Je marchais seul dans les bois. Le soleil, cet après-midi-là, était ardent. Seul entre les chaos de grès qui évoquent des créatures médiévales. Rares sont les fois où l'on croise en effet un promeneur. On pose seulement ses pas sur ceux de Senancour. On entend à peine les craquements des branches sous les semelles et le sable gris qui s'enfonce sous la chaussure comme du coton. Cinq ans en arrière, j'étais interrogé lors de la leçon des oraux de l'agrégation sur le fameux passage de l'excursion de Frédéric Moreau et Rosanette dans la forêt de Fontainebleau pour fuir l'agitation parisienne et les révolutions avortées. J'ignorais à l'époque que le destin, c'est-à-dire les mutations de l'Education Nationale, m'y porterait un jour. J'avais pour ouverture, je m'en souviens, une phrase de la correspondance de Flaubert à Georges Sand dans laquelle il exprimait les difficultés d'écriture de ce chapitre par l'envie de se pendre à l'un des arbres de cette maudite forêt.
Sand ne connaissait que trop bien le décor. C'est elle qui avait suggéré des itinéraires au vieux troubadour, comme elle l'appelait, qui lui avait conseillé aussi de découvrir les sables du Cul du chien. Les tropiques dans le bassin parisien. Vingt ans plus tôt, elle s'y était rendue avec Musset, au tout début de leur histoire. Ces moments fragiles et immenses où quelque chose "prend."
"Tu sauras que la femme que j'aime est celles des roches de Franchart" écrit le poète à celle qu'il sent lui échapper, après Venise bien sûr, et les premiers ébranlements de leur couple.
Je me porte à mon tour jusqu'aux éperons rocheux qui surplombent la forêt, et me pose au soleil comme le ferait un lézard. J'ai sous les bras Les Confession d'un enfant du siècle. Musset réécrit cet instant de grâce où des cœurs se sont dénudés. Il le scelle, le grave dans la pierre, comme on écorcherait un tronc d'arbre pour ne pas oublier, pour sublimer en quelque sorte. Ce à quoi sert la littérature.
"Lorsque, par un beau clair de lune, nous traversions lentement la forêt, nous nous sentions pris tous les deux d'une mélancolie profonde. Brigitte me regardait avec pitié; nous allions nous asseoir sur une roche qui dominait une gorge déserte."
Quand Musset découvre ce territoire étrange si près et si loin de Paris, il a vingt-deux ans. On est en 1833. Il est amoureux. Subit les premiers désordres de son esprit. Les hallucinations se font un peu ressentir. Dans moins de dix ans, il aura cessé d'écrire, et l'alcool l'aura tout à fait emporté dans ses limbes. Mais à Fontainebleau, il aime. Il y passe tout l'été, au terme duquel il entreprendra son drame romantique: Lorenzaccio, inspiré par les idées et les premières tentatives de Georges Sand. Il lit avec attention Une Conspiration en 1537, qu'elle a écrit et qu'elle soumet à son avis, étudie, découvre, redécouvre émerveillé cette Renaissance toscane, les Médicis, Raphaël, Michel-Ange, Cellini. Et les étendues de Fontainebleau se confondent aux vallons de Florence. A la fin de l'automne, le texte est terminé.
Alors moi-même sur ces roches au-dessus du vide, je rêvais aussi des crêtes siennoises. Des fresques délavées, des cuivres vert-de-gris, de l'Arno et des incandescences du soleil la nuit tombée entre Pise et Volterra. Une jeune femme, bien sûr, était la cause de ces échappées de l'âme. Je lisais, sous ses recommandations, Léonard et Machiavel de Patrick Boucheron. Et parmi les hêtres, les pins et les châtaigniers, comme Musset au fond, j'imagine, j'apercevais par surimpression quelque chose des grotesques de Vasari ou des brouillons de la Bataille d'Anghieri.
Je me retirais enfin, après avoir longuement cuit à la lumière, animé par l'espoir de retourner ici, de toute urgence cela va de soi, avec l'inspiratrice de ces digressions toscanes.
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