jeudi 23 octobre 2025

Petite mythologie londonienne

 Penny Blood à l'usage des esprits saturniens et des âmes dilettantes


            Aussi loin que je m’en souvienne, Londres a toujours attisé mes désirs de voyage. Plus petit, aussitôt rentrés, je tannais mon père pour nous y retournions au plus, et plusieurs années d’affilée, nous y retournions sans nous en lasser. Chaque séjour nous révélait de nouveaux secrets. C’est le propre des villes piranésiennes, comme Lisbonne ou Naples, de réserver aux plus persévérants ses mystères les plus enfouis.

            Au premier jour d’octobre, quelque chose dans l’air, où que je sois, m’évoque la capitale anglaise, dont j’entends « le grondement indistinct […] comme le bourdon d’un orgue éloigné », écrivait Oscar Wilde. J’imagine alors Hyde Park au petit matin, dont les feuilles rouge bordeaux tapissent le sol que se partagent écureuils et corbeaux fuligineux. J’imagine, lors de quelque rêverie, une brume épaisse, comme devait être le smog, monstre évanescent du temps des usines à charbon et des locomotives, que perce pourtant une abbaye abandonnée, habitée par un étrange comte venu de Transylvanie, qui inspire dans le cœur un parfum de nuit. On raconte que le notaire qui fut à l’origine de la vente aurait depuis perdu la raison. On connaît tous l’histoire.

            Dans ces mélancoliques divagations automnales, je vois souvent les rues sombres de Whitechapel où traînait un tueur qui éventrait les putains effrayées. On accusa bien un peintre, Walter Sickert, car il avait pour mauvaise habitude de ne fréquenter que trop ces femmes de petite vertu qu’il peignait au couteau, avec un siècle d’avance : certaines ont le visage défiguré comme le seront plus tard les portraits de Bacon.

            Un barbier propose des tourtes avec la chair de ses victimes, dans une boulangerie de Fleet Street.

            Dans les venelles de Soho, parmi les cours et les impasses, un médecin des plus charmants, dit-on, se transforme en fureur incontrôlable qui assassine ceux qui se dressent sur son passage.



            Londres en octobre, c’est le souvenir de crimes odieux et raffinés, pour lesquels Scotland Yard semble dépassé ; on fait appel à un détective dont les méthodes déplaisent, mais qui furent remarquables dans l’affaire qui ternit la famille Baskerville. Dans les quartiers de Limehouse, le long des docks, une bisbille louche dégénère ; on soupçonne Fu Manchu. On retrouve des poignards au poinçon d’Elephant and Castle, ce quartier douteux dont Paul Morand subit l’influence qui aliment alors son « culte de la laideur et du sinistre. » Il erre dans les rues brumeuses, aussi noires que de la poix, et fait l’inventaire de toutes les obscurités de la ville, de l’assassinat des deux pilleurs de tombe Burke et Hare aux traités de flagellations de Thomas Buckle, qui « coloraient Londres, pour nous, de reflets de sang et d’acier. »

            Dès l’Opéra des Gueux, en 1727, toute cette petite truanderie alimentait déjà les fantasmes. Kurt Weil, deux cents ans plus tard, transposera ce peuple interlope dans les rues de Berlin.

            C’est le Londres des bas-fonds que le roman gothique puis le polar transposeront chacun à sa manière à l’ère victorienne et, par la suite à l’ère édouardienne.

            Naîtront les penny dreadful au début du XX°, les pulp fictions de la fin-de-siècle.

 

            La série de John Logan, Penny Dreadful, rend hommage à ce sous-genre littéraire, cette sorte de Grindhouse du feuilleton victorien, comme le fera déjà le comic d’Alan Moore La Ligue des Gentlemen extraordinaire, dont j’avais vu, fasciné, l’adaptation en 2003 un soir de pluie, qui réunissait enfin Mina Harker et Tom Swayer, Alan Quatermain et le Capitaine Nemo, ou encore le film Van Helsing, l’année d’après, dont je garde un souvenir de jeunesse ému.

            Vanessa Ives, jouée par Eva Green, est en proie aux démons, le cœur qui déborde, qui dégueule de ténèbres insondables. On y apprend la mort du poète Alfred Tennyson un 6 octobre 1892, dont on récite les vers en chuchotant, dans l’obscurité d’un salon feutré, aux fauteuils capitonnés, pendant qu’un feu de cheminée crépite ; les parfums y sont lourds et musqués, on disserte sur l’origine du mal et la permanence des fantômes, dans l’attente du prochain assaut de succubes. La créature de Frankenstein traîne sa carcasse mal-aimé dans les bouges sordides du West End, et quelque sorcière fricote avec Dorian Gray. On erre dans les bas-fonds de Westminster et les recoins autour de Covent Garden ; on s’épouvante au Théâtre du Grand-Guignol, comme celui de Chaptal à Pigalle qui ouvre en 1896, où l’actrice vedette Paula Maxa fut si souvent martyrisée, tuée, démembrée, énuclée, violée, brûlée vive, écartelée, fouettée, ainsi de suite.

            Déjà le théâtre élisabéthain avait compris le goût du public pour la violence. On reprend les grands principes des tragédies de Sénèque. Shakespeare s’y collera avec Titus Andronicus, Thomas Kyd aussi, et sa Tragédie espagnole, avant de dénoncer pour athéisme l’un des membres les plus éminents de l’Ecole de la nuit, Christopher Marlowe. Le gore y est inventé, qui ne porte pas encore son nom. Mais la violence que dégagent ces œuvres baroques saignent toujours dans tout le cinéma d’horreur actuel.

            Car il y a bien du Shakespeare dans Penny Dreadful, lorsque trois sorcières viennent pourchasser Vanessa Ives et le cow-boy lycanthrope qui l’accompagne, jusque dans les terres reculées des Highlands. Elles apparaissent dans un brouillard, entre les feux follets et les contorsions d’arbres morts, parmi des teintes mauves et verdâtres que n’aurait pas reniées Mario Bava, l’un des maîtres du fantastique des années 1960. L’on pense bien sûr, dans ce fatras de visions, aux Etranges Sœurs au début de Macbeth.



            Londres n’a donc jamais tout à fait été une ville, c’est un conte gothique, tout rempli de créatures, de monstres, de mages et de fées qui vibrionnent dans l’ombre.

 

            Il y a une dizaine d’années, même plus, je me souviens que nous avions couru dans les rues de Londres, entre les cabs et les imperial buses, pour prendre place dans la gigantesque roue qui domine la métropole : L’œil de Londres. Je fus tétanisé par le vertige et je ne profitai pas même du plaisir de la vue.

            Les gens de la cabine semblaient, je crois, apercevoir la Tour de Londres où Henry VIII fit enfermer quelques-unes de ses épouses ; le Tower Bridge entre les tours duquel Peter Pan et les enfants Darlings s’envolent vers un Pays imaginaire ; il y a un petit monsieur, tout au loin, qui semble assis sur un banc de Kensington Park, c’est lui, l’air de rien, qui fit naître de son imagination cet enfant qui ne grandit pas. Ils semblent, je suppose, apercevoir un vieil homme aigri transporté par un lugubre spectre le soir de Noël, ou d’ignobles ombres noires, les Mangemorts, léviter autour du London Bridge qui conduit directement vers la Tate Modern. Ils aperçoivent le dôme de Saint-Paul et les cheminées de la ville qui se dressent dans le petit matin d’où surgit des nuages une nourrice pleine de ressources. Ici, à Portobello Road, un petit ourson en duffle-coat décolle, emporté par une bourrasque qui s’engouffre sous son parapluie ; là, au-dessus de King Cross Saint-Pancras, une Ford Anglia bleu fuse dans les airs, à la poursuite d’une locomotive.

 

        Cela faisait longtemps que je souhaitais écrire sur le ciel de Londres, mais c’est comme parler des rêves d’enfants. Ça fourmille trop, c’est trop plein de tout, et on finit par ne plus savoir quoi dire. Et pourtant quelle matière ! Car le ciel de Londres, de Shakespeare jusqu’au cinéma, s’est rempli, s’est enrichi de tout un petit monde qu’il s’agit d’apercevoir. Encore faut-il consentir à la suspension de l’incrédulité, disait le poète anglais Coleridge en 1817. « Il suffit d’y croire », aurait dit, plus simplement Peter Pan.




mercredi 17 septembre 2025

Saint-Etienne, un chaos de ville. Souvenirs de Jules Janin

                J’ai grandi en plein cœur d’une ville qui fut noire dans ses premières années. Toute noire, c’est ce que l’on dit. De longues décennies à tenter, parfois en vain, de se débarbouiller de la suie qui a mâchuré la moindre de ses rues. « Mâchurer », c’est comme ça que l’on dit, par ici. Et ce patois qui empoisse le palais, c’est ce que l’on appelle le gaga.

            L’appartement où nous vivions donnait sur la Place du Peuple, tout à côté de l’immeuble où naquit le futur académicien Jules Janin, l’un de ces hommes de lettres comme seul le dix-neuvième sut en produire, qui toucha à tout, critiqua beaucoup, quelquefois à tort et à travers, y compris Balzac, au parcours similaire de provincial parvenu, qui fut une cible de choix et ses Illusions Perdues qu’il dénigra sans complexe ni acuité, quarante ans de journalisme, des romans parfois intrigants, une parodie de littérature macabre avec L’Âne mort et la femme guillotinée. Bref, une sommité littéraire, s’il en est, très tôt oubliée, plus du tout lue aujourd’hui, pas même éditée comme il se doit. Sans doute maniait-il la plume avec adresse mais la maîtrisait-il vraiment ? C’était une autre affaire. Il l’anticipait d’ailleurs lui-même dans un portrait de Saint-Etienne qu’il dresse en 1828 : « Que penser, en effet, d’une ville opulente et féconde en grands artisans, qui ne compte pas un écrivain passable et pas un poète, pas un homme assez bien né pour tenir une plume avec l’énergie et le courage que demandent l’enclume et le marteau ? » Et que je ne peux que prendre personnellement.



            La ville d’ailleurs ne se pressera pas pour honorer le bonhomme de lettres. Il écrit au conservateur Jean-Baptiste Galley en 1871 : « un homme occupé d’histoire, de poésie et de bouquins, ne saurait avoir un grand charme aux yeux de ces négociants affairés... On a vu les Stéphanois dénoncer les livres de mes meilleurs confrères comme attentatoires à l’honneur public... Le conseil municipal a refusé de donner mon humble nom à je ne sais quel carrefour mal hanté ! » Et, à sa mort en 1874, sa bibliothèque riche de toute une vie de lectures ne sera pas même léguée à la ville de Saint-Etienne comme l’espérait pourtant ce vieil ami auquel il se plaignait de l’ingratitude de ses compatriotes. Le tort semble avoir été réparé depuis.

 

            Même la plaque, posée en 1904 lors de molles commémorations, qui rappelait le souvenir de son enfance à côté de la mienne a été enlevée récemment car une faute s’y trouvait dans sa date de naissance, 1804, et non pas 1801. Aujourd’hui, nulle trace de son passage ici et l’écrivain vient d’achever son long cheminement vers l’oubli, parsemé de quelques morts et d’aucune résurrection franche.

 

            Pourtant il semblait l’apprécier, ce modeste appartement qui donnait sur une place encore traversée d’un Furan souvent impétueux. Il exprimera cette tendresse au Docteur Michalowski, propriétaire du lieu en 1837 : « En vérité, je voudrais être à votre place, et je changerais volontiers mes beaux salons, et mes beaux meubles…, pour cette petite chambre. Nous avions là un petit nid humble, mais bien heureux. Mon père était jeune, et beau, et spirituel, mais d’une imagination vagabonde qui lui faisait négliger toutes les petites affaires... A présent, je ne fais qu’un vœu : c’est que vous restiez dans cette maison jusqu’au jour où j’irai à Saint-Etienne... »

            Il apercevait les lavandières venir plonger leur linge dans la rivière en chantant. Et n’oubliera jamais combien elle pouvait tout à coup se courroucer, d’où son nom qui rappelle littéralement qu’il faut toujours se méfier de l’eau qui dort, furieuse quand elle le décide. Lorsqu’en 1834, le fleuve connaît des crues meurtrières le long du Pilat, Jules Janin organisera une soirée à Passy pour y récolter des fonds, à laquelle sont conviés notamment Chopin, Liszt, Rossini. (Paganini snobe l’invitation, ce qui ternira leurs relations jusqu’alors très cordiales.) Il en sortira néanmoins ravi : « Quels secours inespérés ce sera là-bas dans nos montagnes, incultes et reculées comme elles sont, et toutes noires de charbon, et toutes plongées dans le travail et l’ignorance, à se voir ainsi secourues et sauvées par les plus grands noms, et les plus aimés, et les plus chers aux Beaux-Arts ! »



Place du peuple, Jean Chapelon

 

            L’écrivain stéphanois a peu écrit sur sa ville, pour laquelle il entretenait un mélange de répulsion et de nostalgie, fasciné par cette forge de Vulcain qui draine tout au long du dix-neuvième siècle houille et feu, mais qu’il s’empressera de quitter pour la Grande Vie parisienne. Quelques pages cependant tentent de saisir le grondement métallique de cette petite cité obscure à laquelle la clarté du jour ne sied guère :

« Pour bien faire, il faut arriver à Saint-Étienne un beau soir, aux rayons couchants du soleil, quand l’astre éblouissant jette un dernier éclat sur le dôme d’épaisse famée, éternel couvre-chef de l’antre où le Cyclope accomplit sa tâche à grand bruit. Saint-Étienne est englouti dans une vallée profonde et triste ; autant que Rome elle est la ville aux sept collines. Au fond de ses montagnes sans verdure et sans ombrage, et s’étendant, çà et là au hasard, elle s’inquiète assez peu d’obéir aux lois de la symétrie, aux exigences du paysage. […] La ville est un chaos. L’entrée est une caverne ; il faut entrer par la rue de Lyon, comme on tomberait dans un précipice. Allons, courage, et parcourez celte rue étroite et bruyante, encombrée d’un peuple en guenilles, au visage noir, aux dents blanches : entrez par cette horrible rue, à sept heures du soir, et vous aurez perdu en dix minutes tout ce que le souvenir de nos villes de France peut avoir d’élégance. […]

Ah ! l’assemblage étrange ! … Des ruines et des palais, un hôtel, massif comme un hôtel vénitien qui serait sans grâce, à côté d’une échoppe ; une maison basse en pierres de taille, et six étages qui menacent ruine ! […]

Ô misère ! ô fortune ! … Imaginez la rue Saint-Jacques avec son peuple équivoque et pauvre, traversant subitement la rue Royale et sa somptueuse élégance ! Tout est confondu dans la ville aux sept collines ; luxe, indigence, hasard. Là surtout, le hasard est un grand dieu. Là surtout, vous regrettez le Paris libre et cette vie aux mille aspects si divers, qui se répand de toutes parts. La moindre action de ce peuple noir et grand, ami des choses bien faites, s’opère sous l’empire de l’ordre. On agit, à Saint-Étienne, comme en vaste caserne, à la baguette du tambour-major : une armée en bataille, n’a pas plus de précision. […]

Hier, vous êtes entré dans la ville au bruit méthodique de trente mille marteaux, retombant en cadence sur quinze mille enclumes ; vous vous êtes endormi au bruit de douze cents chariots, expédiant des ballots à tous les grands chemins du monde connu, et voici, ce matin, que vous retrouvez le même ordre, et la même précision. Portez… fardeaux ! fabriquez, armes ! montez, fusils ! aiguisez, baïonnettes ! … Et feu partout ! »


Sources: 

https://www.lectura.plus/expositions/julesjanin/indexjanin.htm

https://dormirajamais.org/janin/



Félix Thiollier, Paysage de mine, les puits Chatelous à Saint-Etienne, 1907-1912

dimanche 31 août 2025

Sur les traces d'Henry Levet

             De certains poètes, il n’y a plus beaucoup de traces.

             Pas la moindre page aujourd’hui de L’Exprès de Bénarès, roman entamé lors d’un voyage aux Indes, et dont l’auteur se montre autant bavard qu’évasif à partir de 1898, dont il lit bien quelques extraits d’un épais manuscrit aux plus précieux amis, résumant parfois les péripéties du Commandant Drapeau ou du Dompteur d’Eponges.

            La plupart des textes, lettres personnelles ou cahiers ont été détruits par les parents ; et même la maison familiale boulevard Lacheze, où Valéry Larbaud et Léon-Paul Fargue se sont rendus, en limousine entre Saint-Etienne et Montbrison, pour récupérer, en vue d’une biographie, ce qu’il y avait à récupérer de son œuvre, c’est-à-dire pas grand-chose, est devenue une banque aux murs en tôle.

            J’ai longuement cherché aussi le caveau de la famille Levet au cimetière de Montbrison, là où sont enterrés les fils. Mais entreprise stérile pour l’instant…

            Quelquefois il m’était arrivé de m’en aller me recueillir sur des tombes illustres. Machado à Collioure, Paul Valéry au cimetière marin de Sète ou Camus à Lourmarin. J’y tenais aussi pour Levet. Mais il y a des fantômes jusque dans les cimetières, qui se dérobent sans cesse.

            C’est dans une librairie de la Rochelle, ville océane, de confins, d’embarquements et de transatlantiques, que je découvris le poète montbrisonnais, bien avant que j’emménage à Montbrison. Le titre de Cartes Postales simple et plein de nostalgie surannée me remplissait les oreilles de chants de matelots et le nez d’embruns marins. J’avais lu ces petits poèmes d’une traite à la terrasse d’un café du vieux port, face à la Tour de la Chaîne, dans l’attente d’une femme percluse d’immobilité de toutes sortes. A cette heure, l’immobilité était intestine autant qu’intestinale, et ce n’était pas là le moindre de ses défauts.



            J’ai relu quelques petites années après ces textes qui m’évoquent alors Rimbaud, Cendrars ou Valéry Larbaud quand il écrit les souvenirs de Barnabooth, ou un peu plus tard Louis Brauquier, barde du port de Marseille.

            On s’étonne d’ailleurs qu’une ville si étriquée comme Montbrison, enchâssée entre les Montagnes du Matin et celles du Soir, ait pu donner naissance à un poète comme Levet bercé d’horizons et de houles, tout comme Vichy, j’y pense, coincée dans le Bourbonnais, ait pu engendrer des voyageurs comme Larbaud ou Albert Londres.

            Mais c’est que, sans secret, le poète étouffait dans cette petite ville du Forez aux volets fermés quand lui voulait ouvrir grand les fenêtres sur le monde. Ses excentricités choquaient déjà la bourgeoise provinciale qu’il devait côtoyer, mais à la vérité elles choquaient aussi Paris, du moins elles amusaient, notamment les plus fidèles amis dont Léon-Paul Fargue justement. Montmartre et Montparnasse, depuis Baudelaire, Nerval ou Tristan Corbière, ne se formalisaient plus de la moindre lubie de poètes.

            Son père, maire de Montbrison et député de la Loire, l’aidera comme il peut, le placera, il lui ouvrira les portes de la diplomatie sous prétexte d’études ethnographiques ; ça paraît fumeux, et ça l’était. Ce père fera tout son possible pour satisfaire sa soif d’ailleurs. Surtout un fils unique, qu’il n’avait pas eu très jeune. Ou peut-être que cela permettait de l’éloigner, ce garçon qui dérange et ternit les réputations : que disparaisse quelque temps l’enfant prodigue.

Ces Cartes postales et une poignée d’autres Sonnets torrides, ranimaient, lisez-les pour voir, des sifflements de moustiques-tigres, des rugissements de lions, des moiteurs tropicales, des odeurs de rhums rances, des ronflements de turbines, ou des va-et-vient de steamers d’une rive à l’autre du Gange.

L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes) file quatorze nœuds sur l’océan Indien… Les railways rampent dans la jungle ensoleillée. Levet nous parle de la tristesse imbécile des « homewards », de la chapelle des Goyaves où dorment deux mille dimanches des Antilles, des clairs de lune congolais sous lesquels un sous-administrateur des colonies feuillette les Poésies d’Alfred de Musset…

Souvent, j’ai murmuré pour moi-même la triste histoire du Consul Général de France à La Plata, que le spleen drape comme un poncho et qui ne voit pas les œillades charmantes de Lolita Valdez. On sait si peu sur ces êtres perdus au fin fond de la pampa, et pourtant tout est dit sur eux, en si peu de vers.

Un grand roman de Conrad ou de Malcolm Lowry aurait pu débuter ainsi.

La phtisie comme souvent à cette époque aura finalement raison de son jeune âge. Il s’est éteint dans un hôtel de Menton où il était venu poursuivre un climat plus clément pour ses poumons, un peu avant l’hiver, à l’âge de trente-deux ans. Il avait anticipé cette morte sur les bords de la Méditerranée dans un texte prophétique :

 

Novembre, tribunal suprême des phtisiques,

M’exile sur les bords de la Méditerranée…

 

J’aurais un fauteuil roulant « plein d’odeurs légères »

Que poussera lentement un valet bien stylé :

Un soleil doux vernira mes heures dernières,

Cet hiver, sur la Promenade des Anglais…


Ecrit devant l'Hôtel de Ville de Montbrison




samedi 2 août 2025

Rêveries des Hautes Chaumes

    Elle m’en parlait comme d’un lieu lunaire, du moins sublunaire. « Là-bas, tous les bruits du monde s’effacent. » Il n’y a que le vent qui balaie les étendues. De hauts plateaux qui virent jusqu’à l’horizon. On y est comme en apesanteur, répétait-elle. C’est un lieu étrange, souvent austère. Comme une garrigue pelée, des dunes de tourbière rasées par les courants d’air. C’est un peu les Highlands à cheval entre la plaine du Forez et l’Auvergne.

    Il suffit dans ces contrées de marcher, au gré des vides que l’espace déploie, on suit un sentier qui ne mène nulle part, un peu en-dehors de tout, sur la crête du réel.



    Aux heures chaudes, les Hautes Chaumes élancent la toundra à perte de vue. On dépasse une ancienne jasserie, on longe quelque estive où des brebis paissent, un arbre ou deux résistent.

    Je m’y étais réfugié une après-midi d’ennui de juillet. Un livre à la main : des sortes d’aphorismes écrits par Thierry Clermont sous le titre J’ose m’exprimer ainsi.

 

« La multitude n’est pas mon fort. »

 

« L’acuité du monde se prend seul. »

 

       On y croise bien quelques promeneurs, mais ils se perdent facilement au détour d’un renfoncement, on les suit du regard un temps puis ils se dissipent dans le lointain.

« J’irai par des chemins d’ombres sans ombre », écrit l’auteur. Connaissait-il ces hauteurs toutes remplies d’obscurité alors que rien n’arrête le plomb du soleil qui fond sur le passant ? Avait-il en tête ces lignes de fuite qui serpentent ailleurs, bien loin d’ici, ne s’arrêtent jamais tout à fait, se diluent enfin, sans doute, bien plus haut que le jour ?



    Cette lumière incandescente finit par troubler, enivrer peut-être. On tremble un peu à chaque pas, l’organisme subit des micro-bouleversements, les nerfs se dénouent, le sang stagne un peu plus.

 

« Postulez en vous-même, exhortait Satie. »

           

    Tout au fond du paysage, la station hertzienne de Pierre-sur-Haute paraît s’éloigner à mesure qu’on s’y approche. Je l’ai si souvent aperçue d’en-bas, cette antenne au sommet du Forez, suivie du regard entre deux nuages, des routes de la plaine que je traversais, des Montagnes du Matin aux Montagnes du Soir. Plus ou moins proche selon les heures de la journée, selon les caprices de la lumière. Contemplée de temps à autre enneigée, de mes salles de classe où j’enseignais.

    On y trouve à cette altitude une zone militaire qui fut l’objet d’une controverse. Il y a quelques années un documentaire révèle au grand public des informations jugées confidentielles, notamment le taux de résistance de certains matériaux, relayées ensuite par Wikipédia. La DCRI (Direction Centrale du Renseignement Intérieur) demande alors la suppression de l’article en ligne et fait pression sur le président de l’association Wikimédia France, Rémi Mathis, administrateur du site, qui, après de nombreuses protestations et d'âpres négociations, doit concéder la suppression totale de l’article, suscitant logiquement l’ire des autres administrateurs. L’article est donc restauré le lendemain par une consœur suisse. Et ce qui était destiné aux oubliettes attirera tous les regards, à l’échelle internationale : ce que l'on appelle un effet Streisand. On finira par retirer les rares informations jugées trop sensibles, pour apaiser les tensions. Les méthodes des Renseignements Français seront pointées du doigt, Rémi Mathis récompensé pour la cause qu'il tenta de défendre.

    En rebroussant chemin, je me suis retourné une dernière fois pour apercevoir l’antenne dominant les courbes des Hautes Chaumes, et je me suis dit que, faute de rassembler à un paysage surnaturel, ce serait tout de même un beau décor pour un film d’espionnage, et j’ai souri.



Lecture: Thierry Clermont, J'ose m'exprimer ainsi, Rivages, avril 2024

jeudi 17 juillet 2025

Un certain 14 juillet au XVI° siècle

 "Il n'y a qu'une façon de conserver des événements, c'est d'en faire de l'histoire poétique."

(Stefan Zweig)


    Aujourd’hui, au moment où j’écris ces lignes, on fête le 14 juillet : parades militaires, fanfares, discours présidentiel diffusé à la télévision. 1789 à jamais célébré.

      Mais je n’oublie pas que le 14 juillet 1562, les troupes du Baron des Adrets, François de Beaumont, arrivés devant les portes de la ville la veille, le 13 juillet au matin, entrent dans Montbrison et saccagent tout ce qui se trouve à leur portée. 3000 à 4000 hommes tiennent le siège, après avoir traversé Feurs qui capitule le 5 juillet et toute la plaine du Forez, au niveau des portes de Moingt. Je crois entendre encore, accompagnant les clairons de ce jour révolutionnaire, les canons des huguenots bombardant les frêles remparts de la petite cité, dont il ne reste que de vieilles murailles et d’antiques murs qui escaladent la colline du Calvaire.



            Montbrison, cité catholique, n’offre guère de résistance, une poignée de gardes, peut-être des mercenaires aussi, trop peu préparés, encore moins suffisamment armés. Tout passe au fil de l’épée protestante, tous fuient, tous implorent, mais l’armée du Baron tombe en trombe comme un rapace sur sa proie. Ils pillent et incendient, ne manquent pas de violer les sépultures des Comtes du Forez de la Collégiale Notre-Dame, comme ils avaient déjà vandalisé la Cathédrale Saint-Jean et mis à sac la ville de Lyon. Assassinent prêtres et marguillier.

            François de Beaumont pose les gammes de la Blitzkrieg : on frappe dur et on ne s’éternise pas. Il cavale de siège en siège, multiplie les assauts et se retire, laissant derrière lui son lot de ruines. Agrippa d’Aubigné lui consacre quelques pages dans sa grande épopée du seizième siècle. C’est un mercenaire de la pire espèce, dit-on, un soudard qui se lance dans les guerres de religions moins pour défendre la sienne que pour le plaisir du combat. « Autant le craignait-on que la tempête qui passe par des grands champs de blé » écrit à son sujet Brantôme.

            La raison est un prétexte : des ministres protestants auraient été arrêtés dans le département, mais on sait bien que la guerre se passe allègrement de mobile.

            Anecdote cruelle : il organise, en ce jours du 14 juillet, des petites sauteries, pour ainsi dire, qui marqueront les mémoires. Il force les vaincus à se précipiter du haut des tours et des remparts de la ville. Si le donjon de Montbrison n’existe plus, bien des habitants évoquent encore, la voix tremblante, ces odieux sauts dans le vide.

            Vlad Tepes, le Comte Dracula, avait ses hallebardes pour empaler, le Baron n’a eu besoin qu’un peu d’altitude.

            Ces pauvres bougres contraints de se laisser tomber, ça impressionne, on en parle, on craint l’arrivée des mercenaires dans toute la plaine. Feurs hier, Montbrison aujourd’hui, aucune ville n’est à l’abri.


            Lors de cette attaque fulgurante, Loïs Papon est houspillé, humilié, roué de coups et fait prisonnier. Il était alors chanoine de Notre-Dame. Honoré d’Urfé s’en inspirera pour son personnage de druide, Adamas, dans son grand roman virgilien. Épris d’arts et de poésie, peintre miniaturiste, passionné de calligraphie, il réside le plus souvent au Château de Goutelas dont il fait un centre intellectuel de premier ordre dans la région, s’entourant d’écrivains et d’intellectuels. L’Arcadie humaniste, on la connaît, mais tout de même, ça ravit toujours le cœur.



            Il sera libéré contre rançon. Mais il subira de nouveau la violence des raids calvinistes. La demeure familiale sera incendiée en 1576. Que fait-il alors ? Comme tous les artistes, il prend sa revanche sur toutes ces injures par la composition. Il crée l’un des premiers opéras de France, la comédie-ballet, la Pastorelle, jouée pour la première fois le 27 février 1587 dans la salle héraldique, la Diana, qui avait déjà accueilli François I quelques années plus tôt. Il y exalte, entre deux romances de bergers, la victoire militaire des Catholiques sur leurs ennemis jurés. Onze acteurs pindarisent plusieurs heures durant, devant une salle comble, Papon parle même de plus de 3000 invités, non sans exagérer de toute évidence ; les décors éblouissent et un final pyrotechnique emporte les ovations. Plus grand monde ne parlera ensuite de La Pastorelle et de Loïs Papon. Comme quoi, l’histoire…



            Néanmoins, je pense au Rosso qui, humilié, torturé lors du sac de Rome de 1527, conjurera lui aussi, à sa manière, ses démons et ses traumatismes, à Fontainebleau dans la galerie commandée par ce grand roi du seizième siècle nommé plus haut.

 

            Montbrison dévastée, le Baron des Adrets reprend sa chasse terrible. Il suit les chemins qui mènent à la Loire que surplombe le château de Montrond, Loïs Papon d’ailleurs y sera oublié dans l’une ses geôles avant que sa rançon ne soit réglée. Pas bien de résistance non plus, mais qu’à cela ne tienne l’engeance paie leur dû aux ruines et tous détruisent ce qu’ils peuvent.

            Quelquefois à l’aube, alors que je me rendais à Saint-Galmier pour enseigner, sur cette même route que les troupes ont dû empruntée, je repensais à ses mercenaires huguenots marchant à pas rapide sur cette grande ligne qui strie la plaine et y laisse, l’air de rien, une grand balafre. 



Dessin de Serge Tziganov

  

mardi 24 juin 2025

Le non de Vichy

             Vichy est à équidistance de Saint-Etienne et de Montbrison, à un peu moins de deux heures de route. Donc, quelquefois mon père et moi nous y sommes donné rendez-vous.

            Les alentours de la ville thermale déjà apaisent l’âme. On traverse des paysages vallonnés qui ressemblent aux cantons anglais de Barry Lindon. Un paysage très XVIIIe siècle. La plaine du Forez, juste avant, est plutôt XVIIe, et entre ces deux siècles : les Bois Noirs des Monts de la Madeleine qui évoquent un je-ne-sais-quoi de loup du Gévaudan et de Mandrin. Je connais des terres profondément antiques, comme en Sicile ou sur les bords du Lac de Garde, des territoires recrachés du Moyen-âge quelque part dans l’arrière-pays audois. Certains lieux en effet se fossilisent à une époque précise : Florence est encore au temps des Médicis, c’est évident, et je suis sûr que Waterloo ne subit plus les affres de l’histoire depuis 1815. L’Allier, quant à lui, c’est tout le XVIIIe siècle qui y éclot.

            Nos habitudes usaient du moindre prétexte : un long ennui dominical, une braderie ou chaque année avant l’été la venue de l’Empereur et d’Eugénie, lors d’émouvantes reconstitutions où d’élégantes dames déambulent dans de somptueuses robes en compagnie d’officiers n’ayant pas encore connu Sedan.

            Amusant, les sédimentations du temps : au cours de ces vallons où l’on croirait croiser Jacques le Fataliste, se dressent d’imposants platanes qui datent du Premier Empire, poussent comme des bourgeons kiosques à musique et boutiques sous le Second Empire, entre lesquels se tressent de remarquables galeries couvertes conçues par le ferronnier Emile Robert en 1902, au meilleur de la Belle Epoque.

            Car tout est bon pour refouler les vieux traumatismes, chasser les fantômes.



            Et pourtant ils sont là, les bougres, les spectres de 1940. On passe devant les portes fermées du vieil Hôtel du Parc, et son annexe le Majestic, et on peine à imaginer qu’ici siégeaient Pétain et sa clique. En vérité, nombreux sont les bâtiments réquisitionnés par le gouvernement funeste qui portera le nom de Vichy.



            Pierre Laval se réjouit de voir le centre politique du pays se rapprocher de son domaine à Chateldon, non loin d’ici. Vichy est parfaite : des hôtels à profusion, des lignes téléphoniques et des liaisons ferroviaires rapides et efficaces, petites ville facile à contrôler, des habitants habitués à accueillir des foules de curistes, touristes, voyageurs et désormais politiciens en exil. L’argent n’a pas d’odeur. Pas Marseille, de toute façon, trop loin ; pas Lyon, surtout pas Lyon, non, à cause d’Edouard Herriot.

            Ici, au cœur de ces plaines XVIIIe siècle, oui, de part et d’autre d’un parc impérial sous les perspectives où passaient les dames de l’Empire puis du Second Empire, les élégantes bourgeoises ensuite du début du siècle, dans ce petit Eden qui ressemble à Carlsbad, Bath ou Marienbad, on abolira la Troisième République et instaurera l’Etat Français, au cours de quatre années sombres où la France ne se reconnaîtra plus. A jamais défigurée.



            Le 10 juillet 1940, en effet, au Palais des Congrès, cet extraordinaire Opéra qui fut inauguré le 2 juin 1901, avec Aïda de Verdi, sous les stucs, les boiseries, les velours et les dorures de la Belle Epoque, 569 députés offrent les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, cèdent à leur lâcheté, leurs angoisses de toute évidence, leurs haines enfouies, leur mesquinerie refoulée, qu’en sais-je ? Y croyaient-ils vraiment? Ils abdiquent au fond, se persuadant du contraire, et leur vote ternira à jamais les stucs, les boiseries, les velours et les dorures du Grand Théâtre du Casino, assombrira les arcades blanches d’Emile Robert, teindra de sang les bucoliques plaines de l’Allier.

 

            François Labrousse, sénateur de la gauche démocratique dans le Corrèze, se risque à quelque explication : « Comment un Parlement comptant tant de patriotes fervents et de républicains éprouvés se laissa-t-il aveugler par la propagande de Laval et le panneau décoratif Pétain ? La peur d'une occupation totale du pays par les Allemands, l'ignorance des conditions de l'Armistice, le spectre d'un gouvernement militaire, l'achat de consciences par des offres de fonctions somptuaires, l'exploitation des luttes de partis, la poussée maurrassienne, la divination poussée à l'hystérie du chef qui commande un moment à Verdun… » Deux jours plus tôt, il écrivait déjà à sa femme : « C'est pire que le coup d'État, c'est le hara-kiri et, mercredi soir, ce sera un fait accompli. »



            Et pourtant, tous n’ont pas cédé, tous n’ont pas abdiqué. 20 se sont abstenus et 80, surtout, 80 députés ont voté non. A leur manière, ils ont résisté, ils se sont opposés, à une époque où la Résistance n’existait pas encore tout à fait. Parmi ces hommes, Léon Blum notamment qui décrit ainsi cette funeste journée du 10 juillet : « J'ai vu là, pendant deux jours, des hommes s'altérer, se corrompre comme à vue d'œil, comme si on les avait plongés dans un bain toxique. Ce qui agissait, c 'était la peur : la peur des bandes de Doriot dans la rue, la peur des soldats de Weygand à Clermont-Ferrand, la peur des Allemands qui étaient à Moulins. » Ou encore Augustin Malroux, député SFIO du Tarn, mort en déportation en avril 1945, qui écrit à sa fille de 10 ans : « Ceci est mon testament. Je veux que vous sachiez qu'en des heures tragiques, votre papa n'a pas eu peur de ses responsabilités et n'a pas voulu être parjure. J'ai été élevé dans l'amour de la République, aujourd'hui on prétend la crucifier. Je ne m'associe pas à ce geste assassin, je reste un protestataire, j'espère le rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m'ont précédé et ne pas les faire rougir. »

 

    Leur voix n’a pas porté, bien sûr, pas assez, elle n’a rien empêché hélas. Mais au moins elle a retenti. Et si la ville de Vichy restera à jamais salie, toute la France n’aura pas participé à cette salissure indélébile. Ces 80 hommes furent les premiers à dire non. Non au régime de Pétain et ce qui s’en suivra.

    La municipalité installera plus tard, bien plus tard, une plaque sur l’Opéra qui fut le théâtre de cette déshonorante décision où sont gravés 80 noms, et cherche encore activement les descendants de ces héros, qui n’imaginaient pas sans doute l’être en ce jour d’été 1940.

    On sait bien, tous, que le nom de Vichy depuis est lié à cette obscurité dans l’histoire de France, mais puissions-nous au moins ne pas oublier le non de Vichy.




jeudi 29 mai 2025

La Chambre des Epoux

     Le 30 messidor de l’an IV, c’est-à-dire le 18 juillet 1796, Napoléon écrit à Joséphine pour témoigner de ses avancées. Mantoue est à portée de regard, et il en faut encore peu pour que la ville tombe : « Toute la nuit j’ai été dans le village de Virgile, sur le bord du lac, au clair argentin de la lune. Pas une heure sans songer à ma Joséphine. »

            C’est le Mincio, au bord duquel il vient méditer avant les batailles. Ces étangs qui cernent Mantoue, au-delà desquels j’avais vu jadis la cité élancer ses dômes et ses campaniles, ses tours et ses cheminées percer les fumées épaisses qui parvenaient à voiler le soleil d’hiver. C’était le dernier jour de l’année 2018, j’étais seul, très seul, et je roulais vers Bologne, après avoir été terrassé par la beauté de Sirmione.


            Nos pas m’y conduisirent encore. Nous avons traversé la plaine du Pô, pour répondre à l’appel de Mantegna et de Giulio Romano. Le printemps saupoudrait dans la ville sa neige de pollen, des hommes en costume circulaient en bicyclette par les arcades ocres, d’illustres messieurs buvaient ristretto sur ristretto et les belles passantes passaient. L’Italie, quoi !

            Quand j’étais venu la première fois le Palazzo del Podestat était entièrement recouvert d’échafaudages, la ville avait été touchée par un tremblement de terre en 2012, je crois, agrandissant les crevasses du temps. La cité se remettait peu à peu de ses fractures et de cette arthrose sismique. Désormais la Piazza Broletto semblait neuve, et un peu plus on aurait juré apercevoir le condottière Ludovico III Gonzaga en sortir.




            A l’approche du Palazzo Ducal, nous avions accéléré le pas. La dame de l’accueil refroidit hélas nos ardeurs en nous expliquant que compte tenu du monde qui visite la fameuse Camera Depicta de Mantegna, il nous fallait attendre plus de deux heures. Or, Crémone nous attendait le soir même. Je lui ai fait répéter plusieurs fois, je crus enfin comprendre et en restait fort contrarié.



            En désespoir de cause, on décide malgré tout de nous rendre devant la chambre des merveilles tant désirée. Le panneau, qui stipulait qu’il ne fallait pas s’éterniser plus de cinq minutes pour faciliter la circulation, accentua notre frustration. Mais, par l’un des miracles de ce pays peut-être, la pièce était vide. Tout à fait vide, nul touriste, pas le moindre groupe, pas une seule classe d’élèves dissipés. Rien. Seulement nous. Seuls, devant le regard las d’une gardienne à moitié assoupie. Personne n’avait songé à vérifier l’heure qui nous avait été imposée sur le billet d’entrée, les restrictions tout bonnement superflues devant tant de temps et d’espace. L’éternité s’ouvre parfois.

            Seuls, elle et moi, donc, dans la Chambre des Epoux. Pièce étonnamment sombre, mais plus on regarde, plus on y reste, l’œil ébahi finit par s’habituer à l’ombre, plus la lumière point. L’horizon s’ouvre. Une lueur perce la chambre par le haut. On est saisi d’un étrange vertige, la tête tourné vers le ciel. D’un côté, des fresques en trompe-l’œil donnent l’illusion de tentures, elles-mêmes recouvertes jadis de tapisseries. De l’autre, des nobles, des grands d’un monde révolu, des princes dans leur cour royale, et au loin des cités, des cités à perte de vue, lovées dans quelque vallon d’où surgit parfois un clocher ou une tour olympienne.



            Mais c’est l’oculus qui attire le regard. Il agrandit l’espace, et place le visiteur au centre du monde. Ce qu’ont toujours souhaité les monarques de la maison de Gonzague. Adossés aux rebords tout un petit peuple de chérubins potelés nous observe. Mantegna joue avec la perspective, il la verticalise, tord les lignes, le bas et le haut renversés. Nous sommes en 1474 quand il achève ce prodige, et c’est déjà le baroque qui naît sous nos yeux. On entend les rires de ces angelots, ils jouent, en compagnie d’une servante maure, d’un ou deux autres domestiques, je crois, des visages dont Velázquez se souviendra pour ses Ménines, et d’un paon, comme ceux que l’on devait trouver dans les patios du Castello San Giorgio, comme aujourd’hui on en voit encore dans les jardins de l’Alcazar à Séville ou le Castello de Saõ Jorge de Lisbonne.

    Plus on observait, plus la lumière, qui portait son halo de peinture dans la Chambre des Epoux, déposait, grain de photon après grain de photon, un rond vermeille sur notre rétine comme après avoir trop regardé le soleil.




samedi 26 avril 2025

Les Feux de la rampe

                Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé le cirque.

            Je m’y rendais quelquefois avec mon père, on annonçait jadis dans les rues à coups de haut-parleurs la venue du Pinder, du Medrano ou du Zavatta. Ils déployaient alors leurs larges voiles rouges et ocres sur des terrains vagues et lorsque le vent s’y engouffrait, les vagues grandissaient et le chapiteau ressemblait à un navire majestueux.

            Je me souviens de l’odeur de paille, des senteurs fauves de lions et de tigres, je me souviens du claquement du fouet, du micro grésillant de Monsieur Loyal, des bigarrures des costumes, ceux des acrobates et ceux des clowns, du hennissement des chevaux. C’est à cette époque que j’ai appris la différence entre chameaux et dromadaires. C’était tout à la fois merveilleux et étrange. De petits chiens adorables marchaient sur deux pattes et la foule riait quand il fallait rire.

            J’ai en mémoire le grognement des ours et le roulement de tambours avant un saut périlleux, quand un enfant aujourd’hui écarquille les yeux devant une déflagration projetée sur un écran géant ou se lèche les babines à l’odeur du popcorn. Dans mes souvenirs de cirque, la salive coulait des babines terribles de panthères. Et désormais on n’entend plus si souvent les camions attirer le curieux. Nous ne sommes plus à l’époque des Hercules et des Augustes. Et pourtant, je repense à ces lignes de Baudelaire et je rêve encore un peu : « C’était un mélange de cris, de détonations de cuivre et d’explosions de fusées. Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de leurs visages basanés, racornis par le vent, la pluie et le soleil ; ils lançaient, avec l’aplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d’un comique solide et lourd comme celui de Molière. Les Hercules, fiers de l’énormité de leurs membres, sans front et sans crâne, comme les orang-outangs, se prélassaient majestueusement sous les maillots lavés la veille pour la circonstance. Les danseuses, belles comme des fées ou des princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs jupes d’étincelles. »



            Me dit-on que tout petit j’avais peur des clowns, sans doute. Mais je me revois amusé par les chutes, les coups bas et les rebondissements des Arlequins, les espiègleries des Pulcinella et des plaintes des Clowns Chocolat. Peu à peu, ces êtres de couleurs me sont apparus délicats, sensibles, souvent tristes. Christiques, aurait dit Georges Rouault, dont le Mucem expose justement deux de ses toiles âpres comme le sont les icônes orthodoxes, dans le cadre d’une exposition sur le monde des saltimbanques, organisée par Macha Makeïeff, ancienne directrice de La Criée, Théâtre national de Marseille, et Vincent Giovannoni.



            Au bord de la mer, derrière le moucharabieh de béton noir de Rudy Ricciotti, nous voguons de nouveau sur ces vieux terrains vagues de l’enfance, entre loges et roulottes, vieux chapiteaux désuets, bonimenteurs et jongleurs, femmes à barbe et acrobates, ils entrent dans une ronde qui clignote comme un carrousel. Des images des Clowns de Fellini côtoient les mimiques de Jacques Tati, des croquis d’antiques Ubu font face à de drôles de marionnettes. Un extraordinaire Arlequin de Picasso, de 1923, est encadré par un décor de théâtre. Le carton-pâte fait illusion et brille comme le marbre, les lions empaillés rugissent de nouveau, comme ils rugissent quand on n'a pas dix ans.



            Au détour d’un angle, d’un coup, le silence. Un chef-d’œuvre troublant. Une minuscule toile de Tiepolo. Tous de dos. Sauf, peut-être vieux saltimbanque bien sûr, au loin. Un Carnaval de Venise interrompu. L'envers du décor.


           

            Puis on reprend la ronde. Une grande parade expose des costumes d’Augustes et de Clowns par Gérard Vicaire, grand costumier du cirque.

            Cannes de Charlots, chaussures de clowns et nez rouges, valises, sifflets, trapèzes, reliques, ça défile, ça parade. Toutes ces « pauvres choses » sublimes. Comme les souvenirs des premiers âges. Tout passe.

 

            Car, c’est bien là, la question que pose Macha Makeïeff : « Où sont les limbes des spectacles qui n’existent plus ? »


            L’exposition n’en est pas une, donc. Ultime pied de nez. Dernière illusion. Pas une histoire du cirque. A peine un spectacle multiplié au gré des miroirs. Tout au plus un kinétographe, une sorte de lanterne magique : placez votre œil devant l’objectif, que voyez-vous ? L’enfance. Et, on a beau dire, c’était tout de même une belle époque, le passé.

 

            Dans quelques jours, la place sera vide, le béton aura de nouveau projeté ses ondes noires, les feux de la rampe seront éteints, les terrains vagues redeviennent vierges, plus d’orgues de barbarie, seulement le bruit des vagues.

 

En piste ! clowns, pitres et saltimbanques, une exposition de Macha Makeïeff, jusqu’au 12 mai au Mucem, Marseille.





Petite mythologie londonienne

  Penny Blood à l'usage des esprits saturniens et des âmes dilettantes                Aussi loin que je m’en souvienne, Londres a toujo...