mardi 24 juin 2025

Le non de Vichy

             Vichy est à équidistance de Saint-Etienne et de Montbrison, à un peu moins de deux heures de route. Donc, quelquefois mon père et moi nous y sommes donné rendez-vous.

            Les alentours de la ville thermale déjà apaisent l’âme. On traverse des paysages vallonnés qui ressemblent aux cantons anglais de Barry Lindon. Un paysage très XVIIIe siècle. La plaine du Forez, juste avant, est plutôt XVIIe, et entre ces deux siècles : les Bois Noirs des Monts de la Madeleine qui évoquent un je-ne-sais-quoi de loup du Gévaudan et de Mandrin. Je connais des terres profondément antiques, comme en Sicile ou sur les bords du Lac de Garde, des territoires recrachés du Moyen-âge quelque part dans l’arrière-pays audois. Certains lieux en effet se fossilisent à une époque précise : Florence est encore au temps des Médicis, c’est évident, et je suis sûr que Waterloo ne subit plus les affres de l’histoire depuis 1815. L’Allier, quant à lui, c’est tout le XVIIIe siècle qui y éclot.

            Nos habitudes usaient du moindre prétexte : un long ennui dominical, une braderie ou chaque année avant l’été la venue de l’Empereur et d’Eugénie, lors d’émouvantes reconstitutions où d’élégantes dames déambulent dans de somptueuses robes en compagnie d’officiers n’ayant pas encore connu Sedan.

            Amusant, les sédimentations du temps : au cours de ces vallons où l’on croirait croiser Jacques le Fataliste, se dressent d’imposants platanes qui datent du Premier Empire, poussent comme des bourgeons kiosques à musique et boutiques sous le Second Empire, entre lesquels se tressent de remarquables galeries couvertes conçues par le ferronnier Emile Robert en 1902, au meilleur de la Belle Epoque.

            Car tout est bon pour refouler les vieux traumatismes, chasser les fantômes.



            Et pourtant ils sont là, les bougres, les spectres de 1940. On passe devant les portes fermées du vieil Hôtel du Parc, et son annexe le Majestic, et on peine à imaginer qu’ici siégeaient Pétain et sa clique. En vérité, nombreux sont les bâtiments réquisitionnés par le gouvernement funeste qui portera le nom de Vichy.



            Pierre Laval se réjouit de voir le centre politique du pays se rapprocher de son domaine à Chateldon, non loin d’ici. Vichy est parfaite : des hôtels à profusion, des lignes téléphoniques et des liaisons ferroviaires rapides et efficaces, petites ville facile à contrôler, des habitants habitués à accueillir des foules de curistes, touristes, voyageurs et désormais politiciens en exil. L’argent n’a pas d’odeur. Pas Marseille, de toute façon, trop loin ; pas Lyon, surtout pas Lyon, non, à cause d’Edouard Herriot.

            Ici, au cœur de ces plaines XVIIIe siècle, oui, de part et d’autre d’un parc impérial sous les perspectives où passaient les dames de l’Empire puis du Second Empire, les élégantes bourgeoises ensuite du début du siècle, dans ce petit Eden qui ressemble à Carlsbad, Bath ou Marienbad, on abolira la Troisième République et instaurera l’Etat Français, au cours de quatre années sombres où la France ne se reconnaîtra plus. A jamais défigurée.



            Le 10 juillet 1940, en effet, au Palais des Congrès, cet extraordinaire Opéra qui fut inauguré le 2 juin 1901, avec Aïda de Verdi, sous les stucs, les boiseries, les velours et les dorures de la Belle Epoque, 569 députés offrent les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, cèdent à leur lâcheté, leurs angoisses de toute évidence, leurs haines enfouies, leur mesquinerie refoulée, qu’en sais-je ? Y croyaient-ils vraiment? Ils abdiquent au fond, se persuadant du contraire, et leur vote ternira à jamais les stucs, les boiseries, les velours et les dorures du Grand Théâtre du Casino, assombrira les arcades blanches d’Emile Robert, teindra de sang les bucoliques plaines de l’Allier.

 

            François Labrousse, sénateur de la gauche démocratique dans le Corrèze, se risque à quelque explication : « Comment un Parlement comptant tant de patriotes fervents et de républicains éprouvés se laissa-t-il aveugler par la propagande de Laval et le panneau décoratif Pétain ? La peur d'une occupation totale du pays par les Allemands, l'ignorance des conditions de l'Armistice, le spectre d'un gouvernement militaire, l'achat de consciences par des offres de fonctions somptuaires, l'exploitation des luttes de partis, la poussée maurrassienne, la divination poussée à l'hystérie du chef qui commande un moment à Verdun… » Deux jours plus tôt, il écrivait déjà à sa femme : « C'est pire que le coup d'État, c'est le hara-kiri et, mercredi soir, ce sera un fait accompli. »



            Et pourtant, tous n’ont pas cédé, tous n’ont pas abdiqué. 20 se sont abstenus et 80, surtout, 80 députés ont voté non. A leur manière, ils ont résisté, ils se sont opposés, à une époque où la Résistance n’existait pas encore tout à fait. Parmi ces hommes, Léon Blum notamment qui décrit ainsi cette funeste journée du 10 juillet : « J'ai vu là, pendant deux jours, des hommes s'altérer, se corrompre comme à vue d'œil, comme si on les avait plongés dans un bain toxique. Ce qui agissait, c 'était la peur : la peur des bandes de Doriot dans la rue, la peur des soldats de Weygand à Clermont-Ferrand, la peur des Allemands qui étaient à Moulins. » Ou encore Augustin Malroux, député SFIO du Tarn, mort en déportation en avril 1945, qui écrit à sa fille de 10 ans : « Ceci est mon testament. Je veux que vous sachiez qu'en des heures tragiques, votre papa n'a pas eu peur de ses responsabilités et n'a pas voulu être parjure. J'ai été élevé dans l'amour de la République, aujourd'hui on prétend la crucifier. Je ne m'associe pas à ce geste assassin, je reste un protestataire, j'espère le rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m'ont précédé et ne pas les faire rougir. »

 

            Leur voix n’a pas porté, bien sûr, pas assez, elle n’a rien empêché hélas. Mais au moins elle a retenti.

           Et si le nom de Vichy restera à jamais sali, toute la France n’aura pas participé à cette salissure indélébile.

            Ces 80 hommes furent les premiers à dire non. Non au régime de Pétain et ce qui s’en suivra.

 

            La municipalité installera plus tard, bien plus tard, une plaque sur l’Opéra qui fut le théâtre de cette déshonorante décision où sont gravés 80 noms, et cherche encore activement les descendants de ces héros, qui n’imaginaient pas sans doute l’être en ce jour d’été 1940.

 

            On sait bien, tous, que le nom de Vichy depuis est lié à cette obscurité dans l’histoire de France, mais puissions-nous au moins ne pas oublier le non de Vichy.




jeudi 29 mai 2025

La Chambre des Epoux

     Le 30 messidor de l’an IV, c’est-à-dire le 18 juillet 1796, Napoléon écrit à Joséphine pour témoigner de ses avancées. Mantoue est à portée de regard, et il en faut encore peu pour que la ville tombe : « Toute la nuit j’ai été dans le village de Virgile, sur le bord du lac, au clair argentin de la lune. Pas une heure sans songer à ma Joséphine. »

            C’est le Mincio, au bord duquel il vient méditer avant les batailles. Ces étangs qui cernent Mantoue, au-delà desquels j’avais vu jadis la cité élancer ses dômes et ses campaniles, ses tours et ses cheminées percer les fumées épaisses qui parvenaient à voiler le soleil d’hiver. C’était le dernier jour de l’année 2018, j’étais seul, très seul, et je roulais vers Bologne, après avoir été terrassé par la beauté de Sirmione.


            Nos pas m’y conduisirent encore. Nous avons traversé la plaine du Pô, pour répondre à l’appel de Mantegna et de Giulio Romano. Le printemps saupoudrait dans la ville sa neige de pollen, des hommes en costume circulaient en bicyclette par les arcades ocres, d’illustres messieurs buvaient ristretto sur ristretto et les belles passantes passaient. L’Italie, quoi !

            Quand j’étais venu la première fois le Palazzo del Podestat était entièrement recouvert d’échafaudages, la ville avait été touchée par un tremblement de terre en 2012, je crois, agrandissant les crevasses du temps. La cité se remettait peu à peu de ses fractures et de cette arthrose sismique. Désormais la Piazza Broletto semblait neuve, et un peu plus on aurait juré apercevoir le condottière Ludovico III Gonzaga en sortir.




            A l’approche du Palazzo Ducal, nous avions accéléré le pas. La dame de l’accueil refroidit hélas nos ardeurs en nous expliquant que compte tenu du monde qui visite la fameuse Camera Depicta de Mantegna, il nous fallait attendre plus de deux heures. Or, Crémone nous attendait le soir même. Je lui ai fait répéter plusieurs fois, je crus enfin comprendre et en restait fort contrarié.



            En désespoir de cause, on décide malgré tout de nous rendre devant la chambre des merveilles tant désirée. Le panneau, qui stipulait qu’il ne fallait pas s’éterniser plus de cinq minutes pour faciliter la circulation, accentua notre frustration. Mais, par l’un des miracles de ce pays peut-être, la pièce était vide. Tout à fait vide, nul touriste, pas le moindre groupe, pas une seule classe d’élèves dissipés. Rien. Seulement nous. Seuls, devant le regard las d’une gardienne à moitié assoupie. Personne n’avait songé à vérifier l’heure qui nous avait été imposée sur le billet d’entrée, les restrictions tout bonnement superflues devant tant de temps et d’espace. L’éternité s’ouvre parfois.

            Seuls, elle et moi, donc, dans la Chambre des Epoux. Pièce étonnamment sombre, mais plus on regarde, plus on y reste, l’œil ébahi finit par s’habituer à l’ombre, plus la lumière point. L’horizon s’ouvre. Une lueur perce la chambre par le haut. On est saisi d’un étrange vertige, la tête tourné vers le ciel. D’un côté, des fresques en trompe-l’œil donnent l’illusion de tentures, elles-mêmes recouvertes jadis de tapisseries. De l’autre, des nobles, des grands d’un monde révolu, des princes dans leur cour royale, et au loin des cités, des cités à perte de vue, lovées dans quelque vallon d’où surgit parfois un clocher ou une tour olympienne.



            Mais c’est l’oculus qui attire le regard. Il agrandit l’espace, et place le visiteur au centre du monde. Ce qu’ont toujours souhaité les monarques de la maison de Gonzague. Adossés aux rebords tout un petit peuple de chérubins potelés nous observe. Mantegna joue avec la perspective, il la verticalise, tord les lignes, le bas et le haut renversés. Nous sommes en 1474 quand il achève ce prodige, et c’est déjà le baroque qui naît sous nos yeux. On entend les rires de ces angelots, ils jouent, en compagnie d’une servante maure, d’un ou deux autres domestiques, je crois, des visages dont Velázquez se souviendra pour ses Ménines, et d’un paon, comme ceux que l’on devait trouver dans les patios du Castello San Giorgio, comme aujourd’hui on en voit encore dans les jardins de l’Alcazar à Séville ou le Castello de Saõ Jorge de Lisbonne.

    Plus on observait, plus la lumière, qui portait son halo de peinture dans la Chambre des Epoux, déposait, grain de photon après grain de photon, un rond vermeille sur notre rétine comme après avoir trop regardé le soleil.




samedi 26 avril 2025

Les Feux de la rampe

                Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé le cirque.

            Je m’y rendais quelquefois avec mon père, on annonçait jadis dans les rues à coups de haut-parleurs la venue du Pinder, du Medrano ou du Zavatta. Ils déployaient alors leurs larges voiles rouges et ocres sur des terrains vagues et lorsque le vent s’y engouffrait, les vagues grandissaient et le chapiteau ressemblait à un navire majestueux.

            Je me souviens de l’odeur de paille, des senteurs fauves de lions et de tigres, je me souviens du claquement du fouet, du micro grésillant de Monsieur Loyal, des bigarrures des costumes, ceux des acrobates et ceux des clowns, du hennissement des chevaux. C’est à cette époque que j’ai appris la différence entre chameaux et dromadaires. C’était tout à la fois merveilleux et étrange. De petits chiens adorables marchaient sur deux pattes et la foule riait quand il fallait rire.

            J’ai en mémoire le grognement des ours et le roulement de tambours avant un saut périlleux, quand un enfant aujourd’hui écarquille les yeux devant une déflagration projetée sur un écran géant ou se lèche les babines à l’odeur du popcorn. Dans mes souvenirs de cirque, la salive coulait des babines terribles de panthères. Et désormais on n’entend plus si souvent les camions attirer le curieux. Nous ne sommes plus à l’époque des Hercules et des Augustes. Et pourtant, je repense à ces lignes de Baudelaire et je rêve encore un peu : « C’était un mélange de cris, de détonations de cuivre et d’explosions de fusées. Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de leurs visages basanés, racornis par le vent, la pluie et le soleil ; ils lançaient, avec l’aplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d’un comique solide et lourd comme celui de Molière. Les Hercules, fiers de l’énormité de leurs membres, sans front et sans crâne, comme les orang-outangs, se prélassaient majestueusement sous les maillots lavés la veille pour la circonstance. Les danseuses, belles comme des fées ou des princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs jupes d’étincelles. »



            Me dit-on que tout petit j’avais peur des clowns, sans doute. Mais je me revois amusé par les chutes, les coups bas et les rebondissements des Arlequins, les espiègleries des Pulcinella et des plaintes des Clowns Chocolat. Peu à peu, ces êtres de couleurs me sont apparus délicats, sensibles, souvent tristes. Christiques, aurait dit Georges Rouault, dont le Mucem expose justement deux de ses toiles âpres comme le sont les icônes orthodoxes, dans le cadre d’une exposition sur le monde des saltimbanques, organisée par Macha Makeïeff, ancienne directrice de La Criée, Théâtre national de Marseille, et Vincent Giovannoni.



            Au bord de la mer, derrière le moucharabieh de béton noir de Rudy Ricciotti, nous voguons de nouveau sur ces vieux terrains vagues de l’enfance, entre loges et roulottes, vieux chapiteaux désuets, bonimenteurs et jongleurs, femmes à barbe et acrobates, ils entrent dans une ronde qui clignote comme un carrousel. Des images des Clowns de Fellini côtoient les mimiques de Jacques Tati, des croquis d’antiques Ubu font face à de drôles de marionnettes. Un extraordinaire Arlequin de Picasso, de 1923, est encadré par un décor de théâtre. Le carton-pâte fait illusion et brille comme le marbre, les lions empaillés rugissent de nouveau, comme ils rugissent quand on n'a pas dix ans.



            Au détour d’un angle, d’un coup, le silence. Un chef-d’œuvre troublant. Une minuscule toile de Tiepolo. Tous de dos. Sauf, peut-être vieux saltimbanque bien sûr, au loin. Un Carnaval de Venise interrompu. L'envers du décor.


           

            Puis on reprend la ronde. Une grande parade expose des costumes d’Augustes et de Clowns par Gérard Vicaire, grand costumier du cirque.

            Cannes de Charlots, chaussures de clowns et nez rouges, valises, sifflets, trapèzes, reliques, ça défile, ça parade. Toutes ces « pauvres choses » sublimes. Comme les souvenirs des premiers âges. Tout passe.

 

            Car, c’est bien là, la question que pose Macha Makeïeff : « Où sont les limbes des spectacles qui n’existent plus ? »


            L’exposition n’en est pas une, donc. Ultime pied de nez. Dernière illusion. Pas une histoire du cirque. A peine un spectacle multiplié au gré des miroirs. Tout au plus un kinétographe, une sorte de lanterne magique : placez votre œil devant l’objectif, que voyez-vous ? L’enfance. Et, on a beau dire, c’était tout de même une belle époque, le passé.

 

            Dans quelques jours, la place sera vide, le béton aura de nouveau projeté ses ondes noires, les feux de la rampe seront éteints, les terrains vagues redeviennent vierges, plus d’orgues de barbarie, seulement le bruit des vagues.

 

En piste ! clowns, pitres et saltimbanques, une exposition de Macha Makeïeff, jusqu’au 12 mai au Mucem, Marseille.





samedi 19 avril 2025

Souvenirs du Guépard

     Je me souviens avoir vu le chef-d’œuvre de Visconti plusieurs fois dans ma vie ; trop jeune tout d’abord pour y comprendre les tenants et les aboutissants politiques qui s’y trament. Mais je crois en vérité que Visconti lui-même ne s’en souciait pas vraiment : seule l’intéressait la métaphore de l’agonie, celle d’un monde, d’une classe sociale, d’une époque, d’un prince né trop tard. « J’appartiens, dit-il, à une génération malheureuse, à cheval entre les temps anciens et les nouveaux, et qui se trouve mal à l’aise dans les deux. » C’était La Recherche du Temps perdu qu’il souhaitait premièrement adaptée, ce dont il voulait parler ce n’était que de « l’affreux passé [qui] saute, piaule, miaule et glapit », disait Verlaine ; il demeura pourtant tenu en échec par la somme de Proust. Il se consacra donc au Prince Don Fabrizio di Salina, auquel il s’identifiait intimement.




Le film fut diffusé aussi à la télévision un soir lors du premier confinement, nous projetant loin de nos appartements, de nos petites vies, de nos risibles enfermements. Et une nouvelle fois, un soir pluvieux et triste, bien triste, de région parisienne, où je souffrais d’ennui et de solitude, en compagnie d’un petit chien qui s’endormait sur le tapis, bien plus fragile que le danois Bendico qui garde la maisonnée du Prince : la lumière de la Sicile, même à travers le grain de la pellicule, avait alors tout enflammé, répandu dans la pièce un soleil qui vibre sur la garrigue de Donnafugata. « A l’entour, écrit Lampedusa, la campagne funèbre ondulait, jaune de chaumes, noirs de barbes d’épis brûlées : la plainte des cigales remplissait le ciel : c’était comme le râle de la Sicile calcinée qui à la fin d’Août attend vainement la pluie. » Ce fut un éblouissement.

Du Guépard, je ne comprenais pas tant sans doute, encore moins le contexte historique ; sinon la lumière de ce pays et le froissement mélancolique des robes lors des bals de la noblesse sicilienne.

Il m’avait alors fallu lire l’extraordinaire roman du Comte de Lampedusa, en préparation d’un séjour à Palerme. Tout ce temps, toutes ces années, ces pages étaient là, à m’attendre. Flaubert, à la lecture de cette prose, en serait tombé à la renverse.



Dans une rue dédiée à Santa Rosalia, non loin du Duomo, j’en lus quelques extraits à mon père. La nuit brûlait encore. Puis on rebroussa chemin, repus de beauté, de pierres chaudes et du sucre de la cassatina, on erra un peu à la lueur du soir, par la Piazza Bellini devant la Martorana et la petite église San Cataldo, où se rend en urgence le Prince pour ramener Concetta du couvent où elle s’est retirée, dans l’adaptation remarquable de Netflix qui prolonge le mythe ; enfin les rues de la Kalza, jusqu’au Palazzo Gangi où Visconti tourna la fameuse scène de bal qui clôt le film. Valse prodigieuse où tout se joue et se déjoue, résurgence des souvenirs qui sautent et crépitent en touffe dans les pas cadencés des dames. Visconti réalise une chorégraphie, une mécanique implacable, où la mort avance à grand pas, tout en douceur, il bâtit un grand théâtre d’ombres où les ocres, les ors, les mets, la conversation des notables, le rire étouffé des Siciliennes nubiles se mêlent. Tout autour d’eux, le monde bascule et la valse les emporte. Elle est la danse par excellence des fins du monde, le va-et-vient déséquilibré de l’histoire : ce n’est pas pour rien que l’empire austro-hongrois finissant en a fait une sorte d’hymne.



A l’extérieur du palais, on crut entendre comme l’écho lointain d’un orchestre.

J’imagine alors parfois, comme une ombre, le comte Giuseppe Tomasi di Lampedusa aller et venir dans ces mêmes rues, dans ces viccoli, ces venelles grouillantes et bruyantes, s’éterniser dans quelque café, puis musarder auprès de bouquinistes et de libraires antiques. De temps en temps, poser la plume sur le papier et faire naître l’un des grands romans sur siècle, qu’il n’aura pas le privilège de voir publié. Peut-être aussi passer, tout amusé, sous un balcon où un vieux bougre déguisé en Garibaldi brandit un drapeau italien. Il y a bien des centurions à Rome et des Dante de pacotille dans le Decumanus napolitain. L’Expédition des Mille lui revient en mémoire, du fond des âges, et l’Insurrection des Palerme fait déferler dans la cité sa vague rouge, comme la chemise de ses guerilleros : rouge-sang. Visconti ne voulait pas de bataille dans son film ; de tout le roman, qu’une seule ligne en décrivait la violence. La guerre, pour la famille du Prince, se livre à bas bruit, ce qui la rend encore plus menaçante, bien sûr. Mais voilà, les producteurs ont insisté.



Des centaines de figurants donc, des canons, des coups de fusils ou de baïonnettes. La musique de Nino Rota donnant le rythme. La bataille vue d’en-haut. Au fond, c’est presque vu de loin.

Don Fabrizio les voit d’un regard perplexe, ces glorieux héros décidés à fonder l’Italie moderne. Qu’a-t-il à faire, lui, de cette modernité ? Il s’en lave les mains. Et retourne dans sa Thébaïde de Donnafugata, tant que lui et les siens n’en ont pas été chassés.

Car le roman, le film de Visconti ou la série ne parlent que de ça : les dernières heures avant le départ du jardin d’Eden.




samedi 15 mars 2025

Lyon, ville d'ombres

     1969, Jean-Pierre Melville, résistant lui-même, achève son grand film sur la Résistance, en adaptant le roman de Joseph Kessel, commandé par le Général de Gaulle en personne, dit-on : L’Armée des Ombres. « J’ai montré pour la première fois les choses que j’ai vues, que j’ai vécues… », confiera-t-il, attristé par les critiques mitigées et les recettes décevantes, mais on sait que Kessel sortira, lui, bouleversé de la première, les yeux humides à la mort de Mathilde. Quelques-uns en effet, à la fin du récit, gardaient en bouche comme un goût d’amertume et de ferraille, qui fait monter les larmes.

     Le réalisateur a d’abord posé sa caméra sur la corniche de Marseille, dans une maison abandonnée pour filmer l’exécution du traître Paul Dounat, scène remarquable qui rappelle quelque chose du Parrain de Coppola : le meurtre des deux flics dans un restaurant de Little Italy, et la lenteur des gestes d’Al Pacino, son regard effrayé, presque lointain et cette mécanique que rien n’arrête. Les premiers pas de cette chorégraphie se trouvent dans le cinéma de Melville.

    Par ailleurs, il a eu l’autorisation, laborieusement obtenue, de filmer la Place de l’Etoile et les Champs Elysées sous la botte nazie, lors de l’ouverture du film, séquence dont il se disait le plus fier, abstraite, pure, presque immobile, à la manière d’un tableau de Paradjanov ou de Sergio Leone que l’on aurait plongé dans la rouille.

            Puis, Lyon, capitale de la résistance, ville d’ombres et de brouillard. Myrlingues la brumeuse, l’avait surnommée Claude Le Marguet en 1930, en reprenant Rabelais, pour cette poix qui l’engloutissait jadis, comme le smog de Londres, venue du Rhône et du chauffage à bois, coincée entre les collines.

            Le tournage est tendu : Melville et Lino Ventura qui interprète le rôle de Gerbier ne s’adressent plus la parole, suite à une broutille survenue sur le plateau du Deuxième Souffle, un malentendu qui a germé en rancœur. Simone Signoret qui joue Mathilde est déjà rongée par l’alcool, et les méthodes du réalisateur ont pour conséquence de la pousser dans ses derniers retranchements : c’est de toute manière l’intention.


            L’équipe s’installe dans une rue du Vieux-Lyon, à l’époque où le quartier est encore insalubre et pour le moins lugubre : Le Bison se fait rattraper par la Gestapo, des hommes s’approchent, comme des ombres, la porte d’une voiture s’ouvre, quelques instants suffisent pour qu’une vie bascule. Puis, on file tourner dans un vieux bouchon de la Place Sainte-Trinité, en contre-bas de la Montée du Gourguillon.



      La nuit venue, insomniaque toujours, j’imagine Melville, stetson sur le crâne et imper élimé à la Philippe Marlowe, errer dans les rues de Saint-Jean, du même pas déterminé et presque hagard, que dans les rues de La Salpêtrière au lendemain de l’incendie des Studios Jenner qui avait ruiné des années de travail et des centaines d’heures de rushs. Il y fera néanmoins le montage de L’Armée des Ombres. Les locaux seront abandonnés après sa mort, à l’été 1973.

       Ici, à Lyon, il traboule, fantomatique, dans ces mêmes venelles, dans ces mêmes cours désaffectées, où les résistants s’étaient dissimulés en 40. Il prend un escalier piranésien, direction Fourvière, redescend par la rue Juiverie où se cache la loggia suspendue de Philibert Delorme. On revoit le Samouraï se perdre dans les clubs de Pigalle et les couloirs du métro, dans cette Paris gris-bleu qui définit le cinéma de Melville.



            Sans doute, dans cette errance, a-t-il conscience de réaliser l’œuvre définitive sur la Résistance, au cœur de cette ville où Jean Moulin fut torturé à mort par Klaus Barbie.

            Il longe la Saône, traverse quelque passerelle, aboutit dans le brouillard d’une nuit sur la Place Bellecour, trou béant, enveloppée, presque effacéee par la brume. Place des Angoisses, disait Jean Reverzy, médecin écrivain comme Rabelais qui travailla justement à l’Hôtel-Dieu. Je suis sûr que Jean-Pierre Melville se souvient que sur ce quadrilatère vide se trouvait lors de l’Occupation une imprimerie clandestine qui, à sa manière, dans les recoins cachés de la guerre, luttait ; tout à côté, ironie du sort, des locaux de la Gestapo et ceux de la Milice française en face. Kessel mentionne bien tous les journaux que la Résistance publiait, long poème de noms propres qui perce le récit désabusé de Gerbier ; peut-être que dans cette nuit justement, le réalisateur récite cette liste à la gloire de la presse, à la mémoire de ceux qui ont écrit, créé pour ne pas céder trop vite, pour ne pas se laisser vaincre trop tôt, sans pousser le moindre cri de protestation : Combat, Libération, Franc-Tireur

    Dans la ville de Lyon, capitale des librairies et des éditeurs, déjà à la Renaissance en effet, l’année 1540 où l’obscurantisme n’avait pas tout à fait été vaincu, reflète, comme d’une rêverie, cette nuit troublante, les heures sombres de 1940.




lundi 3 février 2025

Pleine Ombre

     Une journaliste a reproché à la série Netflix, adaptée du roman de Patricia Highsmith, le choix du noir et blanc. Si éloigné des couleurs du Talentueux Monsieur Ripley d'Anthony Minghella aux Swinging Sixties italiennes parfaitement reconstituées qui ressemble à une chanson de Mina. La Dolce Vita, quoi, la vraie! Elle y avait vu, cette journaliste de Vogue ou de Paris Match, un contre-sens. Presque une provocation. Elle avait encore en mémoire la pellicule bigarrée et tressautante de Plein Soleil de René Clément, dans lequel Alain Delon, regard ténébreux, rarement plus beau, errait sur le Lungomare de Naples, que j'ai moi-même tant de fois arpenté au petit matin ou au milieu de la nuit.



    Mais Ripley, crée en 2024 par Steven Zaillian, n'a rien d'une carte postale de l'Italie, à quoi bon d'ailleurs des images d'Epinal pour un pays comme celui-ci? A l'écran, c'est plutôt l'envers du décor, le paysage retourné, que l'on aperçoit comme en filigrane. C'est le négatif de la péninsule italienne, là où la lumière se dilue, ternit, dans cette anti-chambre où ne vivent que les fantômes, les doubles et les imposteurs. Ripley est de ce monde-là.

    Qu'importe le scintillement de la Baie de Naples, l'azur qui ricoche sur les falaises de Capri, des rues ocres de Rome ou de la lumière dorée de San Remo, on est plongé dans l'anti-matière de l'Italie, de nuit comme de jour, en pleine ombre. Dans un contre-jour éternel qui a quelque chose à voir avec le chiaroscuro du XVIIe siècle.

    A la vérité, le personnage de Tom répond lui-même à la journaliste en manque d'illumination, quand il a l'idée de recevoir l'inspecteur dans une pénombre pensée et précise qui pourra le dissimuler. C'est l'œuvre du Caravage lui-même, si sombre, si éclairante, qui lui souffle le stratagème: tout n'est qu'une question de lumière.


    Justement, ce fut pour nous réfugier de la moiteur et de l'incandescence de l'été que nous fûmes contraints de rentrer en cours d'après-midi dans notre chambre qui se trouvait au-dessus de l'Officine, fameux bar à cocktails, face au belvédère du Monte Echia. Nous y avions longuement admiré l'horizon au-delà des îles. Elle dormait. Je commençais alors le premier épisode par désœuvrement. Noir et blanc: fiat lux. On suit cet escroc courir d'arnaque en arnaque, de combine en magouille, dans les rues sordides de New-York, jusqu'au jour il est mandaté en Italie. Sur les pas d'un fils prodigue qui ne revient pas: Dickie Greenlaf.




    Complexes socio-culturels, mépris de classe, pulsions sexuelles refoulées, ennui, somme toute, ne font pas bon ménage. Le sang appelle le sang, c'est toujours ainsi.

    Richard Greenlaf est mort. Vive Richard Greenlaf. Tom Ripley a disparu au large de San Remo; je repense au poète Shelley emporté par la houle entre Lerici et Tellaro. Un mort, un fugitif dont les noms ont été inversés. Il erre dans les rues de la Botte: Naples, Venise, Rome. Un meurtre de nouveau est commis via Monserrato, où nous logions d'ailleurs, de nuit, sur le parvis d'une église devant laquelle elle fumait avant de rentrer dans la petite chambre, pendant que je l'attendais, moi; les yeux au ciel vers les mascarons.

    Palerme aussi. Je relis au hasard ce passage dans le roman de Highsmith: "Cinq jours se passèrent, dans le calme et la solitude, mais très agréables durant lesquels Tom se promena à travers Palerme, s'arrêtant de temps en temps une heure dans un café ou dans un restaurant pour lire ses guides et les journaux. Un jour où le temps était assez gris, il prit une carrozza et se fit conduire jusqu'au Monte Pellegrino pour visiter l'extraordinaire tombeau de Santa Rosalia, la patronne de Palerme, et qui était représentée dans une statue célèbre, dont Tom avait vu des reproductions à Rome, dans un de ces états de transe extatiques auxquels les psychiatres donnent d'autres noms."

    Syndrome de Stendhal. Un touriste, des crimes dans la valise, qui fait des croquis d'après Guido Reni ou se pâme d'admiration devant le Bernin. Il est des voyages en effet pour fuir, disparaître pour de bon. Comme il en est d'ailleurs pour se reconstruire. Dans Porte du Soleil, long poème de deuil, Christophe Manon propose une sorte de catabase en Ombrie, entre Arezzo et Perugia, sur les pas de Virgile et de Saint-François d'Assise. Moi-même, aux premiers chagrins d'enfance véritables, j'avais fui en Italie du Nord: Bologne, Pavie, Brescia, Vigevano ou encore le bout du monde, sur la presqu'île de Sirmione, où vivait sans doute Catulle qui a chanté l'amour et ses déceptions deux mille ans en arrière.

    Il faut aller en Italie quand on est très heureux ou très malheureux, écrivait Jean Grenier.

    Tom Ripley entreprend donc son hallali. Il devient le Caravage lui-même, en cavale, réfugié auprès de Costanza Colonna, entre la Sicile et Malte, puis de nouveau sur les routes et encore Rome. L'escroc de Manhattan, inventé en 1957, comme réincarnation du peintre maudit, il fallait oser.

    A ses trousses, l'inspecteur est redoutable. Rien ne le lasse, il chasse sa proie, et attend patiemment la première erreur. Si près. Mais toujours un temps de retard. Les fantômes se régurgitent parfois, au détour d'un lapsus les doubles reviennent, manquent de trahir le fugitif. En vain, cependant. Et l'homme de loi poursuit le mauvais homme. Il y a du Raskolnikov et du Porfiri Petrovitch dans ce jeu du chat et de la souris,  cache-cache qui finira sa dérobade à Venise. Hallali. Lieu des confins, évidemment.

    Dans les derniers moments de la série, lavé de tout soupçon, on livre à Tom ce Picasso qu'il convoitait tant depuis le début, aperçu dans la villa d'Atrani de Greenlaf. Il aura fallu une dizaine d'heures d'épisodes pour en arriver là: l'escroc est devenu cet esthète qui prend sa revanche sur les privilégiés.

    Dernier plan: on revoit le Caravage buvant un verre de vin devant la Madone des Palefreniers.

    Toute une série, donc, pour un moins-que-rien qui se confond au Caravage. L'imposture ultime. Ripley, c'est le récit d'un homme qui court après la beauté, que poursuit sans relâche la mort à ses talons. Un artiste, en somme.





samedi 4 janvier 2025

"Moines de Zurbaran, blancs chartreux qui, dans l'ombre"

     Je discute avec l'Intelligence artificielle ChatGPT de peinture baroque: expérience singulière. J'en viens à lui demander si elle préfère Ribera ou Zurbaran, les deux visionnaires qui occupent mon esprit en cette fin décembre. Et contre toute attente, elle prend un risque et assume un choix. Préférence la plus subtile en apparence, la plus humaine pour ainsi dire, et qui me laisse circonspect devant les mécanismes de la machine. Elle ne privilégie pas le spectaculaire, la violence, le sang noir qui gicle de lointaines ténèbres, non. Elle choisit Zurbaran pour l'émotion pudique qui se dégage de ses toiles, pour le "silence conventuel qui baigne ses tableaux," la contemplation apaisée d'hommes et de femmes voués à Dieu. Séville plutôt que Naples, donc.




    Et moi-même je l'avoue, au Prado ou au Louvres, Zurbaran m'avait toujours moins impressionné que Ribera. Mais je garde un souvenir tremblant du Saint-François du Musée des Beaux-Arts de Lyon. Dans une petite pièce, juste avant le remarquable salon des fleurs, tout à côté d'un Greco et "ses linges foudroyés par un ciel à demi ouvert et pareil à l'huître" écrivait Jean Cocteau.




    Cet être cadavérique, figé, saisi par la mort qui force le moine à cambrer la nuque, semble aspiré par l'abîme qui s'ouvre au-dessus de lui. C'est ainsi que l'on a retrouvé le corps sans vie de Saint-François d'Assise, m'avais expliqué alors mon père.

    Théophile Gautier parlait à propos des moines de Zurbaran de Séville de "leurs yeux plombés d'extase" et de "leurs têtes malades", il restait rêveur devant "le vertige divin, l'enivrement de foi qui le fait rayonner d'une clarté fiévreuse, et leur aspect étrange, à vous donner l'effroi."

    Lyon organise justement, après la restauration de cette toile, une grande exposition qui réunit pour la première fois les trois copies de cette version de Saint-François: celle de Lyon confrontée à celles de Barcelone et Boston.

    C'est l'architecte Jean-Antoine Morand qui a redécouvert l'œuvre de Zurbaran dans le Couvent des Colinettes sur les pentes de la Croix-Rousse. "Les religieuses l'avaient fait disparaître comme objet effrayant. M. Morand le retrouva dans les greniers. Son chien y aboya contre." Vision de ténèbre, nerveuse, rêche, qui fut l'un des premiers chefs-d'œuvre accroché dans le tout jeune musée de Lyon dont le directeur ne manquera pas de faire le récit de sa redécouverte.

    "C'est de l'art de tortionnaire dans un cri d'amour étouffé par l'angoisse qui jaillit de cette toile", dira Huysmans.

    La réunion des trois tableaux et de leurs copies et réécritures à travers les siècles leur fait perdre quelque peu de leur aura, de leur unicité. Mais cette nouvelle exposition parvient malgré tout à multiplier l'écho de la toute première impression que provoque cette apparition. Et si l'émotion n'est plus, le souvenir du premier vertige fait encore vaciller.

    On y découvre aussi un Christ en croix extraordinaire que Ribera aurait adoré, et quelques bodegones, des natures mortes: bodega signifie auberge. On y perçoit le rustique de ces tavernes sévillanes et madrilènes que fréquentaient aussi Murillo ou Vélasquez. Ces natures mortes vibrent dans l'obscurité. On reste ému devant ces images de rien, où la simplicité d'un Philippe de Champaigne se dilue dans l'abstraction d'un Morandi ou d'un Staël. Face à nous, les choses existent. Presque trop.




    Car, chez Zurbaran, peintre de la transcendance, les natures mortes et les défunts se relèvent de leur abîme.

Exposition: Zurbaran. Réinventer un chef-d'œuvre. Musée des Beaux-Arts de Lyon. Du 5 décembre 2024 au 2 mars 2025




lundi 30 décembre 2024

L'Ordre de la Hache

     André Suarès considérait que chaque ville avait un corps qui lui était propre, et je me souviens d'un parallèle sublime entre la Piazza del Campo et la Conque de Vénus. Pour lui, les cités ont un parfum, une haleine même. Florence, c'est le cuir; Turin sent le marron grillé; Grenade, la poussière. Il y a des villes qui ont des odeurs marines, d'autres plus lourdes de musc et d'encens.

    Selon le même raisonnement, les villes font un bruit particulier, selon la cadence de leur pas, la claudication ou l'allant de leur démarche.

    Ce qui trouble le plus, c'es celles dont la mélodie n'a jamais changé au gré des siècles.

    New-York résonne toujours de ses klaxons, de ses sirènes qui hululent du jour comme de nuit; Paul Morand disait que l'on entend encore à Londres les réminiscences du Grand Incendie de 1666 dès qu'un camion de pompiers file dans les rues, gyrophare allumé; Cordoue, par exemple, ou Séville ont conservé leurs notes de guitares qui accompagnent le ruissellement d'une fontaine: je ne serais pas étonné que Vélasquez ou Murillo entendaient peu ou prou la même chose qu'un homme du vingt-et-unième siècle.

    Certaines font chanter leur mélopée comme à bas bruit. Leur partition se sont fossilisée dans la sédimentation des décennies. Il m'est arrivé de croire entendre à Saint-Etienne les fracas des machines, les crissements des wagons en direction du Puits Couriot, les ascenseurs qui bringuebalent jusqu'au fond de la terre et des chocs de métal sur l'enclume entre deux embrasements de grisou et les mineurs, le visage couvert de suie et de crasse, chantonner au rythme des coups de pioche.

    La ville n'est plus noire de cendre, mais elle sonne encore du bruit du charbon.

    Il est des villes qui conservent, apportés par le vent, des souvenirs de batailles. J'avais dépassé Barcelone en voiture, et bifurqué vers le delta de l'Ebre, que je remontais jusqu'à une petite ville un peu oubliée, au nom exotique: Tortose.


    Je logeais au sommet de la ville, le parador avait été aménagé dans l'ancienne citadelle arabe. Les fenêtres donnaient sur des paysages de rocaille qui dévalaient en escaliers jusqu'au fleuve et me projetaient quelque part au douzième siècle. Le temps passe vite, c'était hier. C'est maintenant. J'entends presque la clameur des Maures aux portes de la ville. Si ce n'est quelques gardes à peine plus lourds que leur lance, les soldats sont partis reconquérir Lérida et Fraga. Tortosa est sans défense. Sans défense? Bien sûr que non. Ce sont les femmes qui ont défendu la ville, armées de haches, et repoussé l'assaillant. Amazones ibériques honorées en souvenir de leur victoire par le Comte de Barcelone Raimond-Béranger IV, qui fonda l'Ordre de la Hache auquel appartiendront tous ces guerrières qui ont permis aux églises de Turtuxa de vaincre l'appel des muezzins en 1148. Les privilèges accordés et le droit de porter un vêtement à capuche brodé d'une hache rouge (destral de Tortosa) ont perduré jusqu'au quinzième siècle.



    Mais elle est aussi de ces villes toujours au carrefour des grands combats.

    Et dans la nuit, sous le plafond à caisson, je suis presque sûr d'avoir entendu aussi des explosions et c'est en sursaut que le bombardement de Tortosa me tira de mon sommeil. Nous devions être au printemps 1938, en ces temps-là, Hemingway couvrait l'événement: "Ce soir à dix heures, Tortosa était une ville presque entièrement détruite, la population civile avait été évacuée et il ne restait aucun soldat. Vingt-quatre kilomètres plus haut, une lutte acharnée se déroulait pour protéger Tortosa.




Dans l'une de ses dernières chroniques, le 18 avril, l'écrivain américain écrit: "le Delta de l'Ebre a une terre bonne et riche et, où poussent les oignons, demain aura lieu une bataille."

    Voyager nous rend sensible à l'écho que fait le bruit des choses.




  

lundi 25 novembre 2024

Effervescences napolitaines

 D'y retourner est une évidence. D'en dire encore quelque chose. Un mot ou deux, rien de plus, pour garder une trace des vertiges qu'elle provoque. Naples. Elle éparpille en moi depuis une poignée d'années et une petite éternité bien des souvenirs.

Je me souviens des crânes en marbre disposés aux quatre coins du cloître de San Martino, des majoliques de Santa Chiara, des tapisseries des Gobelins qui représentent des scènes du Quichotte au Palazzo Reale et les somptueuses marqueteries de Sorrento.


Je me souviens des barques qui tanguent devant le Vésuve et ces familles qui s'y rassemblent, s'y entassent pour paresser au centre du monde, aux heures les plus dures de l'été.

Je me souviens du marbre gris de l'extraordinaire bâtiment fasciste de la Banco di Napoli, entraperçu des ruelles des Quartiers Espagnols, et de la file d'attente de ces femmes qui désespèrent d'être mères devant la petite église Santa Maria Francesca delle Cinque Piaghe, superstition millénaire à laquelle je me rattache tout particulièrement ce matin.



Je me souviens des volumes de la Recherche du Temps perdu traduit en italien dans la bibliothèque du salon de l'hôtel Il Convento, en face de la petite église des femmes sans enfant.

Je me souviens du scintillement de la baie de Naples, juste après la Grande Albergo Vesuvio, un soir d'été avec une femme aimée, la Via Parthenope dévalant dans la nuit toute la courbe que formait la mer dans la nuit, jusqu'au bout du monde.



Je me souviens des chats qui erraient seuls dans les rues désertes de février à Ischia, des pêcheurs qui rafistolent et repeignent leur barque sur les quais de Procida, de l'odeur du cornet de glace qui chauffe dans une boulangerie de Capri, non loin des Jardins d'Auguste qui plongent droit dans "une eau de cristal où nagent des requins pleins de mélancolie" disait Bosco.

Je me souviens du funiculaire qui monte au sommet de Vomero, et je crois même me souvenir du funiculaire du Vésuve, détruit en 1944, qui inspirera cette fameuse chanson Funiculi, Funicula.

Je me souviens des ruelles curieuses qui serpentent dans le Château de l'Œuf, du temps où il était encore facilement accessible, avant le Covid, et je me rappelle des pleurs de la Reine Jeanne, par-delà les siècles, incarcérée à la fin de l'été 1381, lors de l'invasion de la ville par Charles III.



Je me souviens des noces de Carlo Gesualdo, compositeur, et Maria d'Avalos dans l'Eglise San Domenico Maggiore et des longues festivités au Palais de San Severo en avril 1586, avant que l'époux trompé n'assassine l'épouse volage ainsi que l'amant une nuit d'octobre 1590.

Je me souviens avoir vu d'étranges lueurs provenant des fenêtres de ce même palais, quand nous soupçonnions tous les activités alchimiques du Prince Raimondo di Sangro, retrouvé empoisonné en 1771.



Je me souviens avoir entendu quelques notes fredonnées passant devant le Palazzo Barbaja de la Via Toledo, entendues de nouveau, emportées par tout l'orchestre au San Carlo, dans la loge jouxtant celle d'un petit diplomate français.

Je me souviens qu'elle fut une ville d'obscurités et de révélations, Naples, de musiques et de silences, de siècles superposés, de la mer allée avec la soleil, une ville d'éternité.

Je me souviens d'un helléniste français qui voyait dans le volcan l'œil d'un cyclope et dans l'incandescence des matins la lumière millénaire d'Ulysse.

Je me souviens de tout.

Je me souviens de Parthénope.




Le non de Vichy

                 Vichy est à équidistance de Saint-Etienne et de Montbrison, à un peu moins de deux heures de route. Donc, quelquefois mon p...