vendredi 23 juin 2017

Un hôtel plein de fantômes

"Il est cinq heures, Paris s'éveille", chantait Dutronc. Quoiqu'il n'est pas tout à fait cinq heures, mais il est presque huit heures et les boulangeries de Saint-Germain-des-Prés sortent du four leurs croissants et leurs pains au chocolat encore chauds, les terrasses ont poussé pendant la nuit comme des fleurs dans un champ, l'eau ruisselle dans le caniveau, doucement, la même rumeur sourde des matins, le primeur à l'angle colore ses étales des fruits de l'été qui pointe, oui, Paris s'éveille. Je bois un petit café au Bar du Marché (Drink and Food depuis 1922) et face à moi, au croisement de la rue de Seine et de la rue de Buci, l'Hôtel La Louisiane semble me regarder.

Îlot oublié en plein cœur de Saint-Germain, il a gardé depuis tant de temps son propre battement, indifférent aux affres de l'histoire, dans un angle mort du temps, encore une fois. Il a vu passer les existences passagères de ses clients pour une nuit ou pour une vie. Son héritage est désormais un secret que les habitants du quartier se chuchote parfois, les matins comme celui-ci où la ville s'apprête pour la journée en frémissant, encore engourdie de sommeil.

Un hôtel vieilli, perdu quelque part dans les années 1940, où règne une atmosphère étrange presque de la même manière que s'il était habité par des spectres passés, eux aussi fatigués mais qui veillent désormais sur ceux qui empruntent leur chambre. Pour une nuit ou pour une vie. La moquette épaisse et rouge, le parquet en-dessous qui grince, le lit (de ma chambre en tout cas, la 23) qui couine à chaque mouvement. Une ruine si attachante qui rappelle l'impression âcre et douce d'un retour chez soi après des années au cours desquelles on a cru fuir l'odeur étouffée des souvenirs qui avait pourtant imprégné notre être.

Un labyrinthe de couloirs étroits qui bordent, on le comprend une fois dans sa chambre, une cour intérieure pour les aérations, mais qui laissent, quand on les arpente, un effet de claustrophobie atténué par une impression plus étrange encore d'errer dans les marges de l'hôtel, dans ses périphéries comme s'il renfermait en son centre quelque chose d'inaccessible. Une âme? Pourquoi pas?

Un hôtel peuplé, c'est certain, d'âmes illustres. D'abord le refuge des jazzmen, (d'où le nom de l'hôtel qui, d'après la légende, lui aurait été donné par Louis Armstrong); il est pris d'assaut dans les années 1960 par l’effervescence intellectuelle de Saint-Germain-des-Prés, et depuis conserve son esprit libertaire et artistique. Chaotique et vivant, pour les familles, les oiseaux de nuit et les autres. Sartre, Louis Malle. Beauvoir y a écrit Le Deuxième Sexe. Truffaut, Godard, Bertolucci, Barbet Schroeder y tourne son premier film, Bertrand Tavernier Autour de Minuit. La chambre 10 a vu passer Miles Davis, Juliette Gréco, plus tard Leos Carax. Tarantino y a écrit le scénario de Pulp Fiction, et certains racontent même l'avoir vu une nuit de novembre, alors à Paris pour la promotion de Kill Bill, errer dans les couloirs psychédéliques de l'hôtel ivre et vêtu, paraît-il, de la combinaison jaune que porte Uma Thurman dans le film. (Cf., Première Magazine. Mai-juin 2017)

Et Albert Cossery bien sûr, le Voltaire du Nil, a emménagé dans la chambre 78 pour reproduire ici, à Saint-Germain, un art de vivre tout oriental qu'il tirait de ses racines égyptiennes. Dandy, d'une bonté et d'une douceur remarquables, qui a hanté les lieux, dans un dénuement presque total (il possédait tout de même une petite télé dans sa chambre d'hôtel), dans une sagesse constante, à la terrasse du Café de Flore les matins de printemps pour voir les passants qui passent et la ville s'étirant à l'aube comme un chat qui se réveille. Immense écrivain qu'il faut relire, ou découvrir, résident éternel de La Louisiane jusqu'à la veille de ses cent ans.

Ici, on peut vivre hors du temps en effet. Une nuit ou une vie. Créer, aimer, penser, jouir, sentir, ressentir, méditer. Ou voir simplement ce qu'il en est de notre vie intérieure.

Idée de lecture: Mendiants et Orgueilleux d'Albert Cossery (Editions Joelle Losfelfd, 1993)

Photo de l'hôtel de La Louisiane, prise de la terrasse du Bar du Marché.









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