jeudi 24 octobre 2024

Sur les cimes

 Elle venait du fin fond du système solaire. Détachée du nuage de Oort, agglomérat de débris de planètes, de satellites et de poussières d'étoiles. Bien plus loin que Pluton. Elle traversait le ciel européen, laissant derrière elle une chevelure évanescente striant la voûte.

Il nous fallut la voir par nous-mêmes. Gravir le pic volcanique de Saint-Romain-le-Puy (524 mètres), d'où se dressent comme une tiare d'anciens rois les ruines d'un prieuré, dont les brèches s'ouvrent en grand sur l'horizon et nous y projettent. C'est ce que font habituellement les ruines.



L'air sentait le miel, le vent briguait des souvenirs du Midi. Octobre exultait. On a attendu longtemps, pris le temps d'apercevoir au-dessus des steppes des Hautes Chaumes la moindre traînée d'avions, la plus petite étoile descendre délicatement derrière les Monts du Forez. Et au moment où nous désespérions le plus, avions même abandonné et pris le chemin du retour, elle fit son apparition.

Certaines femmes créent  en effet des épiphanies de météores.

La comète Tsuchinshan-Atlas semblait plus précise, plus aiguisée que celle aperçue subrepticement sur les hauteurs du Puy-en-Velay, quelque part au milieu de l'été 2020, comme pour signer l'échéance des mois de Covid que nous avions traversés.

Gravir des sommets pour rapprocher le ciel de la terre. Crapahuter pour mieux voir les étoiles.

Septembre 1636, l'humaniste Peiresc est sur le point de mener à terme son projet de cartographier pour la première fois de l'histoire la lune et ses cratères. Il engage le graveur Claude Mellan, et accompagné de l'astronome Gassendi, il entreprend l'ascension de la Sainte-Victoire (1011 mètres) pour y poser sa lunette et contempler le clair de lune. Moi-même j'aurai quelquefois tourné autour de cette crête entre la garrigue et le littoral sur les pas de Cézanne, et récemment erré d'ailleurs dans les rues d'Aix à la recherche de l'ancienne maison de Peiresc.

A la même époque, le 19 septembre 1648, Florin Périer est mandaté par son beau-frère Blaise Pascal pour s'en aller mesurer la pression atmosphérique au sommet du Puy-de-Dôme (1465 mètres.) Presque quatre siècle plus tard, un funiculaire nous y emmène en quelques enjambées afin d'y admirer les parapentes s'envoler lentement comme d'immenses oiseaux bigarrés, surplombant la chaîne de ces vieux volcans silencieux, dont j'entrevoyais au loin la ligne en contre-jour sur la route du Nord, jusqu'au bassin parisien, si affreusement dépourvu de sommets.



La science a toujours été un promontoire pour la montagne, et la montagne un promontoire pour la science. Déjà, au temps de Vespasien, Pline l'Ancien ne manquera pas de faire du Vésuve (1281 mètres) son laboratoire, avant qu'il ne sorte de son sommeil de pierre et que l'homme de science meurt en Romain.

Bien des fois, j'ai projeté moi-même de monter jusqu'au cratère. Mais la procrastination et les occasions manquées m'ont fait gardé les pieds sur terre.


En guise de compensation, j'ai grandi dans une ville de mines et de charbon où se trouvent tout autour des terrils que l'on appelle ici des crassiers. Ceux du Clapier sont rapprochés comme deux seins et m'ont toujours rappelé les deux rondeurs de la Baie de Naples. J'ai cherché à les escalader moi aussi, me faufilant à travers un grillage préalablement découpé, mais le sol particulièrement friable m'a chaque fois ramené au point de départ.

Depuis l'enfance, j'ai rêvé de sommets Et tout autant de leur nom merveilleux. L'Etna, le Kilimandjaro, le Fuji, le Canigou qui a travaillé mes rêveries un soir à Eus, un verre d'hydromel à la main.

Mon père et moi avons parfois arpenté les sentiers du Pilat, où, dit-on, Ponce Pilat aurait été relégué, aux confins du monde romain. Planfoy, le Gouffre d'Enfer, Rochetaillée, la chapelle Saint-Sabin, le Crêt de l'Oeillon (1364 mètres) ou son sommet, le Crêt de la Perdrix (1430.) Toute la vallée du Rhône se déploie alors sous nos yeux, l'on voit Genève, plus loin et comme en lévitation le Mont-Blanc.

Rousseau entreprend une expédition dans la région en décembre 1769, en vue de ses projets d'herborisation. Le climat lui est pénible, le confort de la jasserie abominable, il se blesse à la main, croit avoir perdu son fidèle Sultan, brave chien qui saura retrouver le gîte seul, le philosophe revient alors dépité après avoir perdu l'ensemble de ses relevés à cause de la pluie et du brouillard. Ces "vilaines montagnes" l'auront fait regretter la clémence des Alpes Suisses.



C'est que le Pilat n'est pas toujours facile à apprivoiser. Mais s'offre aux plus patients.

La table d'orientation, en émail de Riom, au pied de l'émetteur de télévision, nous dévoile le monde entier. Et pourtant des secrets persistent. Caché derrière la brume, un géant de pierre se montre discret. Le Mont Ventoux (1910 mètres) me rappelle des souvenirs d'été, et l'émoi que l'ascension en voiture sut nous causer est aujourd'hui encore bien présente; d'ailleurs les freins de la Mini crissent toujours des saccades la descente.

26 avril 1336, le philosophe et poète Pétrarque décide d'en faire l'ascension depuis le petit village de Malaucène. Très vite, l'entreprise évoque moins un défi de randonnée qu'une métaphore de l'existence: "après avoir beaucoup traîné, il te faudra choisir: accéder au bonheur éternel au prix d'énormes efforts sottement différés ou t'abandonner dans le bas fond de tes péchés et, -je frémis à le penser - si les noires ténèbres de la mort te surprennent en ces lieux, tu vivras l'éternité dans des tourments sans fin."

Il parvient au sommet, et demeure saisi de vertiges devant l'immensité de ce qu'il domine, il suit la courbe du Rhône jusqu'en Camargue, rêve d'Italie, se laisser bercer par la délicate ligne d'azur de la Méditerranée. Il prend le temps d'admirer, de souffler, de lire aussi un peu. Saint-Augustin, bien sûr, en ces temps-là, et il tombe sur ces lignes: "les hommes s'en vont admirer les cimes des montagnes, les flots immenses de la mer, le long cours des fleuves, les mouvements de l'océan et la course des astres, et ils se délaissent eux-mêmes."

Au retour, la phrase le laissera autant de confusion que la vue du sommet: un philosophe sera né sous l'enveloppe d'un flâneur du dimanche. Car les montagnes créent et détruisent: un botaniste ne s'en remet pas, un scientifique naît ou meurt à ses rives, un astronome grandit, on s'y élève ou chute.




samedi 28 septembre 2024

L'Oratorio San Lorenzo: le Caravage disparu

 Fin d'après-midi. Palerme. Moiteur de l'air. Mon père et moi labyrinthions dans les rues de la Kalsa. Palazzo Valguarnera-Gangi, ruines, murs ouvertes sur l'horizon, graffiti, églises, café historique: Antica Focacceria San Francesco, oratorio.

Nous nous étions lancé le défi de poursuivre les œuvres de Serpotta, comme à Vicenza les bâtisses du Palladio, ou seul les vanités de Valdés Leal à Séville.

Des murs d'un blanc d'ivoire qui s'animent tout d'un coup, avec une légèreté d'écume. Cela éclabousse, des nuages se dissipent et des voiles se gonflent dans un silence minéral, des batailles navales s'évaporent et des descentes de croix prolongent à l'infini le mouvement. Des madones de neige émergent des colonnes comme des Vénus antiques, des chérubins piaillent, jouent, tourneboulent, se contorsionnent, débaroulent, on entend presque leurs rires, on aperçoit leurs grimaces: cela pourrait être des Pulcinelli effroyablement taquins sur les murs d'une chambre de Tiepolo. Il en existe une à Venise, je crois.



Sculpter des anges comme s'ils fussent des diablotins, c'est tout à fait sicilien. Comme de travailler en famille, père et fils Serpotta s'accordaient pour travailler le stuc, peaufinant ensemble la technique de l'allustratura qui permet d'alléger la chaux et de lui donner de l'élan. D'autres familles dans le quartier s'échinaient d'une même main à vendre, tanner, coudre, chauffer, cuire, teindre, poncer, marteler, cisailler... Et l'on dit le peuple sicilien nonchalant?



Finalement devant l'Oratoire San Lorenzo, une jeune femme derrière un comptoir. Un jour, il faudrait écrire un livre sur le long ennui des après-midi dans les musées oubliés et entreprendre un itinéraire qui les relierait tous, des villes de province aux rues rarement empruntées et ces îles esseulées hors-saison, de Montbrison à Palerme, en passant par d'étranges monastères à moitié fermés au public sous le cagnard de Valence par exemple ou quelque part dans les solitudes du Castel Aragonese d'Ischia.

Dans l'Oratoire, que Giacomo Serpotta a sculpté en 1699, on est attiré par une zone d'ombre dans la blancheur éclatante des stucs: La Nativité du Caravage. Vertige par le haut. Silence qui tremble au bord de l'albâtre. Les poupons de chaux pointent du doigt le tableau.

 Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1969, il faut imaginer une toile du Caravage dans le coffre d'une bringuebalante Piaggo Ape rouler au pas sur les pavés de la Kalsa. On a volé l'un des plus beaux tableaux d'Italie. Donc du monde, cela va sans dire. La Cosa Nostra revendique le coup.

A partir de là, on peut rêver. Des réunions de mafiosi sous le regard du chef-d'œuvre. On discute: le repenti, Toto Rina, Falcone, une cargaison de fusils automatiques en provenance de Naples, les extorsions... On prémédite un crime sous le Caravage, on commandite sous la Sainte Famille.

Les autorités reçoivent un bout de toile comme on envoie le doigt coupé d'un otage. On fait chanter un temps le commissaire, puis cela ne prend plus. Le pays a l'habitude et ne pactise plus. On accuse bien le curé de l'oratoire, Rocco Benedetto, à tort bien sûr, mais les pistes sont maigres.

De toute évidence, nul ne retrouvera jamais le tableau. Sans doute n'est-il jamais arrivé intact.

Quelques semaines plus tôt, la RAI voulait faire un reportage sur l'oratoire et ses trésors, l'homme de foi avait refusé expliquant, désolé, que les mesures de sécurité étaient insuffisantes et qu'il ne souhaitait pas être surexposé.

Les hommes du show business firent jouer leurs relations, nombreuses on le sait, l'émission se fit. Le casse aussi.

Et pourtant mon père et moi furent face au chef-d'œuvre. Une copie certes, mais d'une perfection qui permet toutes les méprises. Des années de travail, des ingénieurs, des spécialistes de l'art, les studios madrilènes Factum Arte, spécialisés dans les artefacts du monde entier. Tout un petit peuple réuni pour la résurrection du Caravage.




mardi 24 septembre 2024

Le trio napolitain

 Cela ressemble à une engueulade. Des mains se lèvent, reviennent vers la poitrine, repartent vers le bas et l'une finit par tout envoyer valser. Les pieds dansent aussi un peu, miment un départ d'un côté, puis de l'autre, reculent et se réancrent au même endroit. Le meilleur indicateur reste le bruit: le ton monte et redescend à plusieurs reprises, accompagnant les mouvements de dérobade feinte ou l'appui des bras qui s'ouvrent pour en appeler au bon sens. J'imagine que de plus près on doit pouvoir entendre un ou deux basta. Mais mon imagination est vite entravée par ma méconnaissance de la langue et ici de ses interjections.

Je ne comprends pas ce qu'ils disent, cela me frustre un peu, mais en même temps, je n'ai pas envie d'en savoir plus. Pas besoin d'apprendre la langue, j'apprécie simplement la vue de ce trio napolitain. J'en fais une œuvre locale: la discussion encercle le pas de trois, chacun à sa place pour permettre que se tienne le petit concile bien rôdé. Un qui se tait, un qui s'emporte et un qui l'écoute. Le phénomène ne tient si l'un d'entre eux part, laissant un simple duo sans force. Je l'ai même vu une fois s'éteindre du départ de l'un et se relancer avec l'arrivée d'un autre. Cela fait partie des choses d'ici, de mon point de vue du moins.

Je ne pourrais pas dire avec beaucoup d'assurance que c'est là l'essence de Naples, je ne la connais encore que trop peu. Mais je l'ai appréciée, pour une chose qui se révèle décisive au fil des années: je n'avais pas ou peu d'images préfabriquées sur elle. Mon esprit ne m'avait pas encore joué son tour préféré quand il s'agit d'ailleurs: rêver, construire, s'ancrer dans une image anticipée ou un souvenir sublimé, me laissant déstabilisée une fois arrivée sur la terre dite. Mais c'est une histoire que je raconterai un autre jour.

Ne retenons ici qu'un honnête et ô combien agréable dépaysement face à une ville singulière qui me donna la sensation répétée d'être sur une île, nation propre et souveraine. Elle a le goût de la chaleur implacable et transpirante; du bicarbonate citronné; d'une âme croyante à admirer; d'une romanité qui se laisse apercevoir dans un musée immense et surtout l'attrait mystérieux d'une autre rive.

Elle a le goût du dépaysement, mais pas celui des conclusions hâtives. Nous la reverrons sans doute depuis un autre versant et je continuerai alors mon apprentissage au monde comme à l'amour: laisser s'ouvrir la possibilité de voir ses certitudes malmenées, son regard s'habituer à de nouvelles réalités, ses perspectives s'agrandir, et autoriser son cœur à y répondre, même lorsque le battement semble d'abord incorrect. Pour le meilleur.


Pau. M



mercredi 21 août 2024

Valéry Larbaud, le Languedoc à l'âme.

 Au large de l'étang de Thau.

Nous avions roulé jusqu'en contre-bas de Bouzigues et dans le soir la brasucade répandait des odeurs d'océans et de coquillages. Entre les barques en rade et les filets de pêche, les planches de bois et les cordes, nous apercevions l'étang de Thau dominé par le Mont Saint-Clair.



L'espace d'un instant, je me suis surpris à revoir les bateaux à vapeur qui circulaient entre Balaruc, Mèze et Sète du temps où elle s'appelait encore Cette. Leurs sifflements et la fumée s'échappant des cheminées, le cliquetis des turbines m'évoquent les steamers de la compagne CGN qui naviguent aujourd'hui encore entre les rives du lac Léman et qui ont pour nom ravissants Simplon ou Savoie.

Le navire "La-Ville-de-Mèze" est de cette époque. Celle des transatlantiques, des orient-express, des premières malles Louis Vitton, des hôtels quand ils étaient des Grand-Hôtels. Les poèmes de A.O. Barnabooth ont tenté de saisir l'âme des ces décennies: 

"Et où que j'aille dans l'univers entier

Je rencontre toujours,

Hors de moi comme en moi,

L'inconquérable 

Rien."

Je revois sur le pont de ce vapeur Valéry Larbaud, l'auteur de ces poèmes, très souvent masqué par l'hétéronyme qui l'a précédé dans le monde. Il est ici, il observe les passagers, son journal en témoigne. Des dames à la Boldini, des moussaillons en herbe, des écrivains solitaires, peut-être un médecin russe qui compare l'étang de Thau à la Mer Noire. On est dans un roman de Stefan Zweig, peut-être d'Agatha  Christie: telle était la vie de Valéry Larbaud dont l'héritage littéraire est immense: Levet, Cendrars, Morand, Tesson, Frébourg.



Il passe les hivers dans le Languedoc, prend les eaux à Balaruc. Il n'apprécie guère Cette, mais y fait quelques allers-retours pour saisir une ou deux impressions fugaces. S'il est présent en cette journée de février 1914, à la proue du Ville-de-Mèze, c'est en vue d'écrire un roman. "Sans la préoccupation du livre", il n'aurait jamais eu l'idée de revenir à Mèze.

Mais c'est surtout Montpellier qui a ses faveurs. Elle est la ville de son cœur, de son âme. Il est Clapassien, surnom occitan de la cité, comme Stendhal était Milanais. De Vichy, il longe le Rhône et descend dans les ruelles de l'Ecusson: en octobre 1906, jusqu'en mars 1907, puis 1909, l'année d'après, hiver 1914, avril 1923, février 1930 et enfin 1935, un ultime accident cérébral le laissant immobile et aphasique. Je repense à cet écrivain-voyageur, interdit de vitesse et de verbe, marmonnant cette étrange litanie: "Bonsoir, les choses d'ici-bas."

A Montpellier, il séjourne à l'Hôtel de la Métropole, disparu; il court après les instants d'éternité, décrit les Trois Grâces de la Place de la Comédie ou la grande Terrasse du Peyrou, se perd dans les ruelles battues par le mistral de février; à la revue L'Âne d'Or qui marquera la vie littéraire de 1922 à 1926, de la librairie rue de l'Aiguillerie, disparue elle aussi, en publiant Max Jacob, Paul Valérie ou André Gide, il envoie des articles sur l'écrivain espagnol Ramon Gomez de la Serna ou encore des curieuses notes télégraphiques intitulées Septimanie, qui en sera l'heure de gloire. Il imagine Montpellier, "petite capitale secrète d'Europe", comme le centre d'une nouvelle Occitanie qui remonterait jusqu'à l'Allier. Il se perd en digressions, en pirouettes d'esprit, en monologues intérieurs sous l'ombre de James Joyce qu'il fera connaître en France.

Ses rêveries languedociennes lui inspirent Amants, heureux amants..., écrit en 1923. De la plage des Aresquiers, nous nous éternisons, j'aperçois, de l'autre côté des marécages, si loin le phare de la Méditerranée, l'orage approche, j'ouvre la première page:

"Des flots et de Palavas-les-Flots le soleil qui vient tout droit jaillit à travers les lames de la persienne; c'est bon, de pouvoir laisser la fenêtre ouverte toute la nuit, à ce commencement de novembre. Les bouteilles et les coupes sur la table et le guéridon, la bouteille encore bouchée, dans le seau à glace; ce désordre. Et la porte ouverte qui tous ces derniers jours étaient verrouillée. Elles dorment encore. Tant mieux. J'aime me sentir seul à cette heure la plus fraîche et la plus solitaire, la plus, de toutes, lucide. Elle réduit à leurs justes proportions toutes ces histoires de... Bon, de se retrouver soi-même, l'esprit net et tranquille, désabusé, après la confusion et le délire."

Le narrateur observe ses deux amantes dormir et fomentent déjà leur excursion dans Montpellier, il est là, dans un hôtel d'hiver du lido languedocien, devant elles; et rêve.


Source: Thau Infos, "à bord du Ville de Mèze", Hervé le Blanche

https://thau-infos.fr/index.php/patrimoine/histoire/histoire-de-meze/45255-a-bord-du-ville-de-meze-2





dimanche 7 juillet 2024

Septentrion adieu


"Tous les matins du monde sont sans retour. Et les amis aussi." Pascal Quignard, Petits Traités


 Dernière nuit à Melun, juillet 2024


Quatre années. Le temps s'y est égoutté, charriant ma patience bien des fois. Les souvenirs, malgré tout, se sont accumulés, plus qu'en mille ans, comme disait Baudelaire.

Les vicissitudes des algorithmes et voilà que l'on découvre une ville que l'on n'aurait pas même su situer sur une carte avant le résultat des mutations. Et on se répète parfois, dans les moments de désarroi: quelle affliction que les affectations.

Quatre ans plus tôt, donc, j'échouais là, passablement affecté, après la réussite de mes concours. Le premier soir, dans ce nouveau monde, j'avais mangé dans ce même restaurant où j'écris aujourd'hui, en ayant pris soin d'importuner quelques passants pour leur demander si la vie était commode par ici.

Je remarquais plus tard que nous étions bien nombreux, enseignants fraîchement émoulus, à être envoyés dans les quartiers Nord de Melun, collèges égarés dans les grands ensembles que l'architecte Louis Arretche a fait naître, une fois sa reconstruction de Saint-Malo terminée: Mézereaux, Montaigu et pour mon cas Schuman. Et nous étions souvent réunis, une tablée différente pour chaque établissement, place Jacques Amyot, dont la statue se dresse devant la Mairie, que je contournais quotidiennement avec une certaine révérence.

Né en octobre 1513 dans cette ville entre bois et fleuve, celui qui fut évêque d'Auxerre, fut un traducteur de Plutarque, maître de la Librairie Royale qu'il fera transférée à Fontainebleau, et l'un des précepteurs du misérable Charles IX, roi qui marquera l'éternité de sa Saint-Barthélemy, un 24 août 1573, entre deux chasses royales dans les galeries du Louvre, jour qui aura teint du sang des protestants l'eau de la Seine, que j'aurais si souvent longée en amont, les soirs d'été, en y portant le poids de l'ennui. Je faisais le tour de l'île Saint-Etienne, parmi les peupliers entre lesquels ce petit chien que nous avions adopté, Pixel, se plaisait à courir, mourait très souvent et revenait à la vie ensuite, avec beaucoup de panache, pauvre petite créature.



Je revois l'avenue qui descend jusqu'aux rives, je passe devant les vestiges des remparts de Philipe Auguste, quelques pierres fondues dans le béton, j'aperçois les tours de la Collégiale où le jeune Abélard obtient le poste d'écolâtre en 1101, avant d'enseigner à Corbeil: sept années au terme desquelles il ressort épuisé et profondément mélancolique. La région et l'enseignement ne feraient-il pas bon ménage?



Enfin, j'aperçois les étourneaux piailler, face à cette admirable villa palladienne, non loin de l'Astrolabe, des perruches et parfois le triangle d'oies courant après le Sud. Comme moi.

Je tourne alors autour de la prison qui se déploie à la pointe de l'île comme une figure de proue et je reviens sur mes pas.



Quelques matins, une odeur de café grillé se répand dans l'air; à la Brûlerie, les cours terminés, j'ai fréquemment lu, assis en terrasse, un livre acheté à l'Escalier, en écoutant les mécaniques embraser les grains.

Je revois les aurores illuminer le ciel à travers les fenêtres du Tripodes, HLM brutaliste conçu par Albert Hervé dans les années 1970, que je contemplais de la salle 115 où j'ai moi-même enseigné, dans ce collège que j'avais demandé en pis-aller pour le doux nom qui lui avait été donné et qui me rappelle l'enfance.


J'y ai pris mon mal en patience, dans ce Grand Nord, si loin de mes étangs narbonnais, si loin de ma plaine où des êtres qui m'aiment m'attendaient, si loin de ma ville natale où les crassiers m'évoquent quelque Vésuve. Et j'ai cru que l'attente ne finirait pas. Mais tout finit, et l'on part malgré tout avec son poids de souvenirs en baluchon.

On a sur le bout des lèvres le mot adieu. Que l'on n'ose pas prononcer. Et le cœur bat comme lors des grands départs.

Dans ce septentrion que l'on quitte, on sait pourtant que l'on a été à bonne école.


Aux professeurs de la place Jacques Amyot, plus particulièrement ceux du collège Chopin


mardi 11 juin 2024

Guy IV et la danse du Forez

 Tous les dimanches matins, à l'heure où les brumes descendent encore des Montagnes du Soir, je longeais le Quai des Eaux Minérales, surplombant cette rivière faussement tranquille, que l'on entend dévaler la vallée, la nuit un peu plus fort que le vent. J'y ai parfois croisé, je m'en souviens, un héron suspendu aux branches d'une glycine. Puis je récupérais alors le Quai de l'Astrée d'où j'apercevais, massive et obscure, la Collégiale Notre-Dame-d'Esperance.



Nous avons souvent marché dans ces rues, depuis. Elle m'avait longuement initié aux secrets de la Plaine; grâce à elle, je comprenais la beauté austère du gothique forézien, auquel je lui opposais la douceur de l'art roman, pour le simple plaisir de la contradiction; en l'écoutant, j'ai appris à aiguiser mon regard, à nuancer des idées; désormais je sais notamment que cette sombre église fut bâtie sur des pilotis, nul n'en connait le nombre exact, pas même elle sans doute, un peu à la manière de Venise construite sur des marécages que l'homme a asséchés.

Guy IV, comte du Forez, n'est encore qu'un tout jeune homme quand il décide d'y faire poser la première pierre, pour désenclaver le château de Montbrison, dont il reste de lointains remparts sur la colline du Calvaire. C'est avec son oncle et tuteur, l'archevêque de Lyon, Renaud du Forez, qu'il imagine un nouveau quartier sur l'autre rive de la rivière. La charte de fondation de la Collégiale est signée le 5 juillet 1223, rejoignant l'Hôtel-Dieu, non loin de là, dont il demanda aussi la construction quelques mois plus tôt.



Souverain éclairé, cultivé, il prendra soin d'administrer en profondeur la petite capitale et l'ensemble du territoire, dont les relations avec l'archevêché de Lyon ne semblent pourtant tenues que par l'entremise de Renaud de Forez, qui poursuivra, quant à lui, la construction de la Cathédrale Saint-Jean, éternelle dans le Vieux Lyon.

Guy 4, devenu un guerrier redoutable, participera à la croisade des Barons, avec les troupes du roi arabo-normand Frédéric II.

La veille de ce grand départ, une fête est organisée au château de Sury-le-Comtal, pleine de joie et de crainte pour les lendemains. On y danse, on y chante, tout est fait pour que l'on oublie. Le vin coule à flots et dit-on que, ce soir-là, les troubadours ont redoublé d'inventivité, les bouffons multiplié les calembours, le comte, lui, applaudit sans doute, il imagine déjà, dans un coin de son esprit, Saint-Jean d'Acre, Jérusalem, Antioche ou Tripoli. Mais dans cette profusion de joie, un drame survient. Sous le martellement des pas, le plancher s'effondre emportant la foule dans un immense fracas, entraînant enfin l'embrasement des tapisseries. Dans un renfoncement de la salle du bal, au moment du désastre, le comte en échappe miraculeusement. C'est Etienne de Bourbon qui le raconte, dominicain, insatiable voyageur, chroniqueur de tout ce qui se trame alors dans cet étrange treizième siècle, dont la personnalité influencera Umberto Eco pour l'Inquisiteur du Nom de la Rose. Depuis, on appellera toute célébration aboutissant à une catastrophe: une danse du Forez. Je repense au Bal des Ardents, en janvier 1393, spectacle organisé pour divertir Charles VI lors duquel les acteurs périront brûlés vifs suite à la mauvaise manipulation d'une torche: on dit que le roi ne se remit jamais de la scène et céda à la folie la plus complète.



Mais le Comte du Forez, un siècle plus, s'il sort indemne de cette danse folle, n'échappera pas à la guerre sainte où il s'était efforcé de courir après la gloire et le Salut. C'est sur les terres arides des Pouilles, au retour de Terre Sainte, parmi les château blancs d'ivoire du dernier Empereur de la dynastie Hohenstaufen, qu'il meurt en 1241. Son corps sera ramené, entreprise homérique, laborieuse, le cortège mortuaire traversant les Abruzzes, la plaine du Pô, les Alpes immenses puis enfin, la Plaine. Celle qui n'a pas besoin de qualificatif. Le Forez. Son tombeau. Dans cette même collégiale qu'enfant il avait fondée.

Elle m'avait montré la sépulture du Comte, éclairée alors par les lueurs de quelques vitraux, elle m'avait expliqué qu'il ne restait pas grand-chose du Château de Sury, elle m'avait évoqué ces noms, et d'autres encore, qui gagnent en éternité à être prononcés mille ans après l'existence de ceux qui les portaient.



 

mercredi 5 juin 2024

Antivisite Dada

 14 avril 1921. Printemps pluvieux à Paris. Des parapluies s'attroupent, de longs imperméables font un cercle, l'eau ruisselle en rigole le long des feutres. On aperçoit André Breton, ton solennel, voix qui porte dans le fracas d'un avril parisien. Autour de lui Aragon, Eluard, ils sont tous là. Picabia, Tzara aussi. Les Surréalistes, les Dada, ce n'est pas si souvent qu'ils sont tous réunis. On est avant le temps des ruptures et des ostracismes. Philippe Soupault les a rejoints, il a fondé le mouvement avec le Pape qui harangue la foule. Cinq ans plus tard, le co-auteur des Champs magnétiques sera exclu du groupe. La cause? "Trop de littérature." On se rappelle que l'empereur Joseph II avait eu le même reproche au jeune Mozart: "Trop de notes." Sous la pluie, un air grave qu'ils se plaisent à jouer. Même Jacques Rigault est ici, sa propre mort qui le suit de près, déjà, on peut l'imaginer, quelques années avant son suicide, ce météore de la littérature, cet écrivain sans œuvre qui aura inspiré Aragon et Drieu la Rochelle. Ce sont tous des gamins, ils ne tiennent pas longtemps leur mine défaite: tout leur est une vaste comédie.




Le carton d'invitation indiquait: "Saint-Julien-le-Pauvre, jeudi 14 avril à 3h, rendez-vous dans le jardin de l'église." Donc ils sont tous venus. Breton s'exclame: "Les dadaïstes de passage à Paris voulant remédier à l'incompétence de guides et de cicerones suspects, ont décidé d'entreprendre une série de visites à des endroits choisis, en particulier à ceux qui n'ont pas vraiment de raison d'exister." Le contraire d'une visite, donc, une excursion en négative. De l'autre côté des choses communes. 

René Crevel l'écoute, abrité sous les feuillages du robinier, dont l'espèce a été implanté par l'apothicaire et botaniste Jean Robin en 1601. Ils sont là, un instant, tourne autour de l'église, s'éloignent parfois dans une allée du Square René-Viviani. Ils prennent le temps d'admirer les quelques antiques pierres qui ont traversé le temps, et qui auraient pu ne pas. Superfétatoires, en somme. Donc essentielles. La petite église grecque-melkite est en cela un résidu des siècles qui les a survolés on ne sait trop comment. Elle est futile, dérisoire, et pourtant s'inscrit dans l'éternité depuis les années 1160, où les prêtes clunisiens de Longpont-sur-Orge reconstruisent une première basilique détruite par les Vikings en 886. L'un des plus vieux édifices de la capitale.



J'entre à mon tour un siècle plus tard dans ce qui n'apparaît pas plus grand qu'une chapelle. J'échange deux mots avec le prêtre. J'entraperçois une icône ou deux fondues dans une architecture gothique, aux relents de style roman. La superposition des époques. Petite église oubliée des cicérones. Quelques murs négligés par l'histoire.

Je sors de la nef, entreprends quelques pas dans les allées, comme l'auraient fait Roger Vitrac et André Dhôtel ébauchant ce jour précis les premières idées de leur revue Aventure, ou encore Benjamin Perret, songeant à cet instant, sous la pluie, non loin de Breton qui fait le cador, à l'écriture de son conte érotique Les Couilles Enragées. A la rigueur, il manque bien Bataille ou Masson, mais j'ignore où ils étaient en cet avril 1921.

Dans ce jardin, Paul Tournon a failli ériger un Musée de la Civilisation Chrétienne qui, hélas, ne verra jamais le jour. Anti-monument à jamais dans l'inconscient de Paris...

Face à tout ce petit monde surréaliste, les tours de Notre-Dame, pourtant, qui n'en perd pas une miette .




samedi 25 mai 2024

Tempête dans un verre d'eau

 Nous étions sur le CGN steamer au large de Montreux. Mécanique sublime qui crapote ses fumées en contre-bas des vignobles de Lavaux, dégringolant en escalier jusqu'aux clapotis du Léman.

De vieux amis, sur le pont, trinquaient à Neptune, quand leur gnôle éclaboussait la coque.

J'ai repensé à Brassens qui chantait que, dans le Golf du Lion, Neptune, même dans ses moments furieux, ne se prend pas au sérieux.

Si l'illustre Poséidon possède une ambassade alpine, je suis sûr que là non plus il ne prend rien pour argent comptant. Dans ces contrées bénies, des dieux en effet s'amusent.



Des plaisanteries, il y en eut quelques-unes. Un tsunami dans un lac. Cela vaut bien une tempête dans un verre d'eau.

L'an 563. Les rivages d'Evian, de Lausanne, de Genève semblent calmes. Une lumière incandescente descend des cimes. Et pourtant, sans crier gare, des vagues submergent les villes lacustres, jusqu'à treize mètres à Ouchy en contre-bas de Lausanne, quatre mètres à Nyons six mètres à Saint-Prex, et plus hautes là où le lac s'étrangle pour serpenter dans les eaux du Rhône.

Dans ses chroniques, Marius d'Avenches compte les villages engloutis. Le déluge "détruisit même beaucoup de lieux saints avec leurs desservants et il enleva avec furie le pont de Genève, des moulins et des hommes, et étant entré dans la cité de Genève, il y fit périr plusieurs personnes."



Un pan de la montagne se serait effondré, et dans sa chute entraîne les fonds marins avec lui. Grégoire de Tours, dans son histoire des Francs, raconte qu'avant la catastrophe l'on entendait soixante jours durant les sommets gronder, trépigner, rouspéter. Il évoque un étrange "mugissement." La montagne qui se craquèle de l'intérieur, les sédiments qui divorcent, la roche qui se brise en-dedans. Soixante jours. Puis le déluge, venu d'un mont qui portait le nom d'un Géant: Tauredunum. "Cette montagne se détachant et se séparant d'un autre mont contigu, se précipita dans le fleuve avec les hommes, les églises, les richesses et les maisons, et, lui barrant le passage entre ses rives qu'elle obstruait, refoula ses eaux en arrière; car cette région était enfermée de part et d'autres par les montagnes, du défilé desquelles s'échappe le torrent. Alors, inondant la partie supérieure, ce dernier recouvrir et détruisit tout ce qui était sur les rives."

Aujourd'hui, les scientifiques s'interrogent encore. Les regards se portent plutôt vers la montagne de la Suche qui surplombe le delta du Rhône. L'odieux Titan Tauredunum qui rit de bon cœur aux farces de Poséidon court toujours. De rives en rives, de pics en pics.


Source: "5000 ans de catastrophes, du Déluge aux collapsologues", L'Histoire, hors-série, janvier 2020




jeudi 25 avril 2024

Saint-Tropez Jazz

 Au Café des Arts, des touristes anglais et allemands s'esclaffent, tonnent, gloussent. J'observais ce joyeux fatras, silencieux. A côté de moi, elle écrivait. Comme cela lui vient parfois. Comme cela était déjà venu une nuit d'été sur les bords de la Sorgue. L'écriture jaillit et elle est ailleurs. Tout entière présente, néanmoins. Dans l'essentiel des choses, pile dans les brèches du temps.


Le mois d'avril était encore gris. Nous avions longé la corniche depuis Hyères. Et nous nous étions posés un peu avant midi entre les banquettes de cuir et les boiseries marines de la brasserie. Place des Lices, déjà, les joueurs de pétanque pointaient ou tiraient. Les reins de Fanny jamais bien loin. J'imaginais alors Henri Salvador en compagnie de Sacha Distel, ou Eddie Barclay. Bien des décennies plus tôt, du temps de Camoin, de Manguin, les mêmes silhouettes, sous les platanes majestueux, mesurant le monde et les astres tout autour du cochonnet.


Saint-Trop'. C'est l'expression de Boris Vian, qui passait volontiers au comptoir de l'Hôtel de la Ponche, paraît-il, pour servir ses amis Michel Piccoli, Sartre, Eluard ou Picasso. Tout Saint-Germain-des-Prés se retrouve ici; on est en 1952: ça swingue, ça chante. Marie Laforêt y traîne un blues, Johnny Halliday porte les étendards du rock. Tous que des gosses, enivrés de Sud et de vitesse; Ce n'était jusque là pas même un port, tout juste une rade, où l'on pêchait encore à la madrague. Mais voilà: Roger Vadim, Brigitte Bardot en font l'épicentre du cinéma français. Précisément parce que le village était encore perdu, si loin de ce qu'était Cannes ou Monaco. Cela n'aura pas duré.



 Assis à la banquette du Café, à la manière d'un personnage de Manet, je revoyais l'espace d'un instant des vieilles DS, des caméras, les premiers yachts. Bernard Buffet y cherche l'inspiration, René Clair scrute la lumière. De Funès y trame quelque chose, y laissera pour l'éternité un Gendarme et l'Empereur jamais commencé, Cruchot rencontrant Napoléon à Waterloo. De quoi rêver en effet...

Des paparazzis s'agitent au loin, la dolce vita sur la Côte d'Azur, des flashs crépitent, peut-être Sagan, qu'un petit roman au titre somptueux a rendue millionnaire à dix-huit ans, Juliette Gréco ou Polnareff. Tous s'élancent en direction du Byblos, the place to be, ou boivent le pastis à la terrasse du Sénéquier; et déjà la Ponche est un vestige du passé.


Dans les coulisses de l'été, ce répit où les façades se refont une beauté, ou les magasins sont encore fermés, où la ville se prépare comme une femme s'apprête, avec l'effervescence qui précède le spectacle de la haute-saison, je laissais, de mon côté, le temps aller et venir. "Crispé comme un extravagant", peut-être, disait le poète. Un pas en avant, un pas en arrière: ainsi vont les décennies. Comme le clapotis des vagues. Ici, la mer n'est pas plus grande qu'un lac, bien lovée quelque part dans un coin du Massif des Maures.

Je la laissais écrire; qu'importe, j'étais ailleurs moi aussi. Au bord de la Méditerranée au lendemain de la guerre. Les femmes portaient des tailleurs le soir, des mini-jupes le matin, des bikinis sur les plages, les hommes encore des imperméables et des chapeaux en hiver.




mercredi 3 avril 2024

Une Ballade des contradictions

 C'était la fin de l'hiver.

Journée pluvieuse, grise. Pour des raisons longues à expliquer, j'étais allé me perdre jusqu'à l'estuaire de la Gironde et je remontais péniblement des routes désertes et mornes jusqu'en bord de Seine.

Je m'étais arrêté pour la nuit, à quelques encablures de la Loire, au Grand Hôtel de Tour où j'avais logé dans le passé pour les oraux du CAPES de lettres modernes. J'avais été interrogé sur un texte de Ronsard dont j'avais vu la dernière demeure la veille au Prieuré Saint Cosme.

Puis j'avais repris mon rythme en remontant le fleuve. Je traversai la ville d'Amboise où je m'étais jadis recueilli sur la tombe de De Vinci. C'est dans cette ville royale que Charles d'Orléans laisse son âme fuir, en partant pour Poitiers. C'était la nuit du 4 au 5 janvier 1465. L'hiver. Il écrivait justement:

"Hyver, vous n'êtes qu'un vilain."

Il exhortait cette odieuse saison à l'exil. C'était de ces temps où l'hiver était encore rempli de cauchemars d'enfance, de terreur, de loups qui crient à la lune. Cet hiver "trop plein de neige, de vent, pluie et grésil."

C'est en exil, capturé, qu'il écrira l'ensemble de son œuvre. Azincourt, 1415, une défaite cuisante. La cavalerie française est écrasée. Il sera fait prisonnier vingt-cinq longues années. Il y a du Cervantès dans cette épreuve, après la bataille de Lépante. Philippe le Bon négocie sa libération. En 1440, il revient au pays. Et se retire à Blois, où il organisera, à l'instar d'un Laurent le Magnifique, une cour de poètes, de philosophes, d'érudits et d'artistes. Les troubadours côtoient les théologues, les astronomes fréquentent les astrologues, les chimistes et les alchimistes.

Engourdi de brumes, je franchis les portes du château de Blois. Un carnaval est interrompu à cause des orages, des danseuses attendent sous les arcades que le soleil fendent les nuages. Elles attendront en vain. Lointains souvenirs des montreurs d'ours des soirées du Prince.



On sait qu'à la fin décembre 1558, François Villon doit être dans les parages. C'est rare de savoir où il se trouve. Il est de ces êtres qui ont un temps d'avance sur leur propre existence. Il a connu tout ce que Paris, tout ce que le Moyen-âge proposaient alors de ténèbres. Il porte son lot d'ombres, de meurtres, de rapts. Il y a chez lui ce que l'on trouvera chez Salvator Rosa, chez Valentin de Boulogne, chez Rétif de la Bretonne. Du Caravage surtout.

Il écrit un poème pour la naissance de la fille de Charles d'Orléans. Et participe au concours lancé par le Prince. On en gardera le souvenir sous le nom de Ballade des Contradictions ou Ballade du concours de Blois.

"Je meurs de soif auprès de la fontaine."

Ce vers produit par Charles d'Orléans sans doute, en guise de consigne, je l'avais déjà lu quelque part: il a été gravé sur une pierre ordinaire en contrebas d'une citadelle du vertige en pays cathare. Châteaux qui appartiennent à une autre époque...

"Chauld comme feu, et tremble dent à dent,

En mon païs suis en terre loingtaine..."

Puis je repris ma route. Quittant la Loire, rencontrai le Loing et la Seine. En mon pays, en terre lointaine.




lundi 18 mars 2024

Le dernier chevalier de Malte

 Dans la nuit de juin, Ferdinand von Hompesch, Grand Maître de l'Ordre, sort de l'Hôtel du Baron Parisio où Napoléon s'est installé. Il est escorté par quelques gardes, sans doute cherche-t-il à se donner un peu de contenance, il ne parle pas, un navire au quai de Grand Harbour l'attend. Une frégate française n'est jamais loin. Ce sera Trieste comme première étape d'un exil consenti. La France s'est montrée généreuse: une pension considérable, des rentes aux chevaliers, la liberté du culte catholique accordée pour ceux qui resteront, et nulle contribution extraordinaire aux vaincus. Il n'y a pas vraiment de défaite militaire, d'ailleurs, une bonne entente dirons-nous. Puis le Grand Maître abandonne son titre à l'Empereur de Russie, Paul Premier. Il finit épuisé à Montpellier où il mourra d'une crise d'asthme.

L'histoire ne retient pas grand chose de ce noble qui ne se fit pas bien prier pour abandonner l'île. J'ai pourtant une lointaine affection à son égard comme Aragon en avait pour Boabdil franchissant les portes de l'Alhambra et abandonnant Grenade, après la Reconquête. Il écrit l'histoire du dernier Maure d'Espagne dans son poème oriental: Le Fou d'Elsa. Mais les rois vaincus, les perdants, les derniers sont légions: Saigo Takamori, samouraï à l'aune de la modernité, Jacques de Molay, templier maudissant les souverains chrétiens ou encire Puyi, douzième empereur de la dynastie Quing devenu jardinier au jardin botanique de Pékin.

Napoléon séjourne cinq jours à la Valette, il est entré dans la cité que même le Sultan avait échoué à prendre. Comment ne pas avoir alors la folie des grandeurs? Comme à son habitude, il réforme tout: administration, justice, santé, éducation, défense. Tout cela en cinq jours.



La Méditerranée a toujours été au cœur de son rêve. "La lumière des îles semble l'accompagner sur la courbe de sa vie. La Corse, l'île berceau; Malte l'île du départ, le printemps de sa gloire orientale; l'Elbe, l'île du repos, tanière à renards où il aurait pu être heureux, mais où il finit par s'ennuyer de lui-même et de la France, comme un enfant qui a perdu sa mère." écrit Daniel Rondeau dans Malta Hanina.

Précédé par Ferdinand von Hompesch, Napoléon quitte Malte à son tour à bord de L'Orient. Il a l'Egypte en tête, et des rêves d'Alexandre qui bouillonnent. Quelques petites dizaines de chevaliers de l'Ordre l'accompagnent. Derrière lui, une troupe de quatre mille hommes en garnison au milieu de nulle part dans la Méditerranée. Il en faudra peu pour que les populations, exsangues financièrement, se révoltent. Les Français en garnison à Mdina sont massacrés, suite à la saisie de l'Eglise des Carmélites. Les autres villages se donnent le mot. La révolte grondera et les Anglais s'engouffreront dans la brèche. Le commandant Vaubois est cerné de toute part, assiégé dans sa propre ville. Il tiendra. Longtemps, même, au vu des précédents sièges de la Valette. Le plus long de son histoire.



Mais le 5 septembre 1800, il abaisse le drapeau français. Le Capitaine Alexandre Ball est nommé gouverneur de l'archipel. C'est avec les honneurs cependant que Vaubois et ses troupes, ce qu'il en reste du moins, parviennent à quitter le Grand Harbour, mettant ses pas dans ceux du dernier Chevalier de Malte.

Source: Malta Hanina, Daniel Rondeau. 2012



Sur les cimes

 Elle venait du fin fond du système solaire. Détachée du nuage de Oort, agglomérat de débris de planètes, de satellites et de poussières d&#...