. Il se mesure à Michel-Ange. Son paradis sera une œuvre considérable, sans aucune autre mesure, comptant plus de 800 personnages différents. Il signera ainsi le chant du cygne pour la Renaissance vénitienne.


Idée de lecture: Le concours du Paradis. Clélia Renucci.


Photo du Palais des Doges. Venise




Une Ballade des contradictions

 C'était la fin de l'hiver. Journée pluvieuse, grise. Pour des raisons longues à expliquer, j'étais allé me perdre jusqu'à l...