L'Espagne est un pays que l'on quitte... 39, les réfugiés jusqu'en France, les Pyrénées, les longs cortèges inquiets... 36 déjà, les intellectuels, les écrivains, les poètes qui meurent à la frontière... Port-Bou... Collioure bien sûr... Les grands bouleversements du vingtième siècle... Ceux du siècle précédent... Après les guerres d'Espagne de Napoléon évidemment. C'est Bordeaux à cette époque-là... 401 familles expatriées, selon les archives... Les atrocités en souvenirs... Pensons aux gravures de Goya, celles de Saragosse. Les désastres de la guerre, les caprices... quelque chose de médiéval, Jérôme Bosch, Brueghel, grotesque, monstrueux... Des danses macabres... Toutes exposées au Prado, justement, pas loin du tout des Obras negras.... L'œuvre d'un sourd, d'un voyant, il n'y en pas tant, Beethoven, Rimbaud, Baudelaire, et les hommes tourmentés de la Renaissance, on les connaît, pas le temps de les nommer...
Goya justement fuit son pays, dégoûté par la politique, par les mœurs, le temps, le monde... Il arrive à Bordeaux en 1824... De plus en plus enfermé dans sa surdité, il peint, continue de graver, dessine, brûle aussi, parfois... Une œuvre à quatre mains, avec sa fille sans doute, d'une douceur impossible à exprimer... La Laitière de Bordeaux... Lumineuse. Il y a du Picasso, autre exilé, dans ses débuts, dans sa période rose, les années 10, peut-être aussi les années 50, le séjour à Perpignan, dans le regard, le portrait de profil... Madame Lanzerme, déjà...
Il y aura des lithographies, des études, une extraordinaire scènes tauromachique dans les arènes de Bordeaux, des esquisses consacrées aux aliénés... Des visions dans le silence qu'il subit...
Puis des mystères. La dépouille du peintre est exhumée, on constate que la tête manque... Le corps rapatrié en Espagne...
La ville est grise et nimbée d'une bruine épaisse. Nous tombons sur une petite place où la statue de l'artiste se dresse... Dans ce brouillard d'eau, où le fleuve imprègne la moindre rue, drainant avec lui la masse immense de l'océan pas loin... Venise, peut-être, Londres sans doute dans cette humidité poisseuse...
Pierre Veilletet en parle: "Il reste peu d'endroits sous nos latitudes où l'eau, la pierre et le ciel tiennent aussi justement leur partition... C'est de l'eau de Garonne, grasse, un peu espagnole, tirant sur le jaune..." L'eau est partout, suintante, débordante... Il continue ainsi: "J'entrevois des fragments de fleuve comme des morceaux de réglisse entre les hangars. Les nuits d'été font lever des odeurs de vase. Je peux dire que je dors dans le lit de la Garonne. On se parle peu, on cherche le sommeil dans les mêmes roulis, on partage le songe anxieux des marées. On se raconte nos belles sirènes d'autrefois." (Bords d'eaux)
Puis Sollers, le plus juste, le plus vif, hélas, ou pas :
"Je regarde la ville allongée... Silence. Brume. Port de lune... Croissant argenté dans l'eau... Garonne miroitante blanche... Air d'ailleurs. D'où, au fait? Voiliers vers Londres, Amsterdam, Anvers, cales bourrées de claret... Arrivées de Montevideo ou Valparaiso..." (Portrait du Joueur)
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