Sur le Grand Canal, les palais paressent dans la brume. Nous franchissons les portes de la Ca' Rezzonico, l'entrée se faisant par une ruelle étroite et austère où rien ne soupçonne la présence de l'eau sur les bords de la demeure.
On y rêve alors d'y croiser quelques morts illustres: Baffo, Casanova, Piranèse, Canaletto, le doge, l'ambassadeur de France, des peintres, Canaletto peut-être, ou certains musiciens, un prêtre roux par exemple, un bouffon pour amuser les dames ou un lointain Mamamouchi tout droit venu de Byzance, rêvons, rêvons...
La salle de bal est vide, les trompe-l'œil nous bernent, des colonnes corinthiennes n'en sont pas, des lustres patientent dans le souvenir de leur éclat d'antan.
Les corridors s'enchaînent, une fenêtre s'ouvre sur la lagune, quand, soudain, dans un recoin secret, les fresques de Tiepolo, toutes en pastel et en clartés, viennent illuminer l'obscurité vétuste de la maison. Tiepolo fils, Giandomenico. Fils de Tiepolo père, logique, le petit dernier de la Renaissance vénitienne, après le Titien, Véronèse et le Tintoret. Quoiqu'il y aurait pu n'y avoir que lui, le Tintoret...
La pièce des Polichinelles saute aux yeux, de tant de blancheur, de légèretés, de tourbillons et de vertiges. Des visions grotesques et cocasses, un mouvement délicatement ébouriffant, presque l'air de rien. Polichinelle se repose, aime, caresse, jongle, danse, sur les murs, au plafond, tournoie de part et d'autre. Cabriole et transe. Quelque chose de Naples à Venise.
Ce sont là les dernières fresques réalisées en 1797 pour sa propre villa à Zianigo, détachées en 1906, transférées ici en 1936.
A la fin de sa vie, nous dit la pancarte explicative, le peintre est littéralement obsédé par la figure de Pulcinella, à en rêver nuit et jour, à en étudier les moindres récits, les plus cruels, les plus obscènes, à en dessiner partout, tout le temps, sur les murs, les tables, remplissant des pages par centaines de dessins de Polichinelle, pages aujourd'hui éparpillées dans les quatre coins du monde, conservées et cachées soigneusement au gré de collections pour la plupart privées. Tant de mystères, tant de fantaisies qui nous restent invisibles. Quelles tristesse en effet; même si savoir que ces ébauches existent encore, quelque part, ne peut que réjouir le cœur.
Je l'imagine hanté par ces visions millénaires, et dessinant, peignant pour les domestiquer, les dompter. Pulcinella multiplié à l'infini venu pour lui livrer sans doute quelques confidences...
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