vendredi 30 juin 2023

Guide de Barcelone à l'usage des égarés

 Alors que je longeais la Seine, dans quelque Septentrion un peu triste, j'entendis le piaillement tonitruant d'un essaim de perruches durablement installé dans un arbre de l'île Saint-Etienne. Ces perruches m'ont projeté plusieurs centaines de kilomètres plus au Sud. Dans le Grand Midi catalan où ces oiseaux d'un vert profond se partagent avec les chauves-souris le ciel bleu acier d'octobre, se faufilant sous la voûte de l'Arc de Triomf de la Ciutadella.



J'ai souvent hanté Barcelone, dois-je reconnaître. Remonté le fleuve Rambla, couru à la recherche d'un téléphone portable que l'on m'aura dérobé un soir de réveillon. Je fus saisi d'admiration devant les fresques romanes des petites chapelles de l'arrière-pays reconstituées au Musée de la Catalogne. Tournicoté dans le labyrinthe d'Horta. Me suis éternisé au Quimet d'Horta, parmi les petites bouteilles d'alcools et les jambons.

J'y étais très heureux. Tout autant abattu par des chagrins intenses. J'ai accordé mon temps aux artistes de rues, écouté Chan Chan ici, ou Bizet ou Puccini, non loin de la Seu, par cette cantatrice ukrainienne ou ce jeune informaticien marocain. Ceux qui y ont séjourné suffisamment longtemps les connaissent.



Combien d'heures à ravalear? Comprendre: errer dans le Raval, flâner l'air de rien dans la Rue des Voleurs, siroter une absinthe au Marsella, des chupitos à La Rouge un soir de flamenco, tourner à droite puis à gauche, rebrousser chemin, pour saisir les caprices de la ville. Jusqu'à la mer, cette mer bleu nuit que l'on aperçoit du Tibidabo un soir de janvier, cette mer bleu incandescent tout en haut du Parc Güell.



Agrippé par les regards troublants des hétaïres, esquivant les caddies des ferrailleurs, pleins de trésors rouillés, observé par les gargouilles du Born aussi qui indiquaient aux marins et aux voyageurs des temps jadis qu'une maison se trouvait tout près... La rue d'Avignon évidemment où Picasso... La Diagonale, et ses cabarets interlopes, où Genet, mais aussi Bataille bien sûr... On dit que le trottoir ici et là conserve l'empreinte des talons, où les grues ont fait leur cent pas...

J'ai déchiffré les inscriptions talmudiques du Call, les noms sur les murs de la Pepita, dans une autre vie, lu les lignes en fer forgé des balcons et, comme à travers un aquarium, par-delà les vitres d'un taxi, à toute allure dans la nuit, vu défiler l'ondulation des immeubles art nouveau, pour me rendre à Sants, où le désert andalou, l'aridité de la Castille, parfois m'attendaient.

C'est à tout cela, et bien plus encore, que je pensais au bord de la Seine, dans le hurlement des perruches.

Il m'arrive les jours de désœuvrement d'imaginer écrire, enfin, après tout ce temps, un guide de Barcelone à l'usage des égarés, tout rempli d'adresses secrètes, de fulgurances et de souvenirs...




lundi 5 juin 2023

Méditations aux gorges de Franchard

 Je marchais seul dans les bois. Le soleil, cet après-midi-là, était ardent. Seul entre les chaos de grès qui évoquent des créatures médiévales. Rares sont les fois où l'on croise en effet un promeneur. On pose seulement ses pas sur ceux de Senancour. On entend à peine les craquements des branches sous les semelles et le sable gris qui s'enfonce sous la chaussure comme du coton. Cinq ans en arrière, j'étais interrogé lors de la leçon des oraux de l'agrégation sur le fameux passage de l'excursion de Frédéric Moreau et Rosanette dans la forêt de Fontainebleau pour fuir l'agitation parisienne et les révolutions avortées. J'ignorais à l'époque que le destin, c'est-à-dire les mutations de l'Education Nationale, m'y porterait un jour. J'avais pour ouverture, je m'en souviens, une phrase de la correspondance de Flaubert à Georges Sand dans laquelle il exprimait les difficultés d'écriture de ce chapitre par l'envie de se pendre à l'un des arbres de cette maudite forêt.


Sand ne connaissait que trop bien le décor. C'est elle qui avait suggéré des itinéraires au vieux troubadour, comme elle l'appelait, qui lui avait conseillé aussi de découvrir les sables du Cul du chien. Les tropiques dans le bassin parisien. Vingt ans plus tôt, elle s'y était rendue avec Musset, au tout début de leur histoire. Ces moments fragiles et immenses où quelque chose "prend."

"Tu sauras que la femme que j'aime est celles des roches de Franchart" écrit le poète à celle qu'il sent lui échapper, après Venise bien sûr, et les premiers ébranlements de leur couple.

Je me porte à mon tour jusqu'aux éperons rocheux qui surplombent la forêt, et me pose au soleil comme le ferait un lézard. J'ai sous les bras Les Confession d'un enfant du siècle. Musset réécrit cet instant de grâce où des cœurs se sont dénudés. Il le scelle, le grave dans la pierre, comme on écorcherait un tronc d'arbre pour ne pas oublier, pour sublimer en quelque sorte. Ce à quoi sert la littérature.



"Lorsque, par un beau clair de lune, nous traversions lentement la forêt, nous nous sentions pris tous les deux d'une mélancolie profonde. Brigitte me regardait avec pitié; nous allions nous asseoir sur une roche qui dominait une gorge déserte."

Quand Musset découvre ce territoire étrange si près et si loin de Paris, il a vingt-deux ans. On est en 1833. Il est amoureux. Subit les premiers désordres de son esprit. Les hallucinations se font un peu ressentir. Dans moins de dix ans, il aura cessé d'écrire, et l'alcool l'aura tout à fait emporté dans ses limbes. Mais à Fontainebleau, il aime. Il y passe tout l'été, au terme duquel il entreprendra son drame romantique: Lorenzaccio, inspiré par les idées et les premières tentatives de Georges Sand. Il lit avec attention Une Conspiration en 1537, qu'elle a écrit et qu'elle soumet à son avis, étudie, découvre, redécouvre émerveillé cette Renaissance toscane, les Médicis, Raphaël, Michel-Ange, Cellini. Et les étendues de Fontainebleau se confondent aux vallons de Florence. A la fin de l'automne, le texte est terminé.

Alors moi-même sur ces roches au-dessus du vide, je rêvais aussi des crêtes siennoises. Des fresques délavées, des cuivres vert-de-gris, de l'Arno et des incandescences du soleil la nuit tombée entre Pise et Volterra. Une jeune femme, bien sûr, était la cause de ces échappées de l'âme. Je lisais, sous ses recommandations, Léonard et Machiavel de Patrick Boucheron. Et parmi les hêtres, les pins et les châtaigniers, comme Musset au fond, j'imagine, j'apercevais par surimpression quelque chose des grotesques de Vasari ou des brouillons de la Bataille d'Anghieri. 

Je me retirais enfin, après avoir longuement cuit à la lumière, animé par l'espoir de retourner ici, de toute urgence cela va de soi, avec l'inspiratrice de ces digressions toscanes.



Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A ...