lundi 7 août 2023

Le guet de Lausanne

 De l'autre côté du pont de Bessières, la cathédrale trônait comme une "tiare" au sommet de la ville, disait Victor Hugo.. Du balcon de l'hôtel, j'attendais la nuit d'été.

La ville a conservé l'une des plus vieilles traditions d'Europe. Chaque soir, à 22 heures, le guet monte jusqu'au clocher et crie dans le ciel: "C'est le guet, il a sonné dix, il a sonné dix." Le temps de fumer une cigarette sans doute, de converser avec un ou deux visiteurs, de paresser. Et à 23 heures, il reprend son appel. Toutes les nuits, jusqu'à deux heures du matin. Toutes les nuits, sans interruption, depuis 1405, en témoignent les archives. Peut-être plus loin encore dans les siècles.

Six autres villes européennes ont toujours un guet dans la nuit: Annaberg, Celle, Nördlingen en Allemagne, Ripon en Grande-Bretagne, Cracovie en Pologne et Ystad en Suède. Ailleurs, les machines ont remplacé l'homme.

Il fallait à l'origine annoncer les couvre-feu, ou prévenir les incendies si fréquents quand les villes étaient faites de bois. A Strasbourg, les cloches sonnent aujourd'hui encore à 22 heures 6 précisément en souvenir de ce temps. La Zehnerglock retentissait quand les portes de la ville fermaient, et que l'on enjoignait les Juifs à en sortir prestement jusqu'au lendemain. Nul ne sait pourquoi ces six minutes viennent s'ajouter à l'heure, du moins en l'état actuel de mes recherches.

A Lausanne, nul couvre-feu à annoncer ou incendie à anticiper. La tradition s'est maintenue pour la beauté du geste. J'ai repensé à ce tribunal des eaux de Valence qui règle les litiges liés à l'irrigation dans la région depuis un millénaire, dont la moitié de toute évidence qui n'en a plus connu le moindre. Plusieurs siècles à reproduire un rituel désormais accompli pour lui-même. L'inutilité de ces habitudes les rend sublimes. Un morceau du Moyen-âge tout à coup perce le monde moderne.

J'observais la petite torche au sommet de la cathédrale et me demandais quels rêves étranges devait rêver le guet de Lausanne entre deux appels, dans quelle paresse, dans quelle somnolence devait-il se laisser aller au cœur de la nuit, avec la ville en contre-bas et le lac plus loin. A guetter les incendies qui ne viennent plus comme au milieu du Désert des Tartares. Au-dessus du monde, coupé de tout, dans l'accaparement complet et assidu d'une tâche qui ne vaut plus que pour elle-même.

J'observais la petite torche et me suis surpris à envier, dans l'instant du soir, ce poste séculaire. Une reconversion professionnelle comme une autre.




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