mardi 14 novembre 2023

Le piéton de Londres

 La ville fut mon premier voyage.



Très vite, avant même l'âge adulte, j'ai fini par ne plus compter les séjours. Mon père m'y amenait alors chaque été. J'ai fini par ne plus compter les pas. De long en large, Oxford Street. Puis Regent Street. Jusqu'à Piccadilly Circus. Frôlant parfois Hyde Park de nuit. Traversant Kensington Park à l'aube jusqu'au Royal Albert Hall. Plus de souvenirs que si j'avais mille ans, comme disait le poète.

D'un hôtel à l'autre. Le Columbia, non loin d'un pub au doux nom de Swan; le Berjaya Eden Park London Hotel, il me semble, le Phoenix ou encore le sobrement nommé Z, pour le seul plaisir de nous rendre à la National Gallery, à portée de regard et de jambes. Et qu'il apparaît évidemment qu'une journée ne saurait être perdue si on a contemplé, ne serait-ce qu'un instant, une toile du Tintoret ou de Rubens.


Epousant les méandres de la Tamise, de Westminster à Saint-Paul, jusqu'au Tower Bridge, bien après le London Bridge, d'aucuns s'y méprennent parfois, et dévalant les courbes du Millenium Bridge jusqu'à la Tate Modern.

Des été d'abord, mais il y eut, je crois, un printemps, un hiver et un automne, surtout. Il y a peu de villes dont je connaisse les quatre saisons, Barcelone, à la rigueur, mais c'est à voir.

Des rues de Soho, seul, un matin froid, et le froid est souvent tenace par là-bas. Particulièrement quand on n'a pas de manteau. Des brumes parfois. De moins en moins, toutefois. Des pluies bien souvent. Tout autant que des éclaircies.



Je ne compte plus les rues arpentées, les égarements, les distances trompeuses, et les hasards qui font bien les choses.

Dernièrement, chaque pas me fut pourtant douloureux, apprenant quelques jours plus tôt de la part d'un médecin que je ne savais pas marcher le moins du monde, et que cela faisait bientôt trente ans que je m'y prenais mal sans même le savoir. Il m'arriver alors de scruter de temps à autre l'usure de mes talons et de jeter un coup d'œil à ce curieux déséquilibre rattrapé in extremis que l'on nomme marcher. J'ai repensé au Ministère des Démarches Ridicules du Monty Python's Flying Circus. J'ai souri.

Charles Dickens pouvait, lui, marcher près de quarante kilomètres par jour, rôdant dans les nombreux recoins de la ville, dans ses ombres, ses secrets, ses abîmes. A une époque où Londres devait être si peu fréquentable, encore peuplée de Jack l'Eventreur ou de maudits en tout genre.


Paul Morand raconte son escapade dans un quartier mal famé. Le récit date de 1933. "Nous étions sous l'influence de l'Eléphant and Castle", quartier dont on ne nous a pas dit que du bien aujourd'hui encore.

"Tentés par le brouillard irréel, nous nous enfonçâmes dans un labyrinthe de rues à petites maisons qui ressemblait plutôt à un coin de faubourg de Bucarest qu'à Londres. Minuit environ, et pas un chat dans les rues... Il faut ajouter que ce qui nous donnait un certain mépris du danger, c'est que j'avais pris avec moi une canne-sabre de rônin (chevalier-vagabond japonais, littéralement  homme sans nom, homme-vague) achetée à la vente Behrens, qui, dans un gourdin noueux, cachait une de ces lames magnifiques capable de faire sauter une tête d'homme comme un pavot."

Bien sûr, Paul Morand et ses compagnons, à la première lueur trouble ou mouvement dans la nuit, qu'en sais-je?, feront demi-tour la queue entre les jambes. Mais il me plaît d'imaginer l'un de nos plus grands écrivains déambulant dans la nuit londonienne à la manière d'un ninja.

Et somme toute, le piéton dans une grande ville est toujours d'une certaine manière "un homme-vague."

Je ne compte plus les rues arpentées en effet, les pas, les les nuits ici vécues. Et parmi les plus belles. Mais de celles-là, je m'attarderai un jour.





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