mercredi 19 février 2020

Le petit peuple de Naples

Les Napolitains ne se définissent que par ce qu'ils sont. Ils sont sans définition, sans concept. Donc sans a priori. Tout pleins de paradoxes, de complexités, de plis et de replis, d'ombre et de lumière, comme les flancs de leur montagne. Tout en complications.
Laborieux et jouisseurs. Ils semblent, tous, poireauter sur le pas de leurs portes, mais nul autre ne se montre si acharné dans le travail. Goethe, déjà, le remarquait.


Peuple d'apparences, il suffit de rôder aux alentours de la Galleria Umberto I ou du San Carlo pour s'en rendre compte, et pourtant foule nue, dénudée. Peuple de vérité. Qui crie ses secrets. Chuchote tantôt ses évidences. Les hommes y sont d'une élégance folle, les femmes fières, de leur peau d'ambre et de leurs yeux noirs. Et même quand elles se montrent plus vulgaires que leurs consœurs milanaises ou florentines, leur vulgarité est mille fois plus distinguée que le raffinement des belles du Nord.


Le petit peuple de Naples habite une ville de contradictions. La lumière près de ses rivages vésuviens, au petit matin, est telle qu'elle aveugle tout, et rien ne s'y laisse voir. Un incendie fait d'ombre...

Naples vous épuise, vous essore, vous perce et vous purge. On y ressort vide, et pourtant rempli, tout gorgé, l'âme gonflée. Car Naples vous sature les sens, de bruits, de saveurs, de parfums, d'incandescences. Quelle mystère par conséquent qu'elle nous semble cependant à jamais inaccessible! Pudique impudique. Ou plutôt en elle quelque chose sourd, gargouille, enfoui, très profond. Parfois ça gronde. Hypogée, souterrain. Magma.


Naples est à l'image de ces putains d'antan. Puttana vera, comme dans cet instantané de Luciano de Crescenzo:


Elle affiche tout, montre ses courbes, ses mamelles, son sexe, ses tremblements sulfureux, mais sa vérité intime, de trop d'intensité sans doute, est à jamais enterrée. A la différence des autres, des bourgeoises, des "dames" du monde qui ne montrent rien ou croient ne rien montrer, mais restent vulgaires dans l'âme.
Naples n'est pas du monde. Elle est demie-mondaine. Interlope. Elle tisse un lien entre l'au-delà et l'ici-bas. Aucune autre terre n'attise autant la mort pour électriser la vie, sauf peut-être des villes comme Oaxaca, telle que je l'imagine: purgatoire terrible où la pensée chrétienne s'est enrichie de paganisme.


Autour du Vésuve, les esprits s'échauffent, les agacements se font nombreux, les colères éclatent dans l'ombre de Poséidon, les lubricités jaillissent, les mélancolies s'aiguisent. Tout est plus brûlant. Il suffit de contempler le volcan. Trépidante, chaotique. Mais s'agit-il de bifurquer de Chaia jusqu'au Lungomare ou de se perdre dans une île un soir chaud d'hiver pour tout d'un coup sentir la langueur de l'air et le temps délicat se laisser mourir avec le jour en silence, pour enfin nuancer ses idées reçues sur les tempêtes napolitaines. A l'image de la mer qu'elle côtoie. Lisse, calme, lasse. Mais combien de morts, de naufrages et de désastres au large?


Naples te caresse puis t'écrase, te secoue et t'embrasse. On y est comme dans l'orage, dans le lointain de Capri ou d'Ischia à la frontière des mythes antiques. Cité moderne, médiévale, païenne, ancestrale, intemporelle. C'est la ville des premiers hommes. Des derniers hommes. Peuple d'une bonté sans égale. Aux sourires rares pourtant. Précieux donc, infiniment précieux. Leur caractère épouse les reliefs de leur ville. Ce petit peuple de Naples à l'humanité immense, qui concentre l'humanité tout entière... Grand peuple de Naples...


Idées de lecture: 
-Luciano de Crescenzo, Ainsi parlait Bellavista
-Jean-Noël Schifano, Désir d'Italie

Photo de Luciano de Crescenzo, Bellavista Napoli:



jeudi 13 février 2020

Perpignan, atelier de lumière

C'est en peintre consacré, vieillissant pourtant, que Picasso est invité à Perpignan, rue de l'Ange, chez monsieur et madame Jacques et Paule de Lanzerme. Il y effectuera plusieurs séjours entre l'année 1953 et 1955. C'est un peintre acclamé qui est accueilli dans la demeure, mais tout entier tiraillé par les affres d'une famille, la sienne, qu'il n'aura jamais su concilier avec son génie. Il fait d'abord venir sa fille Maya, qu'il a eu avec Marie-Thérèse Walter, lui Picasso qui hésitera toujours entre ces deux paternités: son oeuvre et sa descendance. C'est un peintre bousculé, épuisé par les complications de l'amour, par les coups bas et les rancœurs, pantin qui ne voit pas qu'il en est un, Pinocchio dans les mains des femmes de sa vie. Lors de son dernier séjour dans la ville catalane il devra même cohabiter avec deux de ses maîtresses.


Dans ce grand Midi il s'échappe parfois à Céret, à Collioure où Matisse avant lui avait changé la donne, il court les corridas du Sud de la France, reçoit de vieux amis, est reçu en retour, grappille des réminiscences de sa Catalogne, de son Espagne natale, de Barcelone à Malaga. Il arpente les ruelles du vieux centre, s'arrête parfois devant les nudités de Maillol, contemple la Méditerranée en bronze dans le patio de l'Hôtel de ville quand l'artiste s'était décidé à sonner à la porte de ce maître d'entre tous: Rodin.


Il vient parfois assister aux sardanes de la place d'Arago, et s'amuse de retrouver les habits traditionnels, dont il se parera lui aussi, pour amuser ses enfants.
C'est dans cet accoutrement ancestral qu'il peindra son hôte, Madame de Lanzerme. Ce portrait extraordinaire est aujourd'hui exposé au Musée Hyacinthe Rigaud, l'ancienne demeure reconvertie, rue de l'Ange.


Il peint, se repose de peindre puis reprend. Il accumule les esquisses, les brouillons. Préhistoire de chef-d’œuvres.


Avant lui, Raoul Dufy, dans les heures troubles de la défaite française, s'était réfugié à Perpignan, en convalescence, affaibli physiquement quand la nation était vaincue. Dans cet atelier, il multipliera les élans, les jets de peinture, les éclats de couleurs, la décennie entière.


D'une certaine manière, entre Maillol et Dufy, Picasso retrouve cet atelier de lumières, au pied du Canigou. Peut-être pense-t-il à quelques vers du poète catalan Verdaguer. Peut-être médite-t-il devant la lueur des cimes enneigées qui semblent là, tout près, à peine à la sortie de la ville.

Peut-être. Puis il se remet à peindre.

Idée lecture: Dominique Fernandez, Le Peintre abandonné, Grasset, 2019

Photo de la Loge de mer, Perpignan:




Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...