Elle venait du fin fond du système solaire. Détachée du nuage de Oort, agglomérat de débris de planètes, de satellites et de poussières d'étoiles. Bien plus loin que Pluton. Elle traversait le ciel européen, laissant derrière elle une chevelure évanescente striant la voûte.
Il nous fallut la voir par nous-mêmes. Gravir le pic volcanique de Saint-Romain-le-Puy (524 mètres), d'où se dressent comme une tiare d'anciens rois les ruines d'un prieuré, dont les brèches s'ouvrent en grand sur l'horizon et nous y projettent. C'est ce que font habituellement les ruines.
L'air sentait le miel, le vent briguait des souvenirs du Midi. Octobre exultait. On a attendu longtemps, pris le temps d'apercevoir au-dessus des steppes des Hautes Chaumes la moindre traînée d'avions, la plus petite étoile descendre délicatement derrière les Monts du Forez. Et au moment où nous désespérions le plus, avions même abandonné et pris le chemin du retour, elle fit son apparition.
Certaines femmes créent en effet des épiphanies de météores.
La comète Tsuchinshan-Atlas semblait plus précise, plus aiguisée que celle aperçue subrepticement sur les hauteurs du Puy-en-Velay, quelque part au milieu de l'été 2020, comme pour signer l'échéance des mois de Covid que nous avions traversés.
Gravir des sommets pour rapprocher le ciel de la terre. Crapahuter pour mieux voir les étoiles.
Septembre 1636, l'humaniste Peiresc est sur le point de mener à terme son projet de cartographier pour la première fois de l'histoire la lune et ses cratères. Il engage le graveur Claude Mellan, et accompagné de l'astronome Gassendi, il entreprend l'ascension de la Sainte-Victoire (1011 mètres) pour y poser sa lunette et contempler le clair de lune. Moi-même j'aurai quelquefois tourné autour de cette crête entre la garrigue et le littoral sur les pas de Cézanne, et récemment erré d'ailleurs dans les rues d'Aix à la recherche de l'ancienne maison de Peiresc.
A la même époque, le 19 septembre 1648, Florin Périer est mandaté par son beau-frère Blaise Pascal pour s'en aller mesurer la pression atmosphérique au sommet du Puy-de-Dôme (1465 mètres.) Presque quatre siècle plus tard, un funiculaire nous y emmène en quelques enjambées afin d'y admirer les parapentes s'envoler lentement comme d'immenses oiseaux bigarrés, surplombant la chaîne de ces vieux volcans silencieux, dont j'entrevoyais au loin la ligne en contre-jour sur la route du Nord, jusqu'au bassin parisien, si affreusement dépourvu de sommets.
La science a toujours été un promontoire pour la montagne, et la montagne un promontoire pour la science. Déjà, au temps de Vespasien, Pline l'Ancien ne manquera pas de faire du Vésuve (1281 mètres) son laboratoire, avant qu'il ne sorte de son sommeil de pierre et que l'homme de science meurt en Romain.
Bien des fois, j'ai projeté moi-même de monter jusqu'au cratère. Mais la procrastination et les occasions manquées m'ont fait gardé les pieds sur terre.
En guise de compensation, j'ai grandi dans une ville de mines et de charbon où se trouvent tout autour des terrils que l'on appelle ici des crassiers. Ceux du Clapier sont rapprochés comme deux seins et m'ont toujours rappelé les deux rondeurs de la Baie de Naples. J'ai cherché à les escalader moi aussi, me faufilant à travers un grillage préalablement découpé, mais le sol particulièrement friable m'a chaque fois ramené au point de départ.
Depuis l'enfance, j'ai rêvé de sommets Et tout autant de leur nom merveilleux. L'Etna, le Kilimandjaro, le Fuji, le Canigou qui a travaillé mes rêveries un soir à Eus, un verre d'hydromel à la main.
Mon père et moi avons parfois arpenté les sentiers du Pilat, où, dit-on, Ponce Pilat aurait été relégué, aux confins du monde romain. Planfoy, le Gouffre d'Enfer, Rochetaillée, la chapelle Saint-Sabin, le Crêt de l'Oeillon (1364 mètres) ou son sommet, le Crêt de la Perdrix (1430.) Toute la vallée du Rhône se déploie alors sous nos yeux, l'on voit Genève, plus loin et comme en lévitation le Mont-Blanc.
Rousseau entreprend une expédition dans la région en décembre 1769, en vue de ses projets d'herborisation. Le climat lui est pénible, le confort de la jasserie abominable, il se blesse à la main, croit avoir perdu son fidèle Sultan, brave chien qui saura retrouver le gîte seul, le philosophe revient alors dépité après avoir perdu l'ensemble de ses relevés à cause de la pluie et du brouillard. Ces "vilaines montagnes" l'auront fait regretter la clémence des Alpes Suisses.
C'est que le Pilat n'est pas toujours facile à apprivoiser. Mais s'offre aux plus patients.
La table d'orientation, en émail de Riom, au pied de l'émetteur de télévision, nous dévoile le monde entier. Et pourtant des secrets persistent. Caché derrière la brume, un géant de pierre se montre discret. Le Mont Ventoux (1910 mètres) me rappelle des souvenirs d'été, et l'émoi que l'ascension en voiture sut nous causer est aujourd'hui encore bien présente; d'ailleurs les freins de la Mini crissent toujours des saccades la descente.
26 avril 1336, le philosophe et poète Pétrarque décide d'en faire l'ascension depuis le petit village de Malaucène. Très vite, l'entreprise évoque moins un défi de randonnée qu'une métaphore de l'existence: "après avoir beaucoup traîné, il te faudra choisir: accéder au bonheur éternel au prix d'énormes efforts sottement différés ou t'abandonner dans le bas fond de tes péchés et, -je frémis à le penser - si les noires ténèbres de la mort te surprennent en ces lieux, tu vivras l'éternité dans des tourments sans fin."
Il parvient au sommet, et demeure saisi de vertiges devant l'immensité de ce qu'il domine, il suit la courbe du Rhône jusqu'en Camargue, rêve d'Italie, se laisser bercer par la délicate ligne d'azur de la Méditerranée. Il prend le temps d'admirer, de souffler, de lire aussi un peu. Saint-Augustin, bien sûr, en ces temps-là, et il tombe sur ces lignes: "les hommes s'en vont admirer les cimes des montagnes, les flots immenses de la mer, le long cours des fleuves, les mouvements de l'océan et la course des astres, et ils se délaissent eux-mêmes."
Au retour, la phrase le laissera autant de confusion que la vue du sommet: un philosophe sera né sous l'enveloppe d'un flâneur du dimanche. Car les montagnes créent et détruisent: un botaniste ne s'en remet pas, un scientifique naît ou meurt à ses rives, un astronome grandit, on s'y élève ou chute.