Souvent il m'est arrivé de rêver du Grand Siècle. Autour d'un seul homme, gravitaient comme des astres Racine, Vauban, Molière, Colbert, La Rochefoucauld, Le Brun, Riquet, La Fontaine, le Grand Condé. Tant d'autres. Ce fut à cette époque que Toulouse étendit son bras jusqu'en Méditerranée, à cette époque qu'une ville fut bâtie et un port au pied du Mont Saint-Clair, on parlait une langue française, telle que je la rêve alors, pleine de tournures, de feintes, de surprises, rigoureuse et exubérante. A Versailles, des milliers d'hommes se tuaient à la tâche pour les pierres d'un palais. Et je n'ose pas même imaginer ce à quoi ressemblait Paris en 1660.
Ce siècle-là, je l'ai entrevu pour la première fois parmi les allées et les parterres, les bassins, et les perspectives de Vaux. Fouquet demande à André le Nôtre de penser les jardins de son domaine. Un grand poème s'écrit alors. "Le chef-d'œuvre du jardin à la française" écrit Erik Orsenna.
"On le croit figé, pétrifié, éternel alors que ses miroirs d'eau sont les logis favoris de l'éphémère. On le croit rigide, glacé, inhumain, alors que la perspective bien conduite est le plus apaisant des paysages. On le croit ennemi de la nature alors qu'il organise son dialogue avec l'intelligence."
J'ai lu ces pages, un dimanche pluvieux, dans les allées de Vaux-le-Vicomte, au pied du dôme, pour y voir un peu plus clair.
"Commençons la promenade et cédons aux apparences: elles vont nous toutes nous tromper. Dos au château, marchons vers la ligne de grottes, au fond, peuplées de statues. L'allée centrale vous paraît rectiligne? Première erreur: elle s'élargit peu à peu pour corriger l'effet de fuite et sa tendance à rabougrir l'horizon. L'espace vous semble plan? Deuxième et troisième erreur: vous débouchez par deux fois sur des terrasses qui masquent des bassins. Au moins les grottes vous attendent sagement, à hauteur du regard. De nouveau, double erreur. Un pas de plus et vous tombiez dans l'eau verte d'un très long canal, invisible l'instant d'avant. Quant à vos grottes, elles vous sourient au fond d'un creux."
Plus qu'ailleurs, les jardins de Le Nôtre nous rappellent le luxe de l'erreur. Qui eût cru que le classicisme pût être à ce point baroque? Tout nous égare, rit dans notre dos et provoque l'air de rien une impression de vertige. On cherche à rejoindre l'Hercule du Farnèse, si proche, doré comme un phare, mais il semble s'éloigner à mesure que l'on marche. Les saisons s'enchaînent en l'espace d'une heure, et ultime facétie, l'averse laisse place à un grand soleil qui vient s'écraser sur l'or de la statue.
Erik Orsenna conclut ainsi le chapitre: "Le Nôtre est-il jamais revenu à Vaux? L'endroit sentait le souffre, le hargneux monarque avait des espions partout, et notre jardinier connaissait la prudence... J'imagine pourtant ce retour, à la fin de sa vie.
Un vieil homme marche vers la surprise du canal. Il se promène lentement dans une perfection dont il est l'auteur. Mieux que personne, il sait que le reste de son œuvre est commentaire de la première. A Versailles, il a changé d'échelle. A Chantilly, il a plus complétement traité l'eau. A Saint-Cloud, il s'est plus amusé avec la complexité du site... Mais le cœur de toutes ces variations, leur grammaire était dans Vaux.
Alors, avant de repartir pour Versailles retrouver son ami le Roi-Soleil, peut-être notre visiteur songe-t-il à remercier secrètement l'écureuil?"
Source: Erik Orsenna, Portrait d'un homme heureux, André Le Nôtre, 1613-1700, Gallimard, Folio
Photo des jardins de Vaux-le-Vicomte:
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