Elle
m’en parlait comme d’un lieu lunaire, du moins sublunaire. « Là-bas, tous
les bruits du monde s’effacent. » Il n’y a que le vent qui balaie les
étendues. De hauts plateaux qui virent jusqu’à l’horizon. On y est comme en
apesanteur, répétait-elle. C’est un lieu étrange, souvent austère. Comme une
garrigue pelée, des dunes de tourbière rasées par les courants d’air. C’est un
peu les Highlands à cheval entre la plaine du Forez et l’Auvergne.
Il suffit dans ces contrées de marcher, au gré des vides que l’espace déploie, on suit un sentier qui ne mène nulle part, un peu en-dehors de tout, sur la crête du réel.
Aux heures chaudes, les Hautes Chaumes élancent la toundra à perte de vue. On dépasse une ancienne jasserie, on longe quelque estive où des brebis paissent, un arbre ou deux résistent.
Je m’y étais réfugié une après-midi
d’ennui de juillet. Un livre à la main : des sortes d’aphorismes écrits
par Thierry Clermont sous le titre J’ose m’exprimer ainsi.
« La
multitude n’est pas mon fort. »
« L’acuité
du monde se prend seul. »
On y croise bien quelques promeneurs, mais ils se perdent facilement au détour d’un renfoncement, on les suit du regard un temps puis ils se dissipent dans le lointain.
« J’irai
par des chemins d’ombres sans ombre », écrit l’auteur. Connaissait-il ces
hauteurs toutes remplies d’obscurité alors que rien n’arrête le plomb du soleil
qui fond sur le passant ? Avait-il en tête ces lignes de fuite qui
serpentent ailleurs, bien loin d’ici, ne s’arrêtent jamais tout à fait, se
diluent enfin, sans doute, bien plus haut que le jour ?
Cette lumière incandescente finit
par troubler, enivrer peut-être. On tremble un peu à chaque pas, l’organisme
subit des micro-bouleversements, les nerfs se dénouent, le sang stagne un peu
plus.
« Postulez
en vous-même, exhortait Satie. »
Tout au fond du paysage, la station
hertzienne de Pierre-sur-Haute paraît s’éloigner à mesure qu’on s’y approche.
Je l’ai si souvent aperçue d’en-bas, cette antenne au sommet du Forez, suivie
du regard entre deux nuages, des routes de la plaine que je traversais, des
Montagnes du Matin aux Montagnes du Soir. Plus ou moins proche selon les heures
de la journée, selon les caprices de la lumière. Contemplée de temps à autre
enneigée, de mes salles de classe où j’enseignais.
On y trouve à cette altitude une zone militaire qui fut l’objet d’une controverse. Il y a quelques années un documentaire révèle au grand public des informations jugées confidentielles, notamment le taux de résistance de certains matériaux, relayées ensuite par Wikipédia. La DCRI (Direction Centrale du Renseignement Intérieur) demande alors la suppression de l’article en ligne et fait pression sur le président de l’association Wikimédia France, Rémi Mathis, administrateur du site, qui, après de nombreuses protestations et d'âpres négociations, doit concéder la suppression totale de l’article, suscitant logiquement l’ire des autres administrateurs. L’article est donc restauré le lendemain par une consœur suisse. Et ce qui était destiné aux oubliettes attirera tous les regards, à l’échelle internationale : ce que l'on appelle un effet Streisand. On finira par retirer les rares informations jugées trop sensibles, pour apaiser les tensions. Les méthodes des Renseignements Français seront pointées du doigt, Rémi Mathis récompensé pour la cause qu'il tenta de défendre.
En rebroussant chemin, je me suis
retourné une dernière fois pour apercevoir l’antenne dominant les courbes des
Hautes Chaumes, et je me suis dit que, faute de rassembler à un paysage
surnaturel, ce serait tout de même un beau décor pour un film d’espionnage, et
j’ai souri.
Lecture: Thierry Clermont, J'ose m'exprimer ainsi, Rivages, avril 2024
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