mercredi 13 septembre 2023

Jess Franco: les fulgurances du Cinéma Bis

 Il est toujours un temps, me semble-t-il, dans la vie d'un cinéphile, quand il a enfin épuisé l'essentiel de ce que l'on nomme, faute de mieux, les classiques, inépuisables pourtant mais cela il le comprend plus tard, où il en vient au cinéma bis. Avec cette crainte, cette excitation propres aux interdits que l'on enfreint à la quinzaine. Fait de bric et de broc, en vrac, cet art bancal est brouillon, impétueux, contradictoire, parfois strié des enchantements de cette époque où l'on n'a pas encore vingt ans. Le cinéma bis est précisément l'adolescence de l'art.


Pour moi, son plus illustre représentant restera Jess Franco, appelé parfois Jesus Franco, parfois Franco Manera, et tant d'autres pseudonymes que n'aurait pas reniés quelque obscur hétéronyme issu de l'imagination de Pessoa. Réalisateur espagnol qui aura réalisé en soixante ans de carrière plus de deux cent films (70 rien que dans la seule année 1973), érotico-horrifico-psychédéliques, teintés d'espionnage, de gothique parfois, carrément porno quelquefois, qui lui vaudront les foudres de la censure de celui qui porte le même nom que lui.

Jean-Claude Carrière qui l'a connu est intarissable sur la personnalité du bonhomme, sa mythomanie probable, sa passion, ses errances nocturnes au Musée de l'Escorial dont il aurait volé les clés pour admirer ici et là un Greco ou un Bosch, on ne sait trop comment, sur ses méthodes, son travail, son amour du septième art surtout.




Cinéma bordélique, comme l'était celui d'Ed Wood, montage, cadrages vifs à la Russ Meyer, scénario souvent confus, images floues, c'est vrai, cela est arrivé. Le budget dérisoire, ou pas de budget du tout. Des acteurs approximatifs, des dialogues improvisés. Une musique groovy, ou stridente,  sur des scènes saphiques incongrues, impromptues toutes les dix minutes: raisons de mon ébahissement jadis, dois-je avouer. Carrère raconte que Franco pouvait fuir un tournage pour se rendre à un autre tournage qui avait lieu au même moment de l'autre côté du globe. Il tournait plusieurs films en même temps, recoupait, découpait, réécrivait directement en salle de montage. Ses films souffriront d'une distribution calamiteuse et nombre d'entre eux disparaîtront tout simplement. Plusieurs versions, plusieurs titres, narration différente pour un même film. Œuvre jamais terminée et on le prétend si peu perfectionniste?

C'était cela, le travail de Jess Franco, et très longtemps il sera relégué dans les limbes du mauvais goût, du gâchis de pellicule, pas même digne d'égaler le cinéma vaguement érotique d'un Jean Rollin. Et s'il fallait que je sois franc, ses films en effet sont la plupart du temps effroyablement mauvais. Qu'on les regarde sobre ou essoré, d'un seul œil ou avec toute l'attention du monde n'y change rien, c'est toujours le même film que l'on découvre. Et pourtant on y revient toujours. Car si ses œuvres sont bâclées, elles ont quelque chose que très peu d'artistes parviennent à insuffler aux siennes: une âme.

Il connaissait parfaitement la technique, et s'il avait une vie d'éternité, peut-être aurait-il réalisé un long-métrage plus rigoureux. Mais la vie est courte, l'art bien long. Pensons à Picasso qui peignait chaque jour de sa vie durant comme s'il n'avait jamais peint, ou plutôt comme s'il avait déjà tout peint. Il avait en effet cette soif de vivre, cette urgence de créer, cette frénésie de filmer comme on respire. Jusqu'au dernier souffle. Ardeur qu'il aura peut-être gagnée en assistant Orson Welles lors du tournage de Falstaff, et l'adoubement du cinéaste génial permettra à Franco de terminer tant bien que mal le montage de ce projet fou qu'était alors l'adaptation du Don Quichotte

On y revient toujours, disais-je On les confond, les oublie, mais quelque part ils demeurent. L'Horrible Docteur Orlof, L'amour dans les prisons des femmes, la Vénus à la Fourrure, les Nuits de Dracula, les Inassouvies, Vampyros Lesbos, le Miroir obscène, Plaisir à trois... Combien d'autres curiosités baroques, réécritures sadiennes, films chaos?

La beauté de Soledad Miranda, tuée à vingt-sept dans un accident de la route, les yeux étranges de Lina Romay qui donnera de son corps dans Shining Sex ou Célestine et tant d'autres vus clandestinement, muse que Franco finira par épouser, images étranges qui défilent sous nos yeux, trip sensoriel qui agit sur des nerfs lointains de l'organisme. On baigne dans une atmosphère angoissante, toute remplie de cabarets sordides, de donjons sadiens, de motels et de villas où des corps agonisent et s'étreignent. La Grande Motte, Aigues-mortes, Benidorm ou Istanbul deviennent des espaces mentaux dignes d'une toile de Chirico.

Tout le grain de la pellicule a su conserver quelque chose, dans les doublages, les incohérences, les regards, les nudités, le sang, les dissonances, quelque chose de ces années-là à jamais abolies où seuls comptaient de vivre et d'aimer, de créer et de rêver. Les années 1960 et 1970 y tremblent au bord de la pellicule. On ressent aujourd'hui la même nostalgie devant un film de Mario Bava, un Lucio Fulci ou un Dario Argento. Que ces films étaient bien, faute d'être bons. 

Car au-delà des tremblements de l'image, du souci de faire beau, de faire propre, c'est cet amour de la caméra qui affleure par fulgurance, brusquement, salement parfois, à chaque plan et qui rappelle pourquoi on en revient toujours au cinéma.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Effervescences napolitaines

 D' retourner est une évidence. D'en dire encore quelque chose. Un mot ou deux, rien de plus, pour garder une trace des vertiges qu&...