De certains poètes, il n’y a plus beaucoup de traces.
Pas la moindre page aujourd’hui de L’Exprès de Bénarès, roman entamé lors
d’un voyage aux Indes, et dont l’auteur se montre autant bavard qu’évasif à
partir de 1898, dont il lit bien quelques extraits d’un épais manuscrit aux
plus précieux amis, résumant parfois les péripéties du Commandant Drapeau ou du
Dompteur d’Eponges.
La plupart des textes, lettres
personnelles ou cahiers ont été détruits par les parents ; et même la
maison familiale boulevard Lacheze, où Valéry Larbaud et Léon-Paul Fargue se
sont rendus, en limousine entre Saint-Etienne et Montbrison, pour récupérer, en
vue d’une biographie, ce qu’il y avait à récupérer de son œuvre, c’est-à-dire
pas grand-chose, est devenue une banque aux murs en tôle.
J’ai longuement cherché aussi le
caveau de la famille Levet au cimetière de Montbrison, là où sont enterrés les
fils. Mais entreprise stérile pour l’instant…
Quelquefois il m’était arrivé de
m’en aller me recueillir sur des tombes illustres. Machado à Collioure, Paul
Valéry au cimetière marin de Sète ou Camus à Lourmarin. J’y tenais aussi pour Levet. Mais il y a
des fantômes jusque dans les cimetières, qui se dérobent sans cesse.
C’est dans une librairie de la Rochelle, ville océane, de confins, d’embarquements et de transatlantiques, que je découvris le poète montbrisonnais, bien avant que j’emménage à Montbrison. Le titre de Cartes Postales simple et plein de nostalgie surannée me remplissait les oreilles de chants de matelots et le nez d’embruns marins. J’avais lu ces petits poèmes d’une traite à la terrasse d’un café du vieux port, face à la Tour de la Chaîne, dans l’attente d’une femme percluse d’immobilité de toutes sortes. A cette heure, l’immobilité était intestine autant qu’intestinale, et ce n’était pas là le moindre de ses défauts.
J’ai relu quelques petites années
après ces textes qui m’évoquent alors Rimbaud, Cendrars ou Valéry Larbaud quand
il écrit les souvenirs de Barnabooth, ou un peu plus tard Louis Brauquier,
barde du port de Marseille.
On s’étonne d’ailleurs qu’une ville
si étriquée comme Montbrison, enchâssée entre les Montagnes du Matin et celles
du Soir, ait pu donner naissance à un poète comme Levet bercé d’horizons et de
houles, tout comme Vichy, j’y pense, coincée dans le Bourbonnais, ait pu
engendrer des voyageurs comme Larbaud ou Albert Londres.
Mais c’est que, sans secret, le
poète étouffait dans cette petite ville du Forez aux volets fermés quand lui
voulait ouvrir grand les fenêtres sur le monde. Ses excentricités choquaient
déjà la bourgeoise provinciale qu’il devait côtoyer, mais à la vérité elles
choquaient aussi Paris, du moins elles amusaient, notamment les plus
fidèles amis dont Léon-Paul Fargue justement. Montmartre et Montparnasse,
depuis Baudelaire, Nerval ou Tristan Corbière, ne se formalisaient plus de la
moindre lubie de poètes.
Son père, maire de Montbrison et
député de la Loire, l’aidera comme il peut, le placera, il lui ouvrira les
portes de la diplomatie sous prétexte d’études ethnographiques ; ça paraît
fumeux, et ça l’était. Ce père fera tout son possible pour satisfaire sa soif
d’ailleurs. Surtout un fils unique, qu’il n’avait pas eu très jeune. Ou
peut-être que cela permettait de l’éloigner, ce garçon qui dérange et ternit
les réputations : que disparaisse quelque temps l’enfant prodigue.
Ces Cartes postales et une poignée d’autres Sonnets
torrides, ranimaient, lisez-les pour voir, des sifflements de
moustiques-tigres, des rugissements de lions, des moiteurs tropicales, des
odeurs de rhums rances, des ronflements de turbines, ou des va-et-vient de steamers d’une rive à l’autre du Gange.
L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes) file quatorze
nœuds sur l’océan Indien… Les railways rampent dans la jungle ensoleillée.
Levet nous parle de la tristesse imbécile des « homewards », de la
chapelle des Goyaves où dorment deux
mille dimanches des Antilles, des clairs de lune congolais sous lesquels un
sous-administrateur des colonies feuillette les Poésies d’Alfred de Musset…
Souvent, j’ai murmuré pour moi-même la triste histoire du
Consul Général de France à La Plata, que le spleen drape comme un poncho et qui
ne voit pas les œillades charmantes de Lolita Valdez. On sait si peu sur ces êtres
perdus au fin fond de la pampa, et pourtant tout est dit sur eux, en si peu de vers.
Un grand roman de Conrad ou de Malcolm Lowry aurait pu débuter
ainsi.
La phtisie comme souvent à cette époque aura finalement raison
de son jeune âge. Il s’est éteint dans un hôtel de Menton où il était venu poursuivre
un climat plus clément pour ses poumons, un peu avant l’hiver, à l’âge de trente-deux
ans. Il avait anticipé cette morte sur les bords de la Méditerranée dans un texte
prophétique :
Novembre, tribunal suprême des phtisiques,
M’exile sur les bords de la Méditerranée…
J’aurais un fauteuil roulant « plein d’odeurs
légères »
Que poussera lentement un valet bien stylé :
Un soleil doux vernira mes heures dernières,
Cet hiver, sur la Promenade des Anglais…
Ecrit devant l'Hôtel de Ville de Montbrison
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