Vichy est à équidistance de Saint-Etienne et de Montbrison, à un peu moins de deux heures de route. Donc, quelquefois mon père et moi nous y sommes donné rendez-vous.
Les alentours de la ville thermale déjà apaisent l’âme. On traverse des paysages vallonnés qui ressemblent aux cantons anglais de Barry Lindon. Un paysage très XVIIIe siècle. La plaine du Forez, juste avant, est plutôt XVIIe, et entre ces deux siècles : les Bois Noirs des Monts de la Madeleine qui évoquent un je-ne-sais-quoi de loup du Gévaudan et de Mandrin. Je connais des terres profondément antiques, comme en Sicile ou sur les bords du Lac de Garde, des territoires recrachés du Moyen-âge quelque part dans l’arrière-pays audois. Certains lieux en effet se fossilisent à une époque précise : Florence est encore au temps des Médicis, c’est évident, et je suis sûr que Waterloo ne subit plus les affres de l’histoire depuis 1815. L’Allier, quant à lui, c’est tout le XVIIIe siècle qui y éclot.
Nos habitudes usaient du moindre
prétexte : un long ennui dominical, une braderie ou chaque année avant
l’été la venue de l’Empereur et d’Eugénie, lors d’émouvantes reconstitutions où
d’élégantes dames déambulent dans de somptueuses robes en compagnie d’officiers
n’ayant pas encore connu Sedan.
Amusant, les sédimentations du
temps : au cours de ces vallons où l’on croirait croiser Jacques le
Fataliste, se dressent d’imposants platanes qui datent du Premier Empire,
poussent comme des bourgeons kiosques à musique et boutiques sous le Second
Empire, entre lesquels se tressent de remarquables galeries couvertes conçues
par le ferronnier Emile Robert en 1902, au meilleur de la Belle Epoque.
Car tout est bon pour refouler les
vieux traumatismes, chasser les fantômes.
Et pourtant ils sont là, les
bougres, les spectres de 1940. On passe devant les portes fermées du vieil Hôtel
du Parc, et son annexe le Majestic, et on peine à imaginer qu’ici siégeaient Pétain et sa clique. En vérité, nombreux sont les bâtiments réquisitionnés par
le gouvernement funeste qui portera le nom de Vichy.
Pierre Laval se réjouit de voir le centre politique du pays se rapprocher de son domaine à Chateldon, non loin d’ici. Vichy est parfaite : des hôtels à profusion, des lignes téléphoniques et des liaisons ferroviaires rapides et efficaces, petites ville facile à contrôler, des habitants habitués à accueillir des foules de curistes, touristes, voyageurs et désormais politiciens en exil. L’argent n’a pas d’odeur. Pas Marseille, de toute façon, trop loin ; pas Lyon, surtout pas Lyon, non, à cause d’Edouard Herriot.
Ici, au cœur de ces plaines XVIIIe
siècle, oui, de part et d’autre d’un parc impérial sous les perspectives où
passaient les dames de l’Empire puis du Second Empire, les élégantes bourgeoises ensuite du début du siècle, dans ce petit Eden qui ressemble à Carlsbad, Bath
ou Marienbad, on abolira la Troisième République et instaurera l’Etat Français,
au cours de quatre années sombres où la France ne se reconnaîtra plus. A jamais
défigurée.
Le 10 juillet 1940, en effet, au
Palais des Congrès, cet extraordinaire Opéra qui fut inauguré le 2 juin 1901,
avec Aïda de Verdi, sous les stucs,
les boiseries, les velours et les dorures de la Belle Epoque, 569 députés
offrent les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, cèdent à leur lâcheté, leurs
angoisses de toute évidence, leurs haines enfouies, leur mesquinerie refoulée, qu’en
sais-je ? Y croyaient-ils vraiment? Ils abdiquent au fond, se persuadant du contraire, et leur vote
ternira à jamais les stucs, les boiseries, les velours et les dorures du Grand
Théâtre du Casino, assombrira les arcades blanches d’Emile Robert, teindra de
sang les bucoliques plaines de l’Allier.
François Labrousse, sénateur de la
gauche démocratique dans le Corrèze, se risque à quelque explication : «
Comment un Parlement comptant tant de patriotes fervents et de républicains
éprouvés se laissa-t-il aveugler par la propagande de Laval et le panneau
décoratif Pétain ? La peur d'une occupation totale du pays par les Allemands,
l'ignorance des conditions de l'Armistice, le spectre d'un gouvernement
militaire, l'achat de consciences par des offres de fonctions somptuaires,
l'exploitation des luttes de partis, la poussée maurrassienne, la divination
poussée à l'hystérie du chef qui commande un moment à Verdun… » Deux jours plus
tôt, il écrivait déjà à sa femme : « C'est pire que le coup d'État, c'est
le hara-kiri et, mercredi soir, ce sera un fait accompli. »
Et pourtant, tous n’ont pas cédé, tous
n’ont pas abdiqué. 20 se sont abstenus et 80, surtout, 80 députés ont voté non.
A leur manière, ils ont résisté, ils se sont opposés, à une époque où la
Résistance n’existait pas encore tout à fait. Parmi ces hommes, Léon Blum
notamment qui décrit ainsi cette funeste journée du 10 juillet :
« J'ai vu là, pendant deux jours, des hommes s'altérer, se corrompre comme
à vue d'œil, comme si on les avait plongés dans un bain toxique. Ce qui
agissait, c 'était la peur : la peur des bandes de Doriot dans la rue, la peur
des soldats de Weygand à Clermont-Ferrand, la peur des Allemands qui étaient à
Moulins. » Ou encore Augustin Malroux, député SFIO du Tarn, mort en
déportation en avril 1945, qui écrit à sa fille de 10 ans : « Ceci est mon
testament. Je veux que vous sachiez qu'en des heures tragiques, votre papa n'a
pas eu peur de ses responsabilités et n'a pas voulu être parjure. J'ai été
élevé dans l'amour de la République, aujourd'hui on prétend la crucifier. Je ne
m'associe pas à ce geste assassin, je reste un protestataire, j'espère le
rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m'ont précédé et ne pas les
faire rougir. »
Leur voix n’a pas porté, bien sûr, pas
assez, elle n’a rien empêché hélas. Mais au moins elle a retenti.
Et si le nom de Vichy restera à jamais sali, toute la France n’aura pas participé à cette salissure indélébile.
Ces 80 hommes furent les premiers à dire
non. Non au régime de Pétain et ce qui s’en suivra.
La municipalité installera plus tard,
bien plus tard, une plaque sur l’Opéra qui fut le théâtre de cette déshonorante
décision où sont gravés 80 noms, et cherche encore activement les descendants de
ces héros, qui n’imaginaient pas sans doute l’être en ce jour d’été 1940.
On sait bien, tous, que le nom de Vichy
depuis est lié à cette obscurité dans l’histoire de France, mais puissions-nous
au moins ne pas oublier le non de Vichy.