Dans un récit sur l'Italie, Christain Giudicelli s'amuse de remarquer que les fresques de Giotto sont partout à Padoue. Quand il demande au réceptionniste de l'hôtel où il pourra aller admirer les œuvres du maître, on lui répond le plus naturellement du monde: "Au fond du couloir, à gauche." Tout près donc, dans les couloirs mêmes de l'hôtel, à quelques pas, dans les anciens vestiges de quelque couvent sans doute. Et nul besoin d'entrer dans les musées ou la Cappella degli Scrovegni.
A Barcelone, j'étais entré au Quatre Gats en demandant naïvement où étaient les Picasso; on m'avait envoyé balader.
Très souvent, en effet, j'ai parcouru l'Europe sur les traces de certains artistes qui m'ouvraient la voie sur ces lieux littéralement habités. Venise et le Tintoret, Rome et le Caravage, les architectures du Palladio à Vicenza, et même les vanités de Juan de Valdés Leal dans la moindre église de Séville jusqu'au fameux hôpital de la Caridad.
A Aix-en-Provence, s'il est vrai que je suis allé à l'Hôtel de Caumont et au musée Granet, c'étaient les œuvres de Cézanne en vrai que je souhaitais voir, non les toiles, mais la montagne elle-même, les routes parcourues, les paysages traversés.
Ainsi, cela faisait des années que je souhaitais retourner à Tolède pour retrouver les extraordinaires tableaux du Greco, et c'est naturellement à l'Office de Tourisme que j'ai demandé en premier lieu: Où sont donc les Greco?
J'ai donc longuement erré dans les rues escarpées. La Cathédrale, la maison du peintre, le Museo Santa Cruz. Ici et là quelques synagogues sur mon chemin. Mais seul le souvenir du Greco animait mes pas.
Me revint en souvenir ma découverte émerveillé de l'Enterrement du Comte d'Orgaz dans la petite église Santo Tomé, que j'avais déjà découverte lors d'un voyage scolaire douze ans en arrière. Je crois me rappeler que je m'étais éclipsé de mon groupe, par quelle circonstance, je n'en ai aucun souvenir, et j'était entré seul dans cette chapelle, pour admirer ce qui demeure l'un des plus beaux tableaux du monde. Une émotion indicible m'avait alors saisi. Je n'avais que seize ans. C'était hier. Je connus dans ce coin du monde les premières émotions fortes de l'existence que le contexte ici ne me permet pas de plus développer. Mais, je crois que quelques lointains poèmes de jeunesse pourraient en témoigner.
La plupart du temps, un artiste entre dans nos vies, son œuvre du moins, de manière insidieuse, sans que l'on sache délimiter le début des choses, le moment où "ça prend", comme aurait dit Roland Barthes. J'ignore par exemple à quel moment le Caravage est entré dans mon existence, j'ignore à quel moment j'ai compris enfin que Picasso était le plus grand artiste du vingtième siècle, je suis incapable de dater mon choc en découvrant les œuvres de Michel-Ange, ni mon extase devant la force extraordinaire de Rubens, dont La Chasse au tigre fut l'une de mes émotions les plus fortes quand j'apprenais alors à peine à lire, incapable de dater non plus mon ébahissement devant Van Gogh ou Courbet, ou Monet... Non, toutes ces œuvres, je les aime depuis toujours, ou bien, quand leur impression sur moi fut tardive, semblaient exister depuis toujours, comme si je n'avais jamais eu à les découvrir. Or, Le Greco, je peux dater la collision entre ses couleurs, ses silences, ses regards et ma petite existence. A cet égard, il est déjà une exception. Seul le Rosso m'évoque une date précise qui correspond à ma découverte, contrainte, de Fontainebleau, mais c'est une autre histoire...
Lors de ce même voyage scolaire, par un heureux hasard que je n'explique toujours pas, j'avais pu, lors de notre visite du Prado, m'échapper du groupe, et ignore même si j'en avais tout à fait l'autorisation, déterminé à découvrir les Obras negras, légèrement ennuyé par les portraits royaux de Goya, dont je reconnais aujourd'hui la dimension caricaturale et qui m'amusent aujourd'hui beaucoup plus désormais que le second degré m'y apparaît évident. Dans cette découverte au pas de course du musée, je fut attiré par ces longues toiles étranges, soudain saisi, puis happé, transi presque par ces visions qui s'élançaient vers le haut comme des cyprès en Méditerranée, tout en gris et en bleu, dans un étrange allongement des corps qui les rapprochait du vacillement de la flamme. D'une flamme anochada, comme aurait dit Gongora, sans équivalent convenable en français. Une flamme anuitée, enténébrée. Je me souviens de ce choc incomparable. C'était il y a douze ans. C'était hier..
Quand on me demande pourquoi j'aime Le Greco, je ne sais trop quoi répondre. Mais je repense au printemps de mes seize ans.
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