samedi 7 décembre 2019

La mort de l'Inquisiteur

Saragosse brûle, toute la noblesse espagnole est conviée par le grand Inquisiteur Torquemada, la foule observe, stupéfaite, le bûcher terrible dont les flammes dépassent alors le clocher de la cathédrale. Les hérétiques sont pourchassés puis jetés dans les flammes, les prisonniers attendent leur tour, et la fumée dépose un épais brouillard dans toute l'Aragon. Des centaines d'hommes seront en quelques jours brûlés vifs. A cette époque un rien suffit pour que l'Eglise se dresse contre le blasphème. Des murmures suffisent à inquiéter; une messe basse? on crie à la messe noire; une hésitation ressemble à une hérésie.

C'est que l'inquisiteur Pedro de Arbués vient d'être assassiné dans la cathédrale de Saragosse, le protégé de Torquemada, égorgé alors même qu'il priait Dieu. Nous sommes le 17 septembre 1485. Il sera l'un des deux seuls inquisiteurs victimes d'un assassinat.

On accuse les grandes familles juives d'Aragon, on trouve des complices dans chaque rue. Tous, aux yeux du grand Inquisiteur, tous deviennent coupables du meurtre d"Arbués. Il l'érige au rang de martyr et le fait inhumer dans une chapelle de la cathédrale, non loin du lieu où il fut pris en traître.

Quand, sur la grande esplanade qui éloigne la vieille cathédrale de l'extraordinaire El Pilar, qui n'existait pas encore, araignée de marbre qui dresse ses tours par-delà l'Ebre, on s'arrête un instant, quelque chose de ce grand incendie semble à travers les siècles, crépiter encore. Et l'on entendrait presque les cris de l'inquisiteur que le sang étouffe.

Photo de Saragosse:




mercredi 4 décembre 2019

Fenêtre sur Méditerranée

Il fallait bien un lieu où la lumière parlât enfin... Matisse a épuisé le puits de l'impressionnisme, tout essoré du pointillisme. Décortiqué la leur, le spectre des couleurs. C'est alors qu'il découvre, tout recroquevillé aux pieds des Pyrénées, Collioure. Enfin, il y a quelque chose à peindre de nouveau. Il emménage devant la mer qu'il aperçoit dans le petit encart d'une fenêtre, où il attend les nuances du matin, comme les haruspices jadis dans un carré sacré les augures.
Il fait venir Derain, son jeune ami peintre de vingt-cinq ans. Et ensemble ils vont peindre des dizaines d'instantanés. Non plus la couleur telle qu'on la voit, mais la couleur telle qu'elle est, au-delà même de l’œil. La couleur absolue. La lumière qui tremble, qui vibre, qui empiète sur l'ombre. La grignote. La dévore. L'engloutit tout à fait.

Vue de Collioure, Matisse, 1907


La lumière rougit, rugit, bondit sur la toile. C'est plus qu'un coup de pinceau, c'est une giclée de sang après la prédation. Même Picasso, non loin de là, à Céret, restera saisi. Presque impuissant devant ce que Matisse et ses amis (Marquet, Van Dongen...) auront fait. Presque.

Le phare de Collioure, Derain, 1905



Au Salon d'automne de 1905, ce sera le choc. Les fauves sont là. On pensait que Cézanne avait déjà tout dit, il ne faisait que balbutier. Tout était encore à faire pourtant. 1905, à Collioure, face à la Méditerranée, la modernité dit ses premiers mots.

Photo de Collioure.




dimanche 10 novembre 2019

Florence: ville de loin

Certaines cités ont trop de détails, trop d'intensité dans les recoins, trop d'ombres dans leur nuit, pour bien les contempler. Il faut prendre du recul. S'éloigner un peu. Comme devant une toile de Paolo Uccello ou de Canaletto. C'est le cas de Florence.
Déjà en 1318, alors que la ville est frappée de plein fouet par la grande peste, une petite troupe se réfugie sur les hauteurs et passent le temps en multipliant les récits, les imbriquant les uns dans les autres. Cela donnera naissance au Décaméron de Boccace: les Mille et une nuits du Moyen-âge européen.

Au loin, en contre-bas: Florence... Cette belle qui révèle toute sa splendeur des hauteurs du ciel. "Oui, il y a un bonheur plus haut où le bonheur paraît futile" écrit Camus des jardins Boboli. Un bonheur plus haut...

"Et parvenu au terme de cette perspective sensible au cœur, j'embrassais d'un coup d’œil cette fuite de collines toutes ensemble respirant et avec elle comme le chant de la terre entière.
Des millions d'yeux, je le savais, ont contemplé ce paysage et, pour moi, il était comme le premier sourire du ciel. Il me mettait hors de moi au sens profond du terme. Il m'assurait que sans mon amour et ce beau cri de pierre, tout était inutile. Le monde est beau, et hors de lui, point de salut." (Albert Camus, Noces, 1950)

Photo de Florence:


vendredi 11 octobre 2019

La République parthénopéenne

1799. La France, sous le Directoire, souhaite étendre la Révolution au-delà de ses frontières. Le roi de Naples, Ferdinand IV, mal conseillé, qui s'engage avec précipitation dans une guerre contre la France, arrive alors au moment opportun. La campagne se termine en désastre, et les troupes françaises du général Championnet entrent dans la cité sous une marche martiale composée pour l'occasion par le musicien contestataire Cimarosa, que Stendhal estimait tant.

La cour fuit en Sicile. La République Parthénopéenne est proclamée un 21 janvier 1799.

Parthénope est l'une des sirènes que l'équipage d'Ulysse croise au cours de l'Odyssée. Désespérées de voir que les ruses du marin contrecarrent leurs charmes, elles se laissent mourir. L'une d'elles échouent au bord de la ville que l'on nommait Néapolis. Naples, la ville de Parthénope. Non loin, le Vésuve, au pied duquel donc les sirènes viennent s'abandonner.

Etrange société que cette république napoléonienne, qui cherche à se mettre en place, dans le désir d'appliquer le principe des Lumières et les paradoxes de la Révolution. Mais une résistance royaliste fomentent des complots, sabotent les rouages déjà lents du micro-Etat. On nomme ces mutins les sanfédistes, milice, mercenaires de bric et de broc soutenus par le clergé. L'échec de Napoléon au porte de la Terre Sainte. Et le reste... La république de Naples mort née. Le 24 juin, le roi Ferdinand retrouve le pouvoir; et les anciens leaders de cette utopie compliquée et éphémère sont massacrés. Là où Parthénope était venue s'échouer. Au pied d'un volcan.

Photo de Naples:




mercredi 18 septembre 2019

"Ce n'est pas Brescia"

C'est au hasard que je m'y étais arrêté, un 30 décembre, dans un froid tenace. J'avais vu au loin les stalagmites de Bergame, ville dont je connaissais déjà l'hiver. Toute assoupie dans les rumeurs de Noël, et le rire des enfants glissant sur la glace d'une patinoire. Brescia. Deuxième ville de Lombardie. Et pourtant... On jurerait s'y être perdu pour la trouver. Ville au ralenti. Douce-amère. Et je repense aux pages de Jean Giono écrites lors de son voyage en Italie:
"Silence complet. "Ce n'est pas Brescia", dit Antoine; pas possible! Je ne sais pas ce que c'est; c'est doux-amer, c'est un rêve." Les quelques amis arrivent de nuit, comme moi, et découvrent une ville-théâtre, une ville d'opéra, de mystères. Ils vont et viennent, étranges, côté cour et côté jardin.

"Nous circulons dans un opéra à l'acte où le tyran perpètre ses mauvais coups"

Un silence lourd de confidences, de trahison, d'alliances. "Un chuchotis de conspiration sous les arcades et cette lumière dont je n'ai jamais vu la pareille, sauf au théâtre.", dira Giono.

On s'installe alors en terrasse, et on observe le Duomo qui fait penser à l'église Sainte-Agnès de Rome. Discrètement, on ose l'indiscrétion de soutenir le regard d'une ou deux passantes plus que d'ordinaire, on paresse, on boit un caffé à l'aube, ou un Spritz le soir. On rêvasse des ruines romaines sur les hauteurs de la ville, et de cette lueur bleutée qui nimbe l'Italie du Nord aux mois les plus froids.

Photo de Brescia, soir d'hiver:


dimanche 11 août 2019

Une chapelle dans Rome

Entre le Panthéon et la Piazza Navona, une église parmi tant d'autres à Rome, paresse. J'ai appris dans cette ville à ne jamais en rester aux apparences. Toujours prendre le temps donc de franchir les portes. L'Eglise-Saint-Louis-des-Français, discrète de prime abord, discrète comme le sont les cathédrales romaines, mais dès lors que l'on y est, on est saisi. Un vertige par le haut nous fait battre le cœur plus vite.
Et comme Stendhal parmi les tombes de Santa Croce, on est ému par les illustres tombeaux dont l'église est pavée.
Celui de Claude Gellée, le Lorrain, force le recueillement On raconte que Nietzsche connaîtra sa seule extase picturale, lui arrachant même des larmes, devant l'une de ses toiles. J'ignore quel tableau, mais je me plais en rêve à les faire défiler pour me forger une opinion.

Quelque part autour de la nef, l'émotion grandit. L'âme tout à coup se met à vibrer. Une petite foule se presse devant la Chapelle Contarelli, décorée par le Caravage en 1599. Une réécriture de la vie de Saint-Matthieu.

La Vocation de Saint-Matthieu.

Saint-Matthieu et l'ange, dont la première version sera refusée par le commanditaire, plongeant le jeune peintre dans un désarroi profond, une crise l'amenant à douter à chaque instant de son art.

Et enfin l'extraordinaire tourbillon de corps et d'ombres dans le Martyre de Saint-Matthieu.

Caravage doit avoir une vingtaine d'années quand il débarque à Rome. Compte tenu de sa maîtrise et de ses inspirations, il ne fait pas de doute qu'il a dû au préalable faire ses armes, au gré d'un séjour à Venise.
Il erre dans les bas-fonds de Rome, fréquente les tripots, côtoie les putains qu'il prendra pour modèle dans ses représentations de la Vierge. Scandale immense, on s'en doute. Mon Dieu, s'exclame-t-on, comme les martyrs qu'il peint, la mère de Dieu et le Christ lui-même, comme tous paraissent humains, trop humains!

Artiste étrange dont toute la vie semble nier Dieu quand son art l'affirme.
Puis sa course à l'abîme s'accélère. Il y aura une rixe de trop. Puis une autre. Et l'exil. Une vie balancée des rives de la Méditerranée, à jamais apatride, dans ce tourbillon de lumière et de son contraire qu'il n'aura eu de cesse de peindre.

Photo de la Chapelle Contarelli, Eglise Saint-Louis-des-Français, Rome:





jeudi 18 juillet 2019

Une ruine magnifique

Le vent sifflait par là-bas; et quand il faut entendre sa voix, tous se taisent pour écouter. On aurait tant à écrire sur le vent de Provence, dans la mesure où il a encore quelque chose à nous apprendre. Il suffit de prêter l'oreille.
J'étais égaré parmi la garrigue et les ruines. Puis en suivant la brise, à l'aube, on va un peu plus loin. Et seul, dans une matinée froide de printemps, cet ocre tout à coup qui s'élance au-dessus d'un bleu cristallin. Et le vent, toujours.

On longe les arches. Pris de vertige. On s'approche du cours d'eau; et si petit devant les lignes du pont, on se surprend à penser à quelques lignes de Rousseau:

On m'avait dit d'aller voir le pont du Gard; je n'y manquai pas. Après un déjeuner d'excellentes figues, je pris un guide, et j'allais voir le pont du Gard. C'était le premier ouvrage des Romains que j'eusse vu. Je m'attendais à voir un monument digne des mains qui l'avaient construit. Pour le coup l'objet passa mon attente; et ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appartenait qu'aux Romains de produire cet effet. L'aspect de ce simple et noble ouvrage me frappa d'autant plus qu'il est au milieu d'un désert où le silence et la solitude rendent l'objet plus frappant et l'admiration plus vive, car ce prétendu pont n'était qu'un aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras de tant de milliers d'hommes dans un lieu où il n'en habite aucun. Je parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect m'empêchait presque d'oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je sentais, tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m'élevait l'âme, et je me disais en soupirant: "Que ne suis-je né Romain!"

Rousseau, Les Confessions, Livre VI, 1765

Photo du pont du Gard:


mercredi 12 juin 2019

L'incendie de la Sainte-Victoire

Trente ans que la Sainte-Victoire a pris feu. J'entends encore les habitants d'Aix proféré à demi-mot cette sentence biblique, avec le même regard que les Parisiens en avril 2019 devant Notre-Dame en feu: "La montagne brûle..."
Et d'épaisses fumées grises se confondre avec le ciel marin. La montagne brûle trois jours et trois nuits.

Je rêve, à cette vision, de Cézanne revenu d'entre les morts, peindre cet ultime tableau, comme Néron chantant devant Rome incendiée, les rires de l'empereur remplacés par les pleurs du peintre. Peindre et pleurer. Cézanne, hanté par la Sainte-Victoire, qui a poursuivi sa lumière, comme Monet celle de la cathédrale de Rouen, des dizaines et des dizaines de vues, la montagne jamais réduite, jamais saisie, à la manière des Ménines de Vélazques que Picasso repense, détruit, reconstruit, la dénaturant d'après nature pour la rendre plus vraie. Qu'est-ce qu'il reste en fin de compte? La lumière, toujours, la lumière seule de ce pays qui baigne cette Notre-Dame minérale de son aura sacrée.

S'il ne manqua pas d'avis sévères sur sa ville natale, Cézanne lui restera fidèle, laissant femme et enfant à cette vie parisienne qu'il méprise encore plus, pour ne s'inquiéter que de la forme des pins et la silhouette des pierres, au pied de la montagne, étudiant, esquissant jusqu'à son dernier souffle. L'une de ses toiles sera retrouvée dans les terres, après que le peintre a peint une nuit entière sa montagne sous la pluie. Quelques jours plus tard, il y rendra l'âme.

"Mais quand on est né là-bas, c'est foutu, rien ne vous dit plus", disait-il avec son accent chantant qui s'est depuis dilué dans le chant des grillons les soirs d'été.

Picasso en sera le seul héritier. "Ce qui nous intéresse, c'est l'inquiétude de Cézanne" dira-t-il au critique d'art Christian Zervos. Il emménagera dans une vieille bâtisse du pays d'Aix. J'ai acheté la Sainte-Victoire de Cézanne, répétera-t-il. On se réjouissait pour lui, l'une de ses quatre-vingt toiles?, demandait-on. Non, la vraie, répondait-il, la montagne!

Lectures: Marcelin Pleynet, Cézanne, Folio essais, 2010
                Bernard Fauconnier, L'incendie de la Sainte-Victoire, Motifs, 2019

Exposition: Sainte(s)-Victoire(s), du 18 mai au 29 septembre 2019, Musée Granet, Aix-en-Provence

Photo de la Sainte-Victoire:



L'une des vues de la Sainte-Victoire par Cézanne:




lundi 10 juin 2019

La Solitude des Alyscamps

Van Gogh y a posé son chevalet. Automne 1888, il découvre Arles. Non loin des arènes, quelques pierres sont alignées au pied d'une vieille église qui déshabille l'horizon. Il a invité Gauguin dans ses solitudes. Le peintre a les tropiques plein la tête, il ne parle déjà plus que des confins, des jungles denses, des nudités brunes. Il est revenu de ces mondes qui font pétiller le regard, et sa voix tremble à l'idée de repartir. Van Gogh lui montre ses Champs Elysées, à lui seul, ces allées de paradis qui rougeoient en automne. Gauguin doit y consentir, oublier un instant ses régions exotiques, lui aussi se sent charmé par l'envoûtement et le silence de ces sarcophages millénaires, tombeaux partagés des Anciens et des chrétiens.

La petite nécropole se tait; et sous mes pas, le craquement seul des herbes mortes. Les vers de Paul-Jean Toulet me reviennent en mémoire quand je me heurte aux amours d'antan comme le pied sur un caillou.

Romance sans musique

En Arles

Dans Arles, où sont les Aliscams,
Quand l'ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd;

Et que se taisent les colombes:
Parle tout bas, si c'est d'amour,
Au bord des tombes.

Ces mêmes colombes qui marchent entre les pins, entre les tombes, sur le toit tranquille de Sète où Valéry repose...

Photo des Alyscamps d'Arles:




samedi 11 mai 2019

Le fleuve Rambla

Nous étions dans le Gracia. Grand soleil. Moiteur habituelle de la ville en été. Un proche m'appelle pour prendre de mes nouvelles: "ça va? Pas trop de pluie à Barcelone? Ils en parlent aux infos!" Je regarde le ciel, perplexe. Grand soleil, toujours. J'apprends dans la soirée que des orages sporadiques se sont abattus sur nos têtes, mais pas la mienne. Certaines rues de la vieille ville ont été inondées, et il aurait tellement plu que les Ramblas auraient ressemblé le temps d'une averse à un torrent.

Au fond, quoi de plus logique?

Sur la façade de l'un des hôtels de l'avenue, on peut justement lire une plaque rappelant le séjour d'Hans Christian Anderson, ici même, en 1862, lors de l'une des plus grandes inondations de la ville.
Les Ramblas, fleuve lourd que les pluies font déborder.
Le nom rambla est dérivé de l'arabe. Mot désignant le sablon, le lit d'une rivière, le courant et par extension le fleuve tout entier.
Et aux heures sèches, il suffit de se poser sur l'un des bancs à l'ombre des platanes pour observer la marée humaine s'écouler à son rythme, de la Place de la Catalogne au port; parfois l'inverse, c'est vrai, mais dans toute rivière, certains saumons remontent bien à la source.

Il y eut parfois des désastres, des tempêtes, notamment le 17 août 2017, quand une fourgonnette s'engouffre dans la perspective et fauche des dizaines de passants. Mais le fleuve a toujours repris ses droits, et naturellement, la foule a retrouvé le plaisir de flâner le long de ce cours d'eau.

A Barcelone, il n'y a qu'une rue, qu'un seul fleuve, auquel tout s'articule. Tout ce qui gravite autour de la Rambla se contente de l'abreuver. On a beau se perdre, s'éloigner, nos pas nous ramènent ici même.

Nul d'entre nous ne saurait être autre chose que l'un de ses affluents.

Photo des Ramblas de Barcelone:


dimanche 5 mai 2019

Viva Chamaco!

Je précise avant toute chose que je ne souhaite pas ici entrer dans quelque débat moral, incontestablement légitime, mais seulement parler de mes impressions devant une sorte d'art que d'autres avant moi ont su apprécier.

Vingt ans que le torero n'avait pas exercé. Vingt ans d'une retraite dont l'appel des arènes d'Arles l'aura sorti. La foule d'aficionados était fébrile, on applaudissait, on criait: "Chamacooooo!" "Chamaco, you're welcome!" L'homme était petit et brave, les gestes sûrs et lents, le regard vif surtout. Face à lui, le taureau avait quelque chose d'antique. 540 kg. Une monstre venu de la nuit des âges, ou peut-être de quelque Dédale. La créature le bousculera un peu, d'ailleurs, et tous ses subalternes se précipiteront. Chamaco se relèvera, il écartera ses hommes, ramassera sa muleta. Les cris dans les gradins, puis les applaudissements. Une rumeur dans toute l'arène.
"Musica!" entend-on, et l'orchestre enchaîne les paso doble. Tout de blanc vêtu, si près du taureau que son sang viendra teindre ses cuisses, Perera fait un travail honorable, les trophées lui seront pourtant refusés par la présidence. Une vieille dame hurle à côté de moi: "Te ha robado la oreja!" Elle t'a volé l'oreille! C'est presque drôle dans cette ville où Van Gogh aura coupé la sienne pour l'offrir à une putain en 1888. Mais la vieille avait, dans la voix, un tremblement ému, comme si elle avait elle-même subi la pire des injustices.
Chamaco, lui, obtiendra une oreille. Une retraite suspendue le temps d'une faena mérite une récompense. Mais le peuple n'est pas unanime. "Il y a trois mouchoirs qui se courent après, ce n'est pas un plébiscite, ça! Sifflets, huées. Le torero jettera l'oreille de colère. La foule jamais rancunière l'acclame en héros à la fin de la corrida.

On entend parfois "Indulto!", quelques personnes rient, applaudissent. Il est rare pourtant que l'animal soit grâcié.
Sébastien Castella se montre remarquable, même pour l'amateur que je suis. La vieille dame m'apprend les rudiments du métier: veronica, natural, suerte. A mes oreilles, c'est aussi beau que le nom des figures de style: anacoluthe, métaphore, hyperbate...
Le taureau est brave.
"Musica!" crie encore le public. Le chef d'orchestre reste assis. Castella danse avec le taureau: "Olé" et d'un geste élancé demande à son tour que l'orchestre tonne. Paso doble. Puis cesse... Tous font silence. L'instant où tout bascule. Vie ou mort. Le taureau ou l'homme. L'estocade. Le coup de grâce. Puis la foule applaudit, lentement, comme un cœur qui ralentit: "Qu'est-ce qu'ils font?, je demande à la dame.
-On accompagne le taureau dans la mort..."
Je restai saisi par cette réponse.
Puis la bête s'écroule. Le geste du torero fut précis. La foule se lève en liesse. Mouchoirs blancs agités. Toute une arène s'en couvre, comme les neiges aux sommets de la Sierra Nevada. Linceul sublime pour le taureau. Les deux oreilles. Et le torero est porté al hombres, sur les épaules de quelqu'un, dans un tonnerre d'acclamations.

Lectures: Ernest Hemingway, Mort dans l'après-midi, Gallimard, Folio
                                               L'été dangereux, Gallimard, Folio

Photo de Chamaco, feria d'Arles avril 2019






samedi 6 avril 2019

Souvenirs de la Carrer d'Avinyo

1907. Picasso termine, après bien des études comme ébauchées non plus au crayon mais au couteau, les nus de l'une de ses grandes œuvres: Les Demoiselles d'Avignon, où chacune des odalisques semble porter un masque nègre, quand ce n'est bien que leur visage, visage décharnés aux orbites en amande, vides et si profondes, comme la convergence des lignes de leur corps, vers le bas-ventre. C'est le sommet du cubisme; avant il n'était pas tout à fait ce qu'il est, après il ne le sera plus, ou il le sera mais toujours dans l'après-coup: l'écho de ces Demoiselles.
On le sait, rien à voir avec la ville des Papes, la Provence et le reste, non, on est à Barcelone, carrer d'Avinyo, où le peintre allait quérir ses pinceaux et ses couleurs, ainsi que ses premiers émois sexuels, la rue étant célèbre jadis pour ses nombreux bordels. Et justement, "ça s'appelait le bordel d'Avignon au début. Vous savez pourquoi? Avignon a toujours été pour moi un nom que je connaissais, un nom lié à ma vie. J'habitais à deux pas de la carrer d'Avinyo... ça s'appelle aujourd'hui les Demoiselles d'Avignon. Ce que ce nom peut m'agacer!"
Il était un habitué, un fidèle, au point de parfois y séjourner, décorer les chambres de ses fresques, comme elles pouvaient l'être dans les premières maisons de l'antique Pompéi.
La peinture est liée, dès son plus jeune âge (il a quatorze ans quand il découvre la cité catalane et son aura sulfureuse) à la sexualité, redonnant au mot "pinceau" son étymologie licencieuse et hautement significative: "petit pénis."

Quand on erre dans la perspective d'Avinyo et ses alentours, parfois en levant les yeux sur les murs et les immeubles vieillots, une gargouille vous sourit. Souvent le portrait d'une femme qui indiquait aux marins et aux étrangers qu'un lupanar n'était pas loin. Et dans ces temps-là, au cœur du Barrio Chino, un lupanar n'était jamais loin.

Picasso écrira un jour à André Malraux: "Nous, les Espagnols, c'est la messe le matin, la corrida l'après-midi, le bordel le soir. Dans quoi ça se mélange? Dans la tristesse. Une drôle de tristesse. Comme l'Escurial. Pourtant, je suis un homme gai, non?" Dieu, la mort et le sexe: voilà l'alchimie de l'Espagne.

Cinq femmes, nues, très nues, "vraies, enfin vraies, comme dira Sollers. Le geste violent qui les découpe de l'ombre bleutée, et leur visage anguleux, nets, comme chez toutes les Espagnoles. Tout le cubisme vient de là: de la précision de leurs traits, d'où surgit la rondeur immense de leurs yeux noisette. Dans ces pays, il suffit d'aimer les femmes pour déjà se faire un peu plus artiste.

Philippe Sollers, Femmes: "Elles sont là... Les vraies... Les enfin vraies... Les enfin prises à bras-le-corps dans la vérité d'une déclaration d'évidence et de la guerre... Les destructrices grandioses de l'éternel féminin... Les terribles... Les merveilleusement inexpressives... Les gardiennes de l'énigme qui est bien entendu: RIEN... Les portes du néant nouveau... De la mort vivante, supervivante, indéfiniment vivante, c'est son masque, c'est sa nature, dans la toile sans figure cachée du tissu... Pas derrière, ni ailleurs, ni au-delà... Simplement là, en apparence... Jouies, traversées, accrochées, écorchées, saluantes et saluées, posantes, saisies par un professionnel de la chose... Un des rares qui ait eu les moyens d'oser... Le seul au XXe siècle à ce point? Il me semble... A pic sur le sujet... Exorcisme majeur...
CETTE MAIN!
1907
LES DEMOISELLES D'AVIGNON"

Sources: Philippe Sollers, Femmes, Gallimard, Folio, 1983, p. 170-171
               Pierre Cabanne, Le Siècle de Picasso, tome 1: La naissance du cubisme (1881-1912)

Photo de la Carrer d'Avinyo, Barcelone:


mercredi 6 mars 2019

Pompéi 79

Pline le Jeune écrit à Tacite, curieux des dernières heures de son oncle. Pline l'Ancien voulut voir la mort de près. Aux premières secousses du Vésuve, le vieil homme se précipita, par la mer, au chevet de l'apocalypse."La cendre tombait déjà sur les navires plus chaude et plus dense à mesure qu'ils approchaient." Quelque chose dans le désastre rappelle les dix plaies d'Egypte, la mer se retire "comme chassée par le séisme" et "des animaux marins de toutes sortes jonchaient le sable sec"; une nuit éternelle recouvre le monde: "Les ténèbres se firent; ce n'était pas l'obscurité d'une nuit sans lune ou couverte par les nuages, mais celle d'une pièce fermée où les lampes sont éteintes."

La seule consolation de cette destruction, avoue Pline le Jeune, est l'idée de périr avec le monde en même temps que le monde. On ne saurait pas même fuir, la catastrophe au-delà du réflexe de survie. L'homme de lettres, face à l'éruption, demandera un volume de Tite-Live; "et je me suis mis à lire comme si je n'avais rien d'autre à faire."

Et l'apocalypse ricoche en écho jusqu'à nous dans cette même rengaine que chantonnent les grands désastres, où les astres se dissipent derrière l'ombre. L'empreinte de ces temps zéro, de ces tables rases, où le temps doit recommencer, au fond, reste la même, en 79, dans les contrées vésuviennes, ou en 1945.
Pline note: "Une nuage montait de terre -trop loin pour voir avec certitude de quelle montagne il s'élevait (c'est après que l'on sut qu'il s'agissait du Vésuve) - un nuage qui avait la forme et l'apparence d'un arbre, mieux d'un pin parasol." Il y voit un pin parasol; deux mille ans après, on ne peut y voir qu'un champignon atomique au-dessus d'Hiroshima.

Il n'est de catastrophe au monde qui ne finisse pas un jour par rimer...

Photo du Vésuve, de Pompéi:


vendredi 1 mars 2019

Les grottes de Catulle

C'était en cette période de mon existence où j'accomplissais une sorte de voyage d'hiver. Je roulais sans compter ni l'espace ni le temps, droit devant l'horizon. On se dit peut-être que c'est ainsi que l'on remonte les heures.
Avant de bifurquer pour entrer plus loin en Italie, je fus attiré par les effluves du lac de Garde. Nous étions le 31 décembre, le dernier jour de l'année, le dernier jour d'une vie; et la lumière tranchait l'ombre.

J'arrivais à Sirmione peuplée alors de quelques égarés comme moi. Tout était fermé, restaurants, hôtels, boutiques. Je traverse la petite ville, et sans crier gare, tout à coup, deux mille ans me sautent aux yeux. Le temps à l'envers. L'extrême pointe de la presqu'île est dominée par les ruines d'une ancienne villa romaine, l'une des plus grandes que l'Italie du Nord ait pu conserver. Cernées de champs d'oliviers, dans un contre-espace où les saisons et les climats s'abolissent d'eux-mêmes, des dizaines de voûtes, de cavités qui, dans leur usure, ont fini par ressembler à des grottes troglodytes, des sassis comme ceux des cités millénaires des Pouilles. Et en contre-bas, le lac qui se prend pour la Méditerranée.
Je crois que c'est ainsi que j'imagine la Sicile et les pays chauds de mon âme.

Catulle, qui a donné son nom à ces vestiges, avait chanté la beauté de ce promontoire:

Sirmio, perle de toutes les presqu'îles et de toutes les îles qui, dans les lacs aux eaux limpides et dans la vaste mer, s'élèvent sur l'un et l'autre Neptune, avec quel plaisir, avec quelle joie je te revois! J'ai peine à me persuader que j'ai quitté la Thynie et les champs bythiniens et que je puis te contempler sans crainte. Ah! qu'y a-t-il de plus doux que d'être libre de tout souci, quand l'âme dépose son fardeau et qu'après nous être épuisés de fatigue chez les étrangers nous revenons à notre Lare et que nous retrouvons le repos sur un lit longtemps désiré. Voilà la récompense unique pour tant de peines. Salut, ô belle Sirmio; réjouis-toi du retour de ton maître joyeux et vous aussi, onde du lac Lydien; riez tout ce qu'il y a d'éclats de rire dans ma maison.

Photo des grottes de Catulle, Sirmione:


samedi 9 février 2019

Piazza del Nettuno

Par rapport aux nus de la Piazza della Signoria de Florence, le Neptune de Bologne semble à première vue trop petit, presque trop haut, au sommet de la fontaine qui le soutient. Et pourtant, les habitants l'appellent le Géant. Et pourtant son ombre gigantesque se répand dans les moindres plis de la ville, sa silhouette se détache, tranchante et sûre d'elle, quand on l'aperçoit au travers des arcades du Palais du Podesta de la Piazza Maggiore.

Il est le symbole de marbre et de bronze de la toute-puissance papale, incarnée en chair et en os par Pie IV, en 1565, quand Bartolomeo Ammannati sculpte son bloc d'éternité, à la demande de Jean de Bologne.

Sa charge érotique est intacte. Et avec elle toute son ambiguïté. A ses pieds, les quatre grands fleuves connus du monde d'alors (le Gange, le Nil, l'Amazone et le Danube) épousent les courbes troublantes de nymphes qui compressent leurs seins pour que jaillissent quelques jeux d'eaux, à moins que ce soit les premières gouttes de lait de la Voie Lactée, comme dans un tableau de Botticelli.

Et Neptune lui-même, si nu, trop nu, aux muscles trop saillants, signe l'un des grands scandales de l'Italie de la Renaissance. L'intention originelle était de lui attribuer en effet un sexe à la mesure de sa puissance. Symbole du pape peut-être, mais le pouvoir se trouve toujours au cœur du bas-ventre.L'Eglise s'offusqua, refusa fermement. Le sculpteur pensa donc la statue de telle sorte  que le pouce de sa main gauche tendu, aperçu sous un certain angle, devait laisser apparaître un imposant phallus en érection. J'ai tourné autour de la fontaine monumentale à la recherche de la bonne perspective, de ce point de vue impudique, aux aguets de l'illusion. Mais seuls ceux qui savent savent, j'imagine...
L'Eglise le sut, le comprit, s'offusqua encore, se révulsa, pria, implora, déplora. Quelque temps elle décida d'habiller le dieu de la mer d'un grotesque pantalon en bronze, maillot de bain incongru pour Poséidon que Bonaparte fit fondre alors pour les besoins de son artillerie, à l'époque de ses grandes conquêtes. Neptune retrouva donc l'aura de sa nudité.

Source: Le Guide du Routard: L'Italie du Nord

Photo du Neptune, Bologne:


samedi 12 janvier 2019

Londres, ville biblique!

Une nuit que j'étais à me morfondre dans quelque pub anglais du cœur de Londres, parcourant l'Amour Monstre de Pauwels, me vint une vision dans l'eau de Seltz. Quelle vision?, demanderait-on à Gainsbourg. Oh, pas grand-chose, presque rien, à dire vrai. Rien que l'essentiel. Cette apparition m'apparaît confuse, mais je crois la reconnaître. A chacun, ses spectres, n'est-ce pas.

Car "tout l'affreux passé saute, piaule, miaule et glapit dans le brouillard rose et jaune et sale des sohos avec des indeeds et des al rights et des haos." disait Verlaine.
"Londres fume et crie. Ô quelle ville de la Bible!
Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons dans leur ratatinement terrible
Épouvantent comme un sénat de petites vieilles."

"Ah! vraiment c'est triste, ah! vraiment ça finit trop mal."

Londres, ville biblique, donc? Je vois. Une ville qui, plusieurs fois, a traversé ses plaies d'Egypte. Le fléau sous ses nombreux masques.

1666: Le Grand Incendie ravage la ville du 2 au 5 septembre. "Sauf quelques églises de pierre, tout le Londres moyenâgeux a disparu en trois jours, emportant mille ans d'histoire." précise Paul Morand. "On dirait que l'incendie a laissé dans l'air son odeur redoutable. Après trois siècles, Londres sent encore le brasier froid, et la pierre de ses plus beaux immeubles garde quelque chose de calciné. Quand un feu de cheminée éclate, quand passent les pompiers et leurs automobiles rouges, les habitants se regardent avec inquiétude, et font silence... Impression de malaise, que je n'ai jamais éprouvée dans aucune autre ville, on dirait que du fond de leur subconscient, les Londoniens sentent remonter le souvenir du Grand Incendie."

1856: La Grande Puanteur. La ville est imprégnée, jusque dans son ombre, d'une odeur nauséabonde qui remonte des eaux croupies de la Tamise, sous la chaleur caniculaire de l'été. Un déluge, qui se fait attendre, finira par dissiper la puanteur.

1940-1941: Le Blitz. L’Éclair. La mort venue d'en-haut. Plus de 40 00 civils tués, lors des pluies incessantes de l'aviation allemande, qui bombardent la ville, nuit et jour.

1952: Le Grand Smog, cette brume épaisse qui a enténébré la ville du 5 au 9 décembre. Le Smog, ce troisième géant, né des vapeurs de la révolution industrielle, héritier de Gog et Magog, les bâtisseurs de la ville, ces Titans légendaires qui "durent avoir des jambes d'échassiers pour se frayer un chemin à travers les méandres marécageux de la Tamise, et des têtes plus hautes que des phares pour dominer l'étendue des forêts." (Paul Morand.)

Ah, Londres, ville biblique! Babylone, Sodome, Gomorrhe, Soho, Picadilly Circus, et le reste; et les néons ont fini par remplacer le "feu du ciel."

Sources: Paul Morand, Londres, Gallimard, Folio, 1962
               Paul Verlaine, "Le Sonnet boîteux", Jadis et Naguère, Pocket, 2009

Photo de Londres, hiver 2018:


Une Ballade des contradictions

 C'était la fin de l'hiver. Journée pluvieuse, grise. Pour des raisons longues à expliquer, j'étais allé me perdre jusqu'à l...