mardi 5 mars 2024

Pas encore morts

    Une bouteille d’Aftershave et une boîte de chocolats. En bonus, une case dans un tableau Excel, qui pousse l’ensemble dans le rouge. Voilà ce qu’ils valent. Travailleurs ayant travaillé, contribuables ayant contribué, humains ayant engendré. Leurs faits d’armes sont au passé mais ils ne sont pas encore morts. Ils appartiennent désormais à un autre vocabulaire : la dépendance, les EHPAD, les Cantou, les lits, les soins, les patients ou parfois les clients. Ils partagent tous la même adresse, mangent au même endroit. Ils prennent leur place publiquement dans les calculs : nombre de personnes dépendantes, nombre de personnes atteintes d’Alzheimer, nombre de personnes atteintes de Parkinson, nombre de personnes atteintes de la maladie à Corps de Lewy, nombre de personnes atteintes de démence, nombre de personnes handicapées, nombre de personnes nécessitant des soins constants. Certains ont perdu la raison, d’autres la maitrise de leur corps, et beaucoup sont juste vieux.

    Ils aiment, ils sentent, ils ressentent, ils angoissent, ils marchent doucement et regardent le temps qui passe. Ils font ce que tous les Hommes font mais ils ne rapportent plus. Ils coûtent, ils emmerdent les Ministères, les économats et leurs budgets. Ils ne rapportent pas. Ils sont juste mon grand-père, ta mère ou ton père, ton voisin du bout de la rue. Ils t’ont élevé, ils ont construit, se sont trompés, se sont débrouillés comme ils ont pu. Ne te méprends pas, les rides sur leur visage ne les rendent pas meilleurs. Ce sont juste les preuves qu’ils ont été comme toi. Qu’ils ont participé à l’effort de guerre, à la productivité, à la constitution d’une société. Comme toi. Mais plus maintenant.

    Maintenant, ils vivent c’est tout. Souvent difficilement, mais ils vivent. Ils existent, ils sont là. Toi et moi on veut les oublier, on s’en sort bien d’ailleurs. Il faut qu’on cotise, qu’on gagne notre vie, on n’a pas le choix. Et puis, je sais que tu n’as pas le temps. Il faut que tu sortes, que tu voies des gens, que tu solidifies ton réseau, que tu rentabilises ton smartphone. Il faut que tu prouves que tu vaux quelque chose, que tu remplisses ton CV, toi, tu as des diplômes, il faut bien que ça serve. Et puis, il faut que ton mur soit florissant, que les gens se rendent compte que ta vie est super, que tu voyages, que tu regardes bien toutes les séries qu’il faut et que tu sais quand même que ce monde est pourri. Comme tout ça, ça te prend du temps, il faut que tu te reposes, que t’ailles faire des courses, que tu sortes te divertir avec tes amis. De toute façon, il y en a, c’est leur travail de s’occuper des personnes âgées. Tu ne sais plus trop leur titre, le nom de leur boulot, mais bon, ils sont payés pour ça. Ils n’avaient qu’à avoir tes diplômes, leur vie serait moins difficile. De toute façon, le temps passe trop vite, tu ne t’en sors pas. C’est la crise pour tout le monde, on fait tout ce qu’on peut déjà, on a des dettes, on n’a pas les moyens. Ils ne vont pas en demander plus, ils n’oseraient pas en demander plus. Ils demandent déjà trop de temps, trop d’argent.

Je ne vais pas te faire la leçon. Je ne vais pas te dire de vivre l’instant présent, ni te rappeler qu’un jour on mourra. Tout ce que je voulais te demander, c’est toi, est-ce que tu crois qu’un jour quelqu’un se préoccupera de nous à ce moment là ? Qui nous tiendra la main ? Qui se posera la question de savoir si on ne s’ennuie pas trop, de savoir si la tristesse ne nous étreint pas à nous en étouffer ? Qui pensera que nous avons une valeur, qui se souciera simplement de nous parce que nous existerons encore ? Qui sera là, quand à notre tour, nous ne serons pas encore morts ?


Pau. M



Photographie de Didier Carluccio

https://carluccio-photo.com/


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