samedi 28 septembre 2024

L'Oratorio San Lorenzo: le Caravage disparu

 Fin d'après-midi. Palerme. Moiteur de l'air. Mon père et moi labyrinthions dans les rues de la Kalsa. Palazzo Valguarnera-Gangi, ruines, murs ouvertes sur l'horizon, graffiti, églises, café historique: Antica Focacceria San Francesco, oratorio.

Nous nous étions lancé le défi de poursuivre les œuvres de Serpotta, comme à Vicenza les bâtisses du Palladio, ou seul les vanités de Valdés Leal à Séville.

Des murs d'un blanc d'ivoire qui s'animent tout d'un coup, avec une légèreté d'écume. Cela éclabousse, des nuages se dissipent et des voiles se gonflent dans un silence minéral, des batailles navales s'évaporent et des descentes de croix prolongent à l'infini le mouvement. Des madones de neige émergent des colonnes comme des Vénus antiques, des chérubins piaillent, jouent, tourneboulent, se contorsionnent, débaroulent, on entend presque leurs rires, on aperçoit leurs grimaces: cela pourrait être des Pulcinelli effroyablement taquins sur les murs d'une chambre de Tiepolo. Il en existe une à Venise, je crois.



Sculpter des anges comme s'ils fussent des diablotins, c'est tout à fait sicilien. Comme de travailler en famille, père et fils Serpotta s'accordaient pour travailler le stuc, peaufinant ensemble la technique de l'allustratura qui permet d'alléger la chaux et de lui donner de l'élan. D'autres familles dans le quartier s'échinaient d'une même main à vendre, tanner, coudre, chauffer, cuire, teindre, poncer, marteler, cisailler... Et l'on dit le peuple sicilien nonchalant?



Finalement devant l'Oratoire San Lorenzo, une jeune femme derrière un comptoir. Un jour, il faudrait écrire un livre sur le long ennui des après-midi dans les musées oubliés et entreprendre un itinéraire qui les relierait tous, des villes de province aux rues rarement empruntées et ces îles esseulées hors-saison, de Montbrison à Palerme, en passant par d'étranges monastères à moitié fermés au public sous le cagnard de Valence par exemple ou quelque part dans les solitudes du Castel Aragonese d'Ischia.

Dans l'Oratoire, que Giacomo Serpotta a sculpté en 1699, on est attiré par une zone d'ombre dans la blancheur éclatante des stucs: La Nativité du Caravage. Vertige par le haut. Silence qui tremble au bord de l'albâtre. Les poupons de chaux pointent du doigt le tableau.

 Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1969, il faut imaginer une toile du Caravage dans le coffre d'une bringuebalante Piaggo Ape rouler au pas sur les pavés de la Kalsa. On a volé l'un des plus beaux tableaux d'Italie. Donc du monde, cela va sans dire. La Cosa Nostra revendique le coup.

A partir de là, on peut rêver. Des réunions de mafiosi sous le regard du chef-d'œuvre. On discute: le repenti, Toto Rina, Falcone, une cargaison de fusils automatiques en provenance de Naples, les extorsions... On prémédite un crime sous le Caravage, on commandite sous la Sainte Famille.

Les autorités reçoivent un bout de toile comme on envoie le doigt coupé d'un otage. On fait chanter un temps le commissaire, puis cela ne prend plus. Le pays a l'habitude et ne pactise plus. On accuse bien le curé de l'oratoire, Rocco Benedetto, à tort bien sûr, mais les pistes sont maigres.

De toute évidence, nul ne retrouvera jamais le tableau. Sans doute n'est-il jamais arrivé intact.

Quelques semaines plus tôt, la RAI voulait faire un reportage sur l'oratoire et ses trésors, l'homme de foi avait refusé expliquant, désolé, que les mesures de sécurité étaient insuffisantes et qu'il ne souhaitait pas être surexposé.

Les hommes du show business firent jouer leurs relations, nombreuses on le sait, l'émission se fit. Le casse aussi.

Et pourtant mon père et moi furent face au chef-d'œuvre. Une copie certes, mais d'une perfection qui permet toutes les méprises. Des années de travail, des ingénieurs, des spécialistes de l'art, les studios madrilènes Factum Arte, spécialisés dans les artefacts du monde entier. Tout un petit peuple réuni pour la résurrection du Caravage.




mardi 24 septembre 2024

Le trio napolitain

 Cela ressemble à une engueulade. Des mains se lèvent, reviennent vers la poitrine, repartent vers le bas et l'une finit par tout envoyer valser. Les pieds dansent aussi un peu, miment un départ d'un côté, puis de l'autre, reculent et se réancrent au même endroit. Le meilleur indicateur reste le bruit: le ton monte et redescend à plusieurs reprises, accompagnant les mouvements de dérobade feinte ou l'appui des bras qui s'ouvrent pour en appeler au bon sens. J'imagine que de plus près on doit pouvoir entendre un ou deux basta. Mais mon imagination est vite entravée par ma méconnaissance de la langue et ici de ses interjections.

Je ne comprends pas ce qu'ils disent, cela me frustre un peu, mais en même temps, je n'ai pas envie d'en savoir plus. Pas besoin d'apprendre la langue, j'apprécie simplement la vue de ce trio napolitain. J'en fais une œuvre locale: la discussion encercle le pas de trois, chacun à sa place pour permettre que se tienne le petit concile bien rôdé. Un qui se tait, un qui s'emporte et un qui l'écoute. Le phénomène ne tient si l'un d'entre eux part, laissant un simple duo sans force. Je l'ai même vu une fois s'éteindre du départ de l'un et se relancer avec l'arrivée d'un autre. Cela fait partie des choses d'ici, de mon point de vue du moins.

Je ne pourrais pas dire avec beaucoup d'assurance que c'est là l'essence de Naples, je ne la connais encore que trop peu. Mais je l'ai appréciée, pour une chose qui se révèle décisive au fil des années: je n'avais pas ou peu d'images préfabriquées sur elle. Mon esprit ne m'avait pas encore joué son tour préféré quand il s'agit d'ailleurs: rêver, construire, s'ancrer dans une image anticipée ou un souvenir sublimé, me laissant déstabilisée une fois arrivée sur la terre dite. Mais c'est une histoire que je raconterai un autre jour.

Ne retenons ici qu'un honnête et ô combien agréable dépaysement face à une ville singulière qui me donna la sensation répétée d'être sur une île, nation propre et souveraine. Elle a le goût de la chaleur implacable et transpirante; du bicarbonate citronné; d'une âme croyante à admirer; d'une romanité qui se laisse apercevoir dans un musée immense et surtout l'attrait mystérieux d'une autre rive.

Elle a le goût du dépaysement, mais pas celui des conclusions hâtives. Nous la reverrons sans doute depuis un autre versant et je continuerai alors mon apprentissage au monde comme à l'amour: laisser s'ouvrir la possibilité de voir ses certitudes malmenées, son regard s'habituer à de nouvelles réalités, ses perspectives s'agrandir, et autoriser son cœur à y répondre, même lorsque le battement semble d'abord incorrect. Pour le meilleur.


Pau. M



Lyon, ville d'ombres

       1969, Jean-Pierre Melville, résistant lui-même, achève son grand film sur la Résistance, en adaptant le roman de Joseph Kessel, comma...