En ces temps-là, j'avais l'esprit plein de rêves. J'en étais aux débuts de l'existence, et je me contentais de traverser le pont de Guillotière pour être heureux. Jusqu'à l'Hôtel-Dieu, que j'ai connu sombre et sale, creusé, éviscéré, qui n'avait pas encore révélé ses cloîtres et ses dérobées qui rappellent désormais le souvenir d'un Rabelais médecin.
En ces temps-là, j'avais l'esprit plein de livres. J'accumulais les débuts de romans que je ne finissais pas, bien sûr; j'écumais les librairies et les cafés augustes à l'aube, attendant le jour, guettant l'inspiration et cherchant les fantômes, rue Mercière, de Sébastien Gryphe, imprimeur et prince des libraires, ou d'Etienne Dolet que l'obscurantisme d'alors éteindra tout à fait dans l'éclat du bûcher en août 1546.
En ces temps-là, époque lointaine, j'avais la tête pleine de ce Lyon oublié, celui de 1540, qu'en sais-je?, des humanistes et des commerçants. Je disparaissais dans les traboules sans fin, soulevais quelques voiles secrets à chaque fois que j'entrais dans une cour intérieure. Si souvent je me suis cru dans le Trastevere au pied de la Tour Rose.
En ces temps-là, époque révolue, j'avais la tête pleine de ces amours enfantines, à attendre, quoi donc d'ailleurs? Patienter et errer, à me languir comme on se languit dans les œuvres de Louise Labé, suspendu parfois à la confluence du Rhône et de la Saône, avec en mémoire sans doute des vers de Maurice Scène, dédiée à son indéchiffrable Délie:
"Plutôt seront Rhône et Saône déjoints
Que d'avec toi mon cœur se désassemble;
Plutôt seront l'un et l'autre Monts joints,
Q'avecques nous aucun discor s'assemble..."
Et pourtant, dois-je l'avouer, la vie sépare les êtres bien avant que les collines de Fourvière et de la Croix-Rousse ne se joignent...
En ces temps-là, Lyon... Lyon en 1540...
Mon père, de nos jours, s'y rend parfois et me téléphone: "J'ai l'impression que tu as laissé quelque chose de toi dans ces rues..." Pense-t-il si bien dire... "Et que tu vas apparaître au détour d'une impasse..." Si seulement...
C'est qu'à force de solitude, j'imagine que l'on finit par y perdre un morceau d'âme.
En ces temps-là, Lyon...
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