jeudi 23 octobre 2025

Petite mythologie londonienne

 Penny Blood à l'usage des esprits saturniens et des âmes dilettantes


            Aussi loin que je m’en souvienne, Londres a toujours attisé mes désirs de voyage. Plus petit, aussitôt rentrés, je tannais mon père pour nous y retournions au plus, et plusieurs années d’affilée, nous y retournions sans nous en lasser. Chaque séjour nous révélait de nouveaux secrets. C’est le propre des villes piranésiennes, comme Lisbonne ou Naples, de réserver aux plus persévérants ses mystères les plus enfouis.

            Au premier jour d’octobre, quelque chose dans l’air, où que je sois, m’évoque la capitale anglaise, dont j’entends « le grondement indistinct […] comme le bourdon d’un orgue éloigné », écrivait Oscar Wilde. J’imagine alors Hyde Park au petit matin, dont les feuilles rouge bordeaux tapissent le sol que se partagent écureuils et corbeaux fuligineux. J’imagine, lors de quelque rêverie, une brume épaisse, comme devait être le smog, monstre évanescent du temps des usines à charbon et des locomotives, que perce pourtant une abbaye abandonnée, habitée par un étrange comte venu de Transylvanie, qui inspire dans le cœur un parfum de nuit. On raconte que le notaire qui fut à l’origine de la vente aurait depuis perdu la raison. On connaît tous l’histoire.

            Dans ces mélancoliques divagations automnales, je vois souvent les rues sombres de Whitechapel où traînait un tueur qui éventrait les putains effrayées. On accusa bien un peintre, Walter Sickert, car il avait pour mauvaise habitude de ne fréquenter que trop ces femmes de petite vertu qu’il peignait au couteau, avec un siècle d’avance : certaines ont le visage défiguré comme le seront plus tard les portraits de Bacon.

            Un barbier propose des tourtes avec la chair de ses victimes, dans une boulangerie de Fleet Street.

            Dans les venelles de Soho, parmi les cours et les impasses, un médecin des plus charmants, dit-on, se transforme en fureur incontrôlable qui assassine ceux qui se dressent sur son passage.



            Londres en octobre, c’est le souvenir de crimes odieux et raffinés, pour lesquels Scotland Yard semble dépassé ; on fait appel à un détective dont les méthodes déplaisent, mais qui furent remarquables dans l’affaire qui ternit la famille Baskerville. Dans les quartiers de Limehouse, le long des docks, une bisbille louche dégénère ; on soupçonne Fu Manchu. On retrouve des poignards au poinçon d’Elephant and Castle, ce quartier douteux dont Paul Morand subit l’influence qui aliment alors son « culte de la laideur et du sinistre. » Il erre dans les rues brumeuses, aussi noires que de la poix, et fait l’inventaire de toutes les obscurités de la ville, de l’assassinat des deux pilleurs de tombe Burke et Hare aux traités de flagellations de Thomas Buckle, qui « coloraient Londres, pour nous, de reflets de sang et d’acier. »

            Dès l’Opéra des Gueux, en 1727, toute cette petite truanderie alimentait déjà les fantasmes. Kurt Weil, deux cents ans plus tard, transposera ce peuple interlope dans les rues de Berlin.

            C’est le Londres des bas-fonds que le roman gothique puis le polar transposeront chacun à sa manière à l’ère victorienne et, par la suite à l’ère édouardienne.

            Naîtront les penny dreadful au début du XX°, les pulp fictions de la fin-de-siècle.

 

            La série de John Logan, Penny Dreadful, rend hommage à ce sous-genre littéraire, cette sorte de Grindhouse du feuilleton victorien, comme le fera déjà le comic d’Alan Moore La Ligue des Gentlemen extraordinaire, dont j’avais vu, fasciné, l’adaptation en 2003 un soir de pluie, qui réunissait enfin Mina Harker et Tom Swayer, Alan Quatermain et le Capitaine Nemo, ou encore le film Van Helsing, l’année d’après, dont je garde un souvenir de jeunesse ému.

            Vanessa Ives, jouée par Eva Green, est en proie aux démons, le cœur qui déborde, qui dégueule de ténèbres insondables. On y apprend la mort du poète Alfred Tennyson un 6 octobre 1892, dont on récite les vers en chuchotant, dans l’obscurité d’un salon feutré, aux fauteuils capitonnés, pendant qu’un feu de cheminée crépite ; les parfums y sont lourds et musqués, on disserte sur l’origine du mal et la permanence des fantômes, dans l’attente du prochain assaut de succubes. La créature de Frankenstein traîne sa carcasse mal-aimé dans les bouges sordides du West End, et quelque sorcière fricote avec Dorian Gray. On erre dans les bas-fonds de Westminster et les recoins autour de Covent Garden ; on s’épouvante au Théâtre du Grand-Guignol, comme celui de Chaptal à Pigalle qui ouvre en 1896, où l’actrice vedette Paula Maxa fut si souvent martyrisée, tuée, démembrée, énuclée, violée, brûlée vive, écartelée, fouettée, ainsi de suite.

            Déjà le théâtre élisabéthain avait compris le goût du public pour la violence. On reprend les grands principes des tragédies de Sénèque. Shakespeare s’y collera avec Titus Andronicus, Thomas Kyd aussi, et sa Tragédie espagnole, avant de dénoncer pour athéisme l’un des membres les plus éminents de l’Ecole de la nuit, Christopher Marlowe. Le gore y est inventé, qui ne porte pas encore son nom. Mais la violence que dégagent ces œuvres baroques saignent toujours dans tout le cinéma d’horreur actuel.

            Car il y a bien du Shakespeare dans Penny Dreadful, lorsque trois sorcières viennent pourchasser Vanessa Ives et le cow-boy lycanthrope qui l’accompagne, jusque dans les terres reculées des Highlands. Elles apparaissent dans un brouillard, entre les feux follets et les contorsions d’arbres morts, parmi des teintes mauves et verdâtres que n’aurait pas reniées Mario Bava, l’un des maîtres du fantastique des années 1960. L’on pense bien sûr, dans ce fatras de visions, aux Etranges Sœurs au début de Macbeth.



            Londres n’a donc jamais tout à fait été une ville, c’est un conte gothique, tout rempli de créatures, de monstres, de mages et de fées qui vibrionnent dans l’ombre.

 

            Il y a une dizaine d’années, même plus, je me souviens que nous avions couru dans les rues de Londres, entre les cabs et les imperial buses, pour prendre place dans la gigantesque roue qui domine la métropole : L’œil de Londres. Je fus tétanisé par le vertige et je ne profitai pas même du plaisir de la vue.

            Les gens de la cabine semblaient, je crois, apercevoir la Tour de Londres où Henry VIII fit enfermer quelques-unes de ses épouses ; le Tower Bridge entre les tours duquel Peter Pan et les enfants Darlings s’envolent vers un Pays imaginaire ; il y a un petit monsieur, tout au loin, qui semble assis sur un banc de Kensington Park, c’est lui, l’air de rien, qui fit naître de son imagination cet enfant qui ne grandit pas. Ils semblent, je suppose, apercevoir un vieil homme aigri transporté par un lugubre spectre le soir de Noël, ou d’ignobles ombres noires, les Mangemorts, léviter autour du London Bridge qui conduit directement vers la Tate Modern. Ils aperçoivent le dôme de Saint-Paul et les cheminées de la ville qui se dressent dans le petit matin d’où surgit des nuages une nourrice pleine de ressources. Ici, à Portobello Road, un petit ourson en duffle-coat décolle, emporté par une bourrasque qui s’engouffre sous son parapluie ; là, au-dessus de King Cross Saint-Pancras, une Ford Anglia bleu fuse dans les airs, à la poursuite d’une locomotive.

 

        Cela faisait longtemps que je souhaitais écrire sur le ciel de Londres, mais c’est comme parler des rêves d’enfants. Ça fourmille trop, c’est trop plein de tout, et on finit par ne plus savoir quoi dire. Et pourtant quelle matière ! Car le ciel de Londres, de Shakespeare jusqu’au cinéma, s’est rempli, s’est enrichi de tout un petit monde qu’il s’agit d’apercevoir. Encore faut-il consentir à la suspension de l’incrédulité, disait le poète anglais Coleridge en 1817. « Il suffit d’y croire », aurait dit, plus simplement Peter Pan.




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