Quand il était enfant, le petit Guillermo del Toro fit un pacte avec les monstres.
Tous ceux tapis dans les ombres de la maison. S’ils le laissaient tranquille, une nuit qu’il se rendait aux toilettes, il leur consacrerait sa vie. Il le leur promettait.
Les montres, tous ceux sous le lit et ceux cachés sous les escaliers, renoncèrent donc à le dévorer.
Il consacra ainsi une œuvre entière à rendre les monstres plus humains.
Le contrat exige que les hommes
soient montrés dans toute leur vérité. C’est-à-dire leur monstruosité.
Tout son art est là : nous rendre l’étrangeté plus familière, plus proche le lointain, plus humain le monstrueux.
Guillermo del Toro accumule les
créatures dans son cabinet de curiosités : silhouette amphibienne sortie
de je ne sais quel lagon noir, freaks de cirque, sorcière faite du même bois
que le bûcher où elle a brûlé, rat géant arpentant les souterrains à la
recherche de pilleurs de tombes, spectres de mère sanguinolents, forme camuse
aux yeux incrustés dans les paumes…
Mais les véritables montres, ce sont
nous : colonels de la guerre civile, fascistes, pères bourreaux, marâtres,
inspecteurs de police opiniâtre, richissimes hommes d’affaires qui ne
reconnaissent pas leurs propres démons.
Toute une vie à tourner autour du
monstre de Frankenstein. Comprendre : ce monstre de Frankenstein. Victor,
médecin émérite.
La créature est la victime du geste
démiurge d’un créateur orgueilleux.
Le péché d’ubris a toujours été condamné depuis la Grèce antique.
Le roman et les films qui en seront adaptés parlent de ce que c’est qu’être un père.
C’est d’ailleurs logique que le
réalisateur mexicain ait réalisé sa propre version de Pinocchio.
Ma grand-mère disait qu’elle était
allée voir le film de Frankenstein au cinéma, qu’elle n’avait pas seize ou
dix-sept ans, tout au plus. Avec Boris Karloff. Elle confondait d’ailleurs
Karloff et Bela Lugosi quelquefois.
« Au début du film,
racontait-elle, je m’étais assise au premier rang ; plus la peur
grandissait, plus je m’éloignais jusqu’au fond de la salle. » Et elle
riait.
L’horreur a toujours été polarisée
entre deux monstres de cinéma. Littéralement. Karloff et Lugosi dans les années
1940 ; Vincent Price et Christopher Lee vingt ans plus tard.
James Whale s’est donné la mort en
se noyant dans la piscine de sa villa de Los Angeles à l’âge de soixante-sept,
abattu par une grave maladie. Il s’était toujours senti exclu, marginalisé,
moins par son homosexualité assumée que ses origines modestes, ayant grandi
dans une famille ouvrière d’Angleterre, et par une âme portée naturellement
vers Saturne.
Dans une scène célèbre, le monstre
jette une fillette dans l’eau. Le réalisateur perfectionniste exigea une
dizaine de prises alors même que l’enfant ne savait pas nager et manqua se
noyer plusieurs fois.
Cette séquence fut logiquement
censurée en 1931 et à ma connaissance ne fut pas reproduite dans les versions
qui suivirent.
Lors de la reprise du film en 1937, sous le code Hays, la réplique du docteur: « Maintenant, je sais que c'est que d'être Dieu! » fut censurée.
Ce fut le maquilleur Jack Pierce qui
eut l’idée du crâne carré et des électrodes au niveau du cou. Des heures de
maquillages quotidiennes et plus de vingt kilos d’attirail pour l’acteur.
Mais pour le reste, ce fut James
Whale qui décida de tout, décors, costumes, jeu, jusqu’au moindre mouvement de
la créature, accompagnant ses directives de croquis par centaines.
C’est dans ce film, et non dans le roman, que sera entendue la réplique célèbre : « he’s alive ! », répétée huit fois d’affilée.
« Oui, Maître… », telle est la formule fameuse de cet être grotesque qui obéit au médecin fou, en abaissant les leviers qui déclenchera l’orage électrique créateur.
Le personnage d’Igor semble avoir trouvé sa plus belle interprétation dans la comédie de Mel Brooks, Frankenstein Junior. Marty Feldman, yeux globuleux et dos bossu, demeure un souvenir impérissable de mon enfance.
Il est amusant de constater que ce
subalterne hideux n’apparaît pas dans le roman de Mary Shelley. C’est le cinéma
qui l’a créé de toutes pièces pour ainsi dire, en prenant ici et là un morceau
de Renfield dans le Dracula de Bram
Stocker.
Dans Penny Dreadful, Frankenstein murmure des vers d’Alfred Tennyson.
La créature est sensible à la beauté
des choses fugaces, à la poésie du cœur, aux délicats tremblements de l’âme et
à la tendre indifférence du monde. En
ce sens, il est un pur produit de la pensée romantique. On est plus près de
Senancour que d’Edgar Poe.
Dans la version de Guillermo del
Toro, la mère de Victor et l’amante, c’est-à-dire sa belle-sœur, sont jouées
par la même actrice. Freud en aurait dit beaucoup de choses. Mia Goth est
impressionnante de délicatesse, d’humanité ; déjà elle avait été
extraordinaire dans la trilogie de Ti West, et notamment Pearl. Il suffit de voir le dernier plan où elle sourit pour se
convaincre de son talent. Le cinéma d’horreur contemporain propose des
personnages féminins incomparables, avec des actrices comme Mia Goth, Anya
Taylor-Joy, Jenna Ortega, Lily-Rose Depp, ou les deux actrices de Crimson Peak : Une Jessica Chastain
démente courant dans la neige qu’elle macule du sang de sa hache, et Mia
Wasikowska, symbole récurrent de virginité dans les contes du réalisateur
mexicain. On retrouve, dans l’étrangeté de leur regard, peut-être
l’écarquillement de leurs yeux, leurs cris, leur effroi, leur folie ou leur
douceur, Shelley Duvall hurlant dans les couloirs d’un hôtel hanté, Barbara
Steel dans le Masque du Démon de
Mario Bava ou Lina Romey dans les films bizarres et érotiques de Jess Franco.
Elle a dix-neuf quand elle écrit Frankenstein. Elle signera M.W.S.
Dans la préface du roman, elle
expliquera les sources de son inspiration : « J’ai passé l’été 1816
dans les environs de Genève. La saison était froide et pluvieuse, et le soir
nous nous réunissions autour d’un feu de bois ronflant, nous délectant parfois
de l’une ou l’autre histoire allemande de fantômes. » De ces soirées
d’orage, elle aura l’idée de sa créature.
Pour avoir moi-même dormi au bord du
lac, le Léman fomente dans les songes du rêveur d’étranges visions en effet.
Mais il faut bien un brin de génie pour que ces images fassent une œuvre.
Les nuits de tempêtes, les bords du
Léman ont quelque chose des Highlands.
Guillermo del Toro conçoit ses
décors comme d’étranges labyrinthes de gothique flamboyant, qu’il s’agisse de
la maison de Crimson Peak qui s’enfonce dans la glaise rouge sang, ou la tour
de Frankenstein, plein d’alcôves et d’obscurité au milieu des plaines d’Ecosse,
où renaissent les morts.
J’ai rêvé cette nuit de Lovecraft.
Je rencontrai l’écrivain dans une rue sombre de Providence.
C’est par une nuit comme celle-ci
que la créature prend vie. Une nuit de novembre triste et froide, où j'écris ces quelques notes décousues.
« Ce fut une nuit lugubre de
novembre que je contemplai l’accomplissement de mon œuvre. Je rassemblai autour
de moi, avec une anxiété proche de l’agonie, les instruments de vie afin d’en
infuser une étincelle à la chose inerte qui reposait à mes pieds. »
Affiche réalisée par Shawn Mansfieldart
Lectures:
Frankenstein, Mary Shelley, 1818
Monstres de légende, Mad Movies Classic, hors-série 35
Les ténèbres de Lord Byron, Blog La Vitesse des choses
http://lavitessedeschoses.blogspot.com/2017/12/les-tenebres-de-lord-byron.html
Frankenstein. James Whale.1931.
La fiancée de Frankenstein. James Whales. 1935
Frankenstein Junior. Mel Brooks. 1974
Frankenstein. Guillermo del Toro, 2025. Netflix.





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