Le Bourgeois Gentilhomme,
mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq, juin 2022.
Comédie Française
Quatre cents ans que
notre langue est celle de Molière. Quatre cents ans. Et pourtant on
eût dit que cela datait d'hier à entendre la salle rire aux éclats
à chaque jeu de mot, à chaque trait de caractère, situation après
situation. Pas une seule ride. Tous les âges y succombent, à ce
rire total, hyperbolique, rabelaisien, toutes les générations mais
aussi toutes les classes sociales. Un rire-monde pour ainsi dire,
célébré cette année à la Comédie Française qui reprend la mise
en scène du Bourgeois Gentilhomme de Valérie Lesort et
Christian Hecq, créée en juin 2021, dans laquelle on retrouve toute
la fantaisie, la folie et la poésie qui font leur succès depuis des
années. Monsieur Jourdain s'y trouve, par la présence prodigieuse
de Christian Hecq génial de bout en bout, dynamité, survolté,
ahuri et ahurissant à chaque instant ; son jeu d'acteur rend
visible la moindre facette du personnage, son ignorance crasse, sa
fatuité, sa vanité, mais surtout son humanité.
Créée en 1670 au
Château de Chambord devant la Cour de Louis XIV, avec une partition
de Jean-Baptiste Lully qui lui offrira assurément l'éternité, la
comédie-ballet étripe cette petite bourgeoisie qui meurt de ne pas
être de la noblesse : grenouille aspirant à la grandeur du
bœuf. La Fontaine et la Bruyère aussi y seront allés de leurs mots
à ce sujet. Monsieur Jourdain apprend la danse comme les nobles, la
musique aussi, et la philosophie évidemment, comme un homme de
qualité ; il s'essaie par ailleurs à l'escrime bien sûr, car
c'est ce que font les nobles. Après tout, cherche-t-il à se
persuader, l'habit finira bien par faire le moine. Il va jusqu'à
refuser la main de sa fille à l'homme qu'elle aime, Cléonte,
celui-ci n'étant pas gentilhomme, le malheureux. Mais le valet de ce
dernier, Covielle, fomentera un stratagème pour que l'union
advienne. La nouvelle circule que le fils du Grand Turc souhaite
épouser la demoiselle. Pourquoi donc Monsieur Jourdain en devrait-il
douter ? Et l'entremetteur se fait metteur en scène grandiose
pour honorer le bourgeois du titre suprême de « Mamouchi »,
et le couvrir de toute la gloire qu'il croit mériter. En d'autres
termes, Jourdain est caressé dans le sens du poil.
Et c'est là que l’œuvre
de Molière se fait vertigineuse, multipliant les mises en abyme. Ce
bourgeois ordinaire est l'acteur, au sens sartrien, de sa propre vie,
feint d'être ce qu'il n'est pas, et trouve l'occasion d'être plus
grand acteur encore, dans le rôle qu'il n'avait pas même le courage
d'espérer. Jourdain se trouve au cœur d'une immense illusion
comique, Don Quichotte esseulé, dont tout l'entourage raille sa
folie mais l'attise, condamne ses délires et ses envies tout en
continuant à le faire miroiter. Nul Sancho Panza pour la ramener à
la raison. Plus Monsieur Jourdain se fait leurrer, plus ses illusions
grandissent, et avec elles ce pour quoi il était détestable, plus
il devient touchant aux yeux des spectateurs, jusqu'au dernier plan
déchirant de la pièce, la Marche pour la cérémonie des Turcs
prenant des airs de marche funèbre. Le Bourgeois Gentilhomme,
chef-d’œuvre baroque, donc.

Carnaval grandiloquent,
où tous les personnages laissent transparaître leurs petits vices,
leur ridicule, pour chacun d'eux un moment de vérité hystérisé
par la dimension onirique de certaines scènes. On oscille, on
vacille plutôt, entre Lewis Carroll, l'Heroic Fantasy,
Calderón,
l'expressionnisme allemand (Guillaume Gallienne joue un maître en
philosophie tout droit sorti du Nosferatu
de Murnau qui vaut à lui seul le déplacement) et même les visions
de Fellini, dans un tumulte d'idées qui trouve son point d'orgue
dans la cérémonie turque, désordre azimuté au son de la musique
des Balkans qui laisse galvanisé. L'illusion finit par happer le
spectateur. Exactement comme Monsieur Jourdain, on voudrait qu'elle
ne cesse pas. L'espace d'un instant, on est si près d'y croire nous
aussi. Et la crédulité du bourgeois, on la pardonnerait presque.
Ainsi, « par raison démonstrative » comme dirait le
maître d'escrime, Molière, dans cet abandon à l'illusion comique
qu'il décrit, nous propose en quelque sorte une définition du
théâtre.
Salle
Richelieu, du 7 mai au 21 juillet 2022