lundi 16 août 2021

Le château de millions d'années

 Sur la terrasse d'Eus, suivi par une dizaine de chats, dans les parfums lourds de la nuit d'été, je me faufilais parmi les bougainvilliers et les figuiers de Barbarie. Il suffisait de se retourner pour l'apercevoir. Les sommets enveloppés dans un épais brouillard. Pudique, j'imagine. Le Canigou.



    Il se dressait en contrebas jusqu'au ciel, ruine grandiose que le temps a recouvert de végétations, pyramide millénaire aux nombreux tombeaux desquels les secrets demeurent impénétrables. Les Egyptiens du Bas-Empire nommaient certains de leurs temples "châteaux de millions d'années." C'est ce que je lis sur l'exergue d'un recueil de poésie de Robert Sabatier, trouvé à Prades, au pied de la montagne. Un signe, donc.

    J'avais pénétré la montagne jusqu'à l'abbaye Saint-Martin du Canigou, et entre les chapiteaux de marbre rose, d'où l'on distingue des figures orientales, des corps dénudés évoquant la danse de Salomé, mais aussi d'hideuses déesses, des créatures étranges aux grands yeux géométriques rappelant les traits de l'art africain, des buffles difformes me projetant dans une Rome antique grotesque, on aperçoit les collines embrumés de la jungle.




    Quand le poète et homme d'Eglise, Jacint Verdaguer découvre l'ermitage, il n'est qu'une ruine dans une forêt dense.

    Il écrira sa grande épopée, Canigo, en catalan, publiée l'année 1886, rêvant de Barcelone et de sa cathédrale gothique. L'autre, celle qui rivalise aujourd'hui avec la montagne n'est pas même commencée.

"Trois de ces pierres te suffiraient, Barcelone, pour le dôme et la façade qu'attend encore comme sa couronne dernière ta belle cathédrale, qui elle-même est la couronne de ton front; et avec toutes les pierres qui gisent amoncelées dans cette immense carrière, on pourrait reconstruire en monolithes toutes les cathédrales du monde, si celles-ci venaient jamais à s'écrouler."


    La nuit est entamée. Mon hôte m'a offert un verre glacé d'hydromel. Le Canigou se distingue encore un peu.

"On peut se lasser d'une telle vue?

-Je ne sais pas, répondit-il. Pour l'instant, ce n'est pas encore arrivé."

    L'idée me rassure.

    Puis la montagne disparaît tout à fait dans le soir. Mais je sais qu'il est là, face à moi, éternel; et sans plus le voir, la conscience qu'il est face à moi me retient dans la nuit.


    J'ignorais encore que le lendemain, à l'aube, il étincellerait, dépouillée de la brume qui le voilait, comme un feu de joie. Un grenat sombre à travers lequel, soudain, un rayon de lumière perce et qui flamboie.


"Aussi, ni la tempête, ni le tourbillon, ni la haine, ni la guerre, rien ne pourra déraciner le Canigou, rien ne pourra mutiler le Pyrénée..."


Photo du Canigou:





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