lundi 18 mars 2024

Le dernier chevalier de Malte

 Dans la nuit de juin, Ferdinand von Hompesch, Grand Maître de l'Ordre, sort de l'Hôtel du Baron Parisio où Napoléon s'est installé. Il est escorté par quelques gardes, sans doute cherche-t-il à se donner un peu de contenance, il ne parle pas, un navire au quai de Grand Harbour l'attend. Une frégate française n'est jamais loin. Ce sera Trieste comme première étape d'un exil consenti. La France s'est montrée généreuse: une pension considérable, des rentes aux chevaliers, la liberté du culte catholique accordée pour ceux qui resteront, et nulle contribution extraordinaire aux vaincus. Il n'y a pas vraiment de défaite militaire, d'ailleurs, une bonne entente dirons-nous. Puis le Grand Maître abandonne son titre à l'Empereur de Russie, Paul Premier. Il finit épuisé à Montpellier où il mourra d'une crise d'asthme.

L'histoire ne retient pas grand chose de ce noble qui ne se fit pas bien prier pour abandonner l'île. J'ai pourtant une lointaine affection à son égard comme Aragon en avait pour Boabdil franchissant les portes de l'Alhambra et abandonnant Grenade, après la Reconquête. Il écrit l'histoire du dernier Maure d'Espagne dans son poème oriental: Le Fou d'Elsa. Mais les rois vaincus, les perdants, les derniers sont légions: Saigo Takamori, samouraï à l'aune de la modernité, Jacques de Molay, templier maudissant les souverains chrétiens ou encire Puyi, douzième empereur de la dynastie Quing devenu jardinier au jardin botanique de Pékin.

Napoléon séjourne cinq jours à la Valette, il est entré dans la cité que même le Sultan avait échoué à prendre. Comment ne pas avoir alors la folie des grandeurs? Comme à son habitude, il réforme tout: administration, justice, santé, éducation, défense. Tout cela en cinq jours.



La Méditerranée a toujours été au cœur de son rêve. "La lumière des îles semble l'accompagner sur la courbe de sa vie. La Corse, l'île berceau; Malte l'île du départ, le printemps de sa gloire orientale; l'Elbe, l'île du repos, tanière à renards où il aurait pu être heureux, mais où il finit par s'ennuyer de lui-même et de la France, comme un enfant qui a perdu sa mère." écrit Daniel Rondeau dans Malta Hanina.

Précédé par Ferdinand von Hompesch, Napoléon quitte Malte à son tour à bord de L'Orient. Il a l'Egypte en tête, et des rêves d'Alexandre qui bouillonnent. Quelques petites dizaines de chevaliers de l'Ordre l'accompagnent. Derrière lui, une troupe de quatre mille hommes en garnison au milieu de nulle part dans la Méditerranée. Il en faudra peu pour que les populations, exsangues financièrement, se révoltent. Les Français en garnison à Mdina sont massacrés, suite à la saisie de l'Eglise des Carmélites. Les autres villages se donnent le mot. La révolte grondera et les Anglais s'engouffreront dans la brèche. Le commandant Vaubois est cerné de toute part, assiégé dans sa propre ville. Il tiendra. Longtemps, même, au vu des précédents sièges de la Valette. Le plus long de son histoire.



Mais le 5 septembre 1800, il abaisse le drapeau français. Le Capitaine Alexandre Ball est nommé gouverneur de l'archipel. C'est avec les honneurs cependant que Vaubois et ses troupes, ce qu'il en reste du moins, parviennent à quitter le Grand Harbour, mettant ses pas dans ceux du dernier Chevalier de Malte.

Source: Malta Hanina, Daniel Rondeau. 2012



mardi 5 mars 2024

Pas encore morts

    Une bouteille d’Aftershave et une boîte de chocolats. En bonus, une case dans un tableau Excel, qui pousse l’ensemble dans le rouge. Voilà ce qu’ils valent. Travailleurs ayant travaillé, contribuables ayant contribué, humains ayant engendré. Leurs faits d’armes sont au passé mais ils ne sont pas encore morts. Ils appartiennent désormais à un autre vocabulaire : la dépendance, les EHPAD, les Cantou, les lits, les soins, les patients ou parfois les clients. Ils partagent tous la même adresse, mangent au même endroit. Ils prennent leur place publiquement dans les calculs : nombre de personnes dépendantes, nombre de personnes atteintes d’Alzheimer, nombre de personnes atteintes de Parkinson, nombre de personnes atteintes de la maladie à Corps de Lewy, nombre de personnes atteintes de démence, nombre de personnes handicapées, nombre de personnes nécessitant des soins constants. Certains ont perdu la raison, d’autres la maitrise de leur corps, et beaucoup sont juste vieux.

    Ils aiment, ils sentent, ils ressentent, ils angoissent, ils marchent doucement et regardent le temps qui passe. Ils font ce que tous les Hommes font mais ils ne rapportent plus. Ils coûtent, ils emmerdent les Ministères, les économats et leurs budgets. Ils ne rapportent pas. Ils sont juste mon grand-père, ta mère ou ton père, ton voisin du bout de la rue. Ils t’ont élevé, ils ont construit, se sont trompés, se sont débrouillés comme ils ont pu. Ne te méprends pas, les rides sur leur visage ne les rendent pas meilleurs. Ce sont juste les preuves qu’ils ont été comme toi. Qu’ils ont participé à l’effort de guerre, à la productivité, à la constitution d’une société. Comme toi. Mais plus maintenant.

    Maintenant, ils vivent c’est tout. Souvent difficilement, mais ils vivent. Ils existent, ils sont là. Toi et moi on veut les oublier, on s’en sort bien d’ailleurs. Il faut qu’on cotise, qu’on gagne notre vie, on n’a pas le choix. Et puis, je sais que tu n’as pas le temps. Il faut que tu sortes, que tu voies des gens, que tu solidifies ton réseau, que tu rentabilises ton smartphone. Il faut que tu prouves que tu vaux quelque chose, que tu remplisses ton CV, toi, tu as des diplômes, il faut bien que ça serve. Et puis, il faut que ton mur soit florissant, que les gens se rendent compte que ta vie est super, que tu voyages, que tu regardes bien toutes les séries qu’il faut et que tu sais quand même que ce monde est pourri. Comme tout ça, ça te prend du temps, il faut que tu te reposes, que t’ailles faire des courses, que tu sortes te divertir avec tes amis. De toute façon, il y en a, c’est leur travail de s’occuper des personnes âgées. Tu ne sais plus trop leur titre, le nom de leur boulot, mais bon, ils sont payés pour ça. Ils n’avaient qu’à avoir tes diplômes, leur vie serait moins difficile. De toute façon, le temps passe trop vite, tu ne t’en sors pas. C’est la crise pour tout le monde, on fait tout ce qu’on peut déjà, on a des dettes, on n’a pas les moyens. Ils ne vont pas en demander plus, ils n’oseraient pas en demander plus. Ils demandent déjà trop de temps, trop d’argent.

Je ne vais pas te faire la leçon. Je ne vais pas te dire de vivre l’instant présent, ni te rappeler qu’un jour on mourra. Tout ce que je voulais te demander, c’est toi, est-ce que tu crois qu’un jour quelqu’un se préoccupera de nous à ce moment là ? Qui nous tiendra la main ? Qui se posera la question de savoir si on ne s’ennuie pas trop, de savoir si la tristesse ne nous étreint pas à nous en étouffer ? Qui pensera que nous avons une valeur, qui se souciera simplement de nous parce que nous existerons encore ? Qui sera là, quand à notre tour, nous ne serons pas encore morts ?


Pau. M



Photographie de Didier Carluccio

https://carluccio-photo.com/


Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...