dimanche 31 août 2025

Sur les traces d'Henry Levet

             De certains poètes, il n’y a plus beaucoup de traces.

             Pas la moindre page aujourd’hui de L’Exprès de Bénarès, roman entamé lors d’un voyage aux Indes, et dont l’auteur se montre autant bavard qu’évasif à partir de 1898, dont il lit bien quelques extraits d’un épais manuscrit aux plus précieux amis, résumant parfois les péripéties du Commandant Drapeau ou du Dompteur d’Eponges.

            La plupart des textes, lettres personnelles ou cahiers ont été détruits par les parents ; et même la maison familiale boulevard Lacheze, où Valéry Larbaud et Léon-Paul Fargue se sont rendus, en limousine entre Saint-Etienne et Montbrison, pour récupérer, en vue d’une biographie, ce qu’il y avait à récupérer de son œuvre, c’est-à-dire pas grand-chose, est devenue une banque aux murs en tôle.

            J’ai longuement cherché aussi le caveau de la famille Levet au cimetière de Montbrison, là où sont enterrés les fils. Mais entreprise stérile pour l’instant…

            Quelquefois il m’était arrivé de m’en aller me recueillir sur des tombes illustres. Machado à Collioure, Paul Valéry au cimetière marin de Sète ou Camus à Lourmarin. J’y tenais aussi pour Levet. Mais il y a des fantômes jusque dans les cimetières, qui se dérobent sans cesse.

            C’est dans une librairie de la Rochelle, ville océane, de confins, d’embarquements et de transatlantiques, que je découvris le poète montbrisonnais, bien avant que j’emménage à Montbrison. Le titre de Cartes Postales simple et plein de nostalgie surannée me remplissait les oreilles de chants de matelots et le nez d’embruns marins. J’avais lu ces petits poèmes d’une traite à la terrasse d’un café du vieux port, face à la Tour de la Chaîne, dans l’attente d’une femme percluse d’immobilité de toutes sortes. A cette heure, l’immobilité était intestine autant qu’intestinale, et ce n’était pas là le moindre de ses défauts.



            J’ai relu quelques petites années après ces textes qui m’évoquent alors Rimbaud, Cendrars ou Valéry Larbaud quand il écrit les souvenirs de Barnabooth, ou un peu plus tard Louis Brauquier, barde du port de Marseille.

            On s’étonne d’ailleurs qu’une ville si étriquée comme Montbrison, enchâssée entre les Montagnes du Matin et celles du Soir, ait pu donner naissance à un poète comme Levet bercé d’horizons et de houles, tout comme Vichy, j’y pense, coincée dans le Bourbonnais, ait pu engendrer des voyageurs comme Larbaud ou Albert Londres.

            Mais c’est que, sans secret, le poète étouffait dans cette petite ville du Forez aux volets fermés quand lui voulait ouvrir grand les fenêtres sur le monde. Ses excentricités choquaient déjà la bourgeoise provinciale qu’il devait côtoyer, mais à la vérité elles choquaient aussi Paris, du moins elles amusaient, notamment les plus fidèles amis dont Léon-Paul Fargue justement. Montmartre et Montparnasse, depuis Baudelaire, Nerval ou Tristan Corbière, ne se formalisaient plus de la moindre lubie de poètes.

            Son père, maire de Montbrison et député de la Loire, l’aidera comme il peut, le placera, il lui ouvrira les portes de la diplomatie sous prétexte d’études ethnographiques ; ça paraît fumeux, et ça l’était. Ce père fera tout son possible pour satisfaire sa soif d’ailleurs. Surtout un fils unique, qu’il n’avait pas eu très jeune. Ou peut-être que cela permettait de l’éloigner, ce garçon qui dérange et ternit les réputations : que disparaisse quelque temps l’enfant prodigue.

Ces Cartes postales et une poignée d’autres Sonnets torrides, ranimaient, lisez-les pour voir, des sifflements de moustiques-tigres, des rugissements de lions, des moiteurs tropicales, des odeurs de rhums rances, des ronflements de turbines, ou des va-et-vient de steamers d’une rive à l’autre du Gange.

L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes) file quatorze nœuds sur l’océan Indien… Les railways rampent dans la jungle ensoleillée. Levet nous parle de la tristesse imbécile des « homewards », de la chapelle des Goyaves où dorment deux mille dimanches des Antilles, des clairs de lune congolais sous lesquels un sous-administrateur des colonies feuillette les Poésies d’Alfred de Musset…

Souvent, j’ai murmuré pour moi-même la triste histoire du Consul Général de France à La Plata, que le spleen drape comme un poncho et qui ne voit pas les œillades charmantes de Lolita Valdez. On sait si peu sur ces êtres perdus au fin fond de la pampa, et pourtant tout est dit sur eux, en si peu de vers.

Un grand roman de Conrad ou de Malcolm Lowry aurait pu débuter ainsi.

La phtisie comme souvent à cette époque aura finalement raison de son jeune âge. Il s’est éteint dans un hôtel de Menton où il était venu poursuivre un climat plus clément pour ses poumons, un peu avant l’hiver, à l’âge de trente-deux ans. Il avait anticipé cette morte sur les bords de la Méditerranée dans un texte prophétique :

 

Novembre, tribunal suprême des phtisiques,

M’exile sur les bords de la Méditerranée…

 

J’aurais un fauteuil roulant « plein d’odeurs légères »

Que poussera lentement un valet bien stylé :

Un soleil doux vernira mes heures dernières,

Cet hiver, sur la Promenade des Anglais…


Ecrit devant l'Hôtel de Ville de Montbrison




samedi 2 août 2025

Rêveries des Hautes Chaumes

    Elle m’en parlait comme d’un lieu lunaire, du moins sublunaire. « Là-bas, tous les bruits du monde s’effacent. » Il n’y a que le vent qui balaie les étendues. De hauts plateaux qui virent jusqu’à l’horizon. On y est comme en apesanteur, répétait-elle. C’est un lieu étrange, souvent austère. Comme une garrigue pelée, des dunes de tourbière rasées par les courants d’air. C’est un peu les Highlands à cheval entre la plaine du Forez et l’Auvergne.

    Il suffit dans ces contrées de marcher, au gré des vides que l’espace déploie, on suit un sentier qui ne mène nulle part, un peu en-dehors de tout, sur la crête du réel.



    Aux heures chaudes, les Hautes Chaumes élancent la toundra à perte de vue. On dépasse une ancienne jasserie, on longe quelque estive où des brebis paissent, un arbre ou deux résistent.

    Je m’y étais réfugié une après-midi d’ennui de juillet. Un livre à la main : des sortes d’aphorismes écrits par Thierry Clermont sous le titre J’ose m’exprimer ainsi.

 

« La multitude n’est pas mon fort. »

 

« L’acuité du monde se prend seul. »

 

       On y croise bien quelques promeneurs, mais ils se perdent facilement au détour d’un renfoncement, on les suit du regard un temps puis ils se dissipent dans le lointain.

« J’irai par des chemins d’ombres sans ombre », écrit l’auteur. Connaissait-il ces hauteurs toutes remplies d’obscurité alors que rien n’arrête le plomb du soleil qui fond sur le passant ? Avait-il en tête ces lignes de fuite qui serpentent ailleurs, bien loin d’ici, ne s’arrêtent jamais tout à fait, se diluent enfin, sans doute, bien plus haut que le jour ?



    Cette lumière incandescente finit par troubler, enivrer peut-être. On tremble un peu à chaque pas, l’organisme subit des micro-bouleversements, les nerfs se dénouent, le sang stagne un peu plus.

 

« Postulez en vous-même, exhortait Satie. »

           

    Tout au fond du paysage, la station hertzienne de Pierre-sur-Haute paraît s’éloigner à mesure qu’on s’y approche. Je l’ai si souvent aperçue d’en-bas, cette antenne au sommet du Forez, suivie du regard entre deux nuages, des routes de la plaine que je traversais, des Montagnes du Matin aux Montagnes du Soir. Plus ou moins proche selon les heures de la journée, selon les caprices de la lumière. Contemplée de temps à autre enneigée, de mes salles de classe où j’enseignais.

    On y trouve à cette altitude une zone militaire qui fut l’objet d’une controverse. Il y a quelques années un documentaire révèle au grand public des informations jugées confidentielles, notamment le taux de résistance de certains matériaux, relayées ensuite par Wikipédia. La DCRI (Direction Centrale du Renseignement Intérieur) demande alors la suppression de l’article en ligne et fait pression sur le président de l’association Wikimédia France, Rémi Mathis, administrateur du site, qui, après de nombreuses protestations et d'âpres négociations, doit concéder la suppression totale de l’article, suscitant logiquement l’ire des autres administrateurs. L’article est donc restauré le lendemain par une consœur suisse. Et ce qui était destiné aux oubliettes attirera tous les regards, à l’échelle internationale : ce que l'on appelle un effet Streisand. On finira par retirer les rares informations jugées trop sensibles, pour apaiser les tensions. Les méthodes des Renseignements Français seront pointées du doigt, Rémi Mathis récompensé pour la cause qu'il tenta de défendre.

    En rebroussant chemin, je me suis retourné une dernière fois pour apercevoir l’antenne dominant les courbes des Hautes Chaumes, et je me suis dit que, faute de rassembler à un paysage surnaturel, ce serait tout de même un beau décor pour un film d’espionnage, et j’ai souri.



Lecture: Thierry Clermont, J'ose m'exprimer ainsi, Rivages, avril 2024

jeudi 17 juillet 2025

Un certain 14 juillet au XVI° siècle

 "Il n'y a qu'une façon de conserver des événements, c'est d'en faire de l'histoire poétique."

(Stefan Zweig)


    Aujourd’hui, au moment où j’écris ces lignes, on fête le 14 juillet : parades militaires, fanfares, discours présidentiel diffusé à la télévision. 1789 à jamais célébré.

      Mais je n’oublie pas que le 14 juillet 1562, les troupes du Baron des Adrets, François de Beaumont, arrivés devant les portes de la ville la veille, le 13 juillet au matin, entrent dans Montbrison et saccagent tout ce qui se trouve à leur portée. 3000 à 4000 hommes tiennent le siège, après avoir traversé Feurs qui capitule le 5 juillet et toute la plaine du Forez, au niveau des portes de Moingt. Je crois entendre encore, accompagnant les clairons de ce jour révolutionnaire, les canons des huguenots bombardant les frêles remparts de la petite cité, dont il ne reste que de vieilles murailles et d’antiques murs qui escaladent la colline du Calvaire.



            Montbrison, cité catholique, n’offre guère de résistance, une poignée de gardes, peut-être des mercenaires aussi, trop peu préparés, encore moins suffisamment armés. Tout passe au fil de l’épée protestante, tous fuient, tous implorent, mais l’armée du Baron tombe en trombe comme un rapace sur sa proie. Ils pillent et incendient, ne manquent pas de violer les sépultures des Comtes du Forez de la Collégiale Notre-Dame, comme ils avaient déjà vandalisé la Cathédrale Saint-Jean et mis à sac la ville de Lyon. Assassinent prêtres et marguillier.

            François de Beaumont pose les gammes de la Blitzkrieg : on frappe dur et on ne s’éternise pas. Il cavale de siège en siège, multiplie les assauts et se retire, laissant derrière lui son lot de ruines. Agrippa d’Aubigné lui consacre quelques pages dans sa grande épopée du seizième siècle. C’est un mercenaire de la pire espèce, dit-on, un soudard qui se lance dans les guerres de religions moins pour défendre la sienne que pour le plaisir du combat. « Autant le craignait-on que la tempête qui passe par des grands champs de blé » écrit à son sujet Brantôme.

            La raison est un prétexte : des ministres protestants auraient été arrêtés dans le département, mais on sait bien que la guerre se passe allègrement de mobile.

            Anecdote cruelle : il organise, en ce jours du 14 juillet, des petites sauteries, pour ainsi dire, qui marqueront les mémoires. Il force les vaincus à se précipiter du haut des tours et des remparts de la ville. Si le donjon de Montbrison n’existe plus, bien des habitants évoquent encore, la voix tremblante, ces odieux sauts dans le vide.

            Vlad Tepes, le Comte Dracula, avait ses hallebardes pour empaler, le Baron n’a eu besoin qu’un peu d’altitude.

            Ces pauvres bougres contraints de se laisser tomber, ça impressionne, on en parle, on craint l’arrivée des mercenaires dans toute la plaine. Feurs hier, Montbrison aujourd’hui, aucune ville n’est à l’abri.


            Lors de cette attaque fulgurante, Loïs Papon est houspillé, humilié, roué de coups et fait prisonnier. Il était alors chanoine de Notre-Dame. Honoré d’Urfé s’en inspirera pour son personnage de druide, Adamas, dans son grand roman virgilien. Épris d’arts et de poésie, peintre miniaturiste, passionné de calligraphie, il réside le plus souvent au Château de Goutelas dont il fait un centre intellectuel de premier ordre dans la région, s’entourant d’écrivains et d’intellectuels. L’Arcadie humaniste, on la connaît, mais tout de même, ça ravit toujours le cœur.



            Il sera libéré contre rançon. Mais il subira de nouveau la violence des raids calvinistes. La demeure familiale sera incendiée en 1576. Que fait-il alors ? Comme tous les artistes, il prend sa revanche sur toutes ces injures par la composition. Il crée l’un des premiers opéras de France, la comédie-ballet, la Pastorelle, jouée pour la première fois le 27 février 1587 dans la salle héraldique, la Diana, qui avait déjà accueilli François I quelques années plus tôt. Il y exalte, entre deux romances de bergers, la victoire militaire des Catholiques sur leurs ennemis jurés. Onze acteurs pindarisent plusieurs heures durant, devant une salle comble, Papon parle même de plus de 3000 invités, non sans exagérer de toute évidence ; les décors éblouissent et un final pyrotechnique emporte les ovations. Plus grand monde ne parlera ensuite de La Pastorelle et de Loïs Papon. Comme quoi, l’histoire…



            Néanmoins, je pense au Rosso qui, humilié, torturé lors du sac de Rome de 1527, conjurera lui aussi, à sa manière, ses démons et ses traumatismes, à Fontainebleau dans la galerie commandée par ce grand roi du seizième siècle nommé plus haut.

 

            Montbrison dévastée, le Baron des Adrets reprend sa chasse terrible. Il suit les chemins qui mènent à la Loire que surplombe le château de Montrond, Loïs Papon d’ailleurs y sera oublié dans l’une ses geôles avant que sa rançon ne soit réglée. Pas bien de résistance non plus, mais qu’à cela ne tienne l’engeance paie leur dû aux ruines et tous détruisent ce qu’ils peuvent.

            Quelquefois à l’aube, alors que je me rendais à Saint-Galmier pour enseigner, sur cette même route que les troupes ont dû empruntée, je repensais à ses mercenaires huguenots marchant à pas rapide sur cette grande ligne qui strie la plaine et y laisse, l’air de rien, une grand balafre. 



Dessin de Serge Tziganov

  

mardi 24 juin 2025

Le non de Vichy

             Vichy est à équidistance de Saint-Etienne et de Montbrison, à un peu moins de deux heures de route. Donc, quelquefois mon père et moi nous y sommes donné rendez-vous.

            Les alentours de la ville thermale déjà apaisent l’âme. On traverse des paysages vallonnés qui ressemblent aux cantons anglais de Barry Lindon. Un paysage très XVIIIe siècle. La plaine du Forez, juste avant, est plutôt XVIIe, et entre ces deux siècles : les Bois Noirs des Monts de la Madeleine qui évoquent un je-ne-sais-quoi de loup du Gévaudan et de Mandrin. Je connais des terres profondément antiques, comme en Sicile ou sur les bords du Lac de Garde, des territoires recrachés du Moyen-âge quelque part dans l’arrière-pays audois. Certains lieux en effet se fossilisent à une époque précise : Florence est encore au temps des Médicis, c’est évident, et je suis sûr que Waterloo ne subit plus les affres de l’histoire depuis 1815. L’Allier, quant à lui, c’est tout le XVIIIe siècle qui y éclot.

            Nos habitudes usaient du moindre prétexte : un long ennui dominical, une braderie ou chaque année avant l’été la venue de l’Empereur et d’Eugénie, lors d’émouvantes reconstitutions où d’élégantes dames déambulent dans de somptueuses robes en compagnie d’officiers n’ayant pas encore connu Sedan.

            Amusant, les sédimentations du temps : au cours de ces vallons où l’on croirait croiser Jacques le Fataliste, se dressent d’imposants platanes qui datent du Premier Empire, poussent comme des bourgeons kiosques à musique et boutiques sous le Second Empire, entre lesquels se tressent de remarquables galeries couvertes conçues par le ferronnier Emile Robert en 1902, au meilleur de la Belle Epoque.

            Car tout est bon pour refouler les vieux traumatismes, chasser les fantômes.



            Et pourtant ils sont là, les bougres, les spectres de 1940. On passe devant les portes fermées du vieil Hôtel du Parc, et son annexe le Majestic, et on peine à imaginer qu’ici siégeaient Pétain et sa clique. En vérité, nombreux sont les bâtiments réquisitionnés par le gouvernement funeste qui portera le nom de Vichy.



            Pierre Laval se réjouit de voir le centre politique du pays se rapprocher de son domaine à Chateldon, non loin d’ici. Vichy est parfaite : des hôtels à profusion, des lignes téléphoniques et des liaisons ferroviaires rapides et efficaces, petites ville facile à contrôler, des habitants habitués à accueillir des foules de curistes, touristes, voyageurs et désormais politiciens en exil. L’argent n’a pas d’odeur. Pas Marseille, de toute façon, trop loin ; pas Lyon, surtout pas Lyon, non, à cause d’Edouard Herriot.

            Ici, au cœur de ces plaines XVIIIe siècle, oui, de part et d’autre d’un parc impérial sous les perspectives où passaient les dames de l’Empire puis du Second Empire, les élégantes bourgeoises ensuite du début du siècle, dans ce petit Eden qui ressemble à Carlsbad, Bath ou Marienbad, on abolira la Troisième République et instaurera l’Etat Français, au cours de quatre années sombres où la France ne se reconnaîtra plus. A jamais défigurée.



            Le 10 juillet 1940, en effet, au Palais des Congrès, cet extraordinaire Opéra qui fut inauguré le 2 juin 1901, avec Aïda de Verdi, sous les stucs, les boiseries, les velours et les dorures de la Belle Epoque, 569 députés offrent les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, cèdent à leur lâcheté, leurs angoisses de toute évidence, leurs haines enfouies, leur mesquinerie refoulée, qu’en sais-je ? Y croyaient-ils vraiment? Ils abdiquent au fond, se persuadant du contraire, et leur vote ternira à jamais les stucs, les boiseries, les velours et les dorures du Grand Théâtre du Casino, assombrira les arcades blanches d’Emile Robert, teindra de sang les bucoliques plaines de l’Allier.

 

            François Labrousse, sénateur de la gauche démocratique dans le Corrèze, se risque à quelque explication : « Comment un Parlement comptant tant de patriotes fervents et de républicains éprouvés se laissa-t-il aveugler par la propagande de Laval et le panneau décoratif Pétain ? La peur d'une occupation totale du pays par les Allemands, l'ignorance des conditions de l'Armistice, le spectre d'un gouvernement militaire, l'achat de consciences par des offres de fonctions somptuaires, l'exploitation des luttes de partis, la poussée maurrassienne, la divination poussée à l'hystérie du chef qui commande un moment à Verdun… » Deux jours plus tôt, il écrivait déjà à sa femme : « C'est pire que le coup d'État, c'est le hara-kiri et, mercredi soir, ce sera un fait accompli. »



            Et pourtant, tous n’ont pas cédé, tous n’ont pas abdiqué. 20 se sont abstenus et 80, surtout, 80 députés ont voté non. A leur manière, ils ont résisté, ils se sont opposés, à une époque où la Résistance n’existait pas encore tout à fait. Parmi ces hommes, Léon Blum notamment qui décrit ainsi cette funeste journée du 10 juillet : « J'ai vu là, pendant deux jours, des hommes s'altérer, se corrompre comme à vue d'œil, comme si on les avait plongés dans un bain toxique. Ce qui agissait, c 'était la peur : la peur des bandes de Doriot dans la rue, la peur des soldats de Weygand à Clermont-Ferrand, la peur des Allemands qui étaient à Moulins. » Ou encore Augustin Malroux, député SFIO du Tarn, mort en déportation en avril 1945, qui écrit à sa fille de 10 ans : « Ceci est mon testament. Je veux que vous sachiez qu'en des heures tragiques, votre papa n'a pas eu peur de ses responsabilités et n'a pas voulu être parjure. J'ai été élevé dans l'amour de la République, aujourd'hui on prétend la crucifier. Je ne m'associe pas à ce geste assassin, je reste un protestataire, j'espère le rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m'ont précédé et ne pas les faire rougir. »

 

    Leur voix n’a pas porté, bien sûr, pas assez, elle n’a rien empêché hélas. Mais au moins elle a retenti. Et si la ville de Vichy restera à jamais salie, toute la France n’aura pas participé à cette salissure indélébile. Ces 80 hommes furent les premiers à dire non. Non au régime de Pétain et ce qui s’en suivra.

    La municipalité installera plus tard, bien plus tard, une plaque sur l’Opéra qui fut le théâtre de cette déshonorante décision où sont gravés 80 noms, et cherche encore activement les descendants de ces héros, qui n’imaginaient pas sans doute l’être en ce jour d’été 1940.

    On sait bien, tous, que le nom de Vichy depuis est lié à cette obscurité dans l’histoire de France, mais puissions-nous au moins ne pas oublier le non de Vichy.




jeudi 29 mai 2025

La Chambre des Epoux

     Le 30 messidor de l’an IV, c’est-à-dire le 18 juillet 1796, Napoléon écrit à Joséphine pour témoigner de ses avancées. Mantoue est à portée de regard, et il en faut encore peu pour que la ville tombe : « Toute la nuit j’ai été dans le village de Virgile, sur le bord du lac, au clair argentin de la lune. Pas une heure sans songer à ma Joséphine. »

            C’est le Mincio, au bord duquel il vient méditer avant les batailles. Ces étangs qui cernent Mantoue, au-delà desquels j’avais vu jadis la cité élancer ses dômes et ses campaniles, ses tours et ses cheminées percer les fumées épaisses qui parvenaient à voiler le soleil d’hiver. C’était le dernier jour de l’année 2018, j’étais seul, très seul, et je roulais vers Bologne, après avoir été terrassé par la beauté de Sirmione.


            Nos pas m’y conduisirent encore. Nous avons traversé la plaine du Pô, pour répondre à l’appel de Mantegna et de Giulio Romano. Le printemps saupoudrait dans la ville sa neige de pollen, des hommes en costume circulaient en bicyclette par les arcades ocres, d’illustres messieurs buvaient ristretto sur ristretto et les belles passantes passaient. L’Italie, quoi !

            Quand j’étais venu la première fois le Palazzo del Podestat était entièrement recouvert d’échafaudages, la ville avait été touchée par un tremblement de terre en 2012, je crois, agrandissant les crevasses du temps. La cité se remettait peu à peu de ses fractures et de cette arthrose sismique. Désormais la Piazza Broletto semblait neuve, et un peu plus on aurait juré apercevoir le condottière Ludovico III Gonzaga en sortir.




            A l’approche du Palazzo Ducal, nous avions accéléré le pas. La dame de l’accueil refroidit hélas nos ardeurs en nous expliquant que compte tenu du monde qui visite la fameuse Camera Depicta de Mantegna, il nous fallait attendre plus de deux heures. Or, Crémone nous attendait le soir même. Je lui ai fait répéter plusieurs fois, je crus enfin comprendre et en restait fort contrarié.



            En désespoir de cause, on décide malgré tout de nous rendre devant la chambre des merveilles tant désirée. Le panneau, qui stipulait qu’il ne fallait pas s’éterniser plus de cinq minutes pour faciliter la circulation, accentua notre frustration. Mais, par l’un des miracles de ce pays peut-être, la pièce était vide. Tout à fait vide, nul touriste, pas le moindre groupe, pas une seule classe d’élèves dissipés. Rien. Seulement nous. Seuls, devant le regard las d’une gardienne à moitié assoupie. Personne n’avait songé à vérifier l’heure qui nous avait été imposée sur le billet d’entrée, les restrictions tout bonnement superflues devant tant de temps et d’espace. L’éternité s’ouvre parfois.

            Seuls, elle et moi, donc, dans la Chambre des Epoux. Pièce étonnamment sombre, mais plus on regarde, plus on y reste, l’œil ébahi finit par s’habituer à l’ombre, plus la lumière point. L’horizon s’ouvre. Une lueur perce la chambre par le haut. On est saisi d’un étrange vertige, la tête tourné vers le ciel. D’un côté, des fresques en trompe-l’œil donnent l’illusion de tentures, elles-mêmes recouvertes jadis de tapisseries. De l’autre, des nobles, des grands d’un monde révolu, des princes dans leur cour royale, et au loin des cités, des cités à perte de vue, lovées dans quelque vallon d’où surgit parfois un clocher ou une tour olympienne.



            Mais c’est l’oculus qui attire le regard. Il agrandit l’espace, et place le visiteur au centre du monde. Ce qu’ont toujours souhaité les monarques de la maison de Gonzague. Adossés aux rebords tout un petit peuple de chérubins potelés nous observe. Mantegna joue avec la perspective, il la verticalise, tord les lignes, le bas et le haut renversés. Nous sommes en 1474 quand il achève ce prodige, et c’est déjà le baroque qui naît sous nos yeux. On entend les rires de ces angelots, ils jouent, en compagnie d’une servante maure, d’un ou deux autres domestiques, je crois, des visages dont Velázquez se souviendra pour ses Ménines, et d’un paon, comme ceux que l’on devait trouver dans les patios du Castello San Giorgio, comme aujourd’hui on en voit encore dans les jardins de l’Alcazar à Séville ou le Castello de Saõ Jorge de Lisbonne.

    Plus on observait, plus la lumière, qui portait son halo de peinture dans la Chambre des Epoux, déposait, grain de photon après grain de photon, un rond vermeille sur notre rétine comme après avoir trop regardé le soleil.




samedi 26 avril 2025

Les Feux de la rampe

                Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé le cirque.

            Je m’y rendais quelquefois avec mon père, on annonçait jadis dans les rues à coups de haut-parleurs la venue du Pinder, du Medrano ou du Zavatta. Ils déployaient alors leurs larges voiles rouges et ocres sur des terrains vagues et lorsque le vent s’y engouffrait, les vagues grandissaient et le chapiteau ressemblait à un navire majestueux.

            Je me souviens de l’odeur de paille, des senteurs fauves de lions et de tigres, je me souviens du claquement du fouet, du micro grésillant de Monsieur Loyal, des bigarrures des costumes, ceux des acrobates et ceux des clowns, du hennissement des chevaux. C’est à cette époque que j’ai appris la différence entre chameaux et dromadaires. C’était tout à la fois merveilleux et étrange. De petits chiens adorables marchaient sur deux pattes et la foule riait quand il fallait rire.

            J’ai en mémoire le grognement des ours et le roulement de tambours avant un saut périlleux, quand un enfant aujourd’hui écarquille les yeux devant une déflagration projetée sur un écran géant ou se lèche les babines à l’odeur du popcorn. Dans mes souvenirs de cirque, la salive coulait des babines terribles de panthères. Et désormais on n’entend plus si souvent les camions attirer le curieux. Nous ne sommes plus à l’époque des Hercules et des Augustes. Et pourtant, je repense à ces lignes de Baudelaire et je rêve encore un peu : « C’était un mélange de cris, de détonations de cuivre et d’explosions de fusées. Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de leurs visages basanés, racornis par le vent, la pluie et le soleil ; ils lançaient, avec l’aplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d’un comique solide et lourd comme celui de Molière. Les Hercules, fiers de l’énormité de leurs membres, sans front et sans crâne, comme les orang-outangs, se prélassaient majestueusement sous les maillots lavés la veille pour la circonstance. Les danseuses, belles comme des fées ou des princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs jupes d’étincelles. »



            Me dit-on que tout petit j’avais peur des clowns, sans doute. Mais je me revois amusé par les chutes, les coups bas et les rebondissements des Arlequins, les espiègleries des Pulcinella et des plaintes des Clowns Chocolat. Peu à peu, ces êtres de couleurs me sont apparus délicats, sensibles, souvent tristes. Christiques, aurait dit Georges Rouault, dont le Mucem expose justement deux de ses toiles âpres comme le sont les icônes orthodoxes, dans le cadre d’une exposition sur le monde des saltimbanques, organisée par Macha Makeïeff, ancienne directrice de La Criée, Théâtre national de Marseille, et Vincent Giovannoni.



            Au bord de la mer, derrière le moucharabieh de béton noir de Rudy Ricciotti, nous voguons de nouveau sur ces vieux terrains vagues de l’enfance, entre loges et roulottes, vieux chapiteaux désuets, bonimenteurs et jongleurs, femmes à barbe et acrobates, ils entrent dans une ronde qui clignote comme un carrousel. Des images des Clowns de Fellini côtoient les mimiques de Jacques Tati, des croquis d’antiques Ubu font face à de drôles de marionnettes. Un extraordinaire Arlequin de Picasso, de 1923, est encadré par un décor de théâtre. Le carton-pâte fait illusion et brille comme le marbre, les lions empaillés rugissent de nouveau, comme ils rugissent quand on n'a pas dix ans.



            Au détour d’un angle, d’un coup, le silence. Un chef-d’œuvre troublant. Une minuscule toile de Tiepolo. Tous de dos. Sauf, peut-être vieux saltimbanque bien sûr, au loin. Un Carnaval de Venise interrompu. L'envers du décor.


           

            Puis on reprend la ronde. Une grande parade expose des costumes d’Augustes et de Clowns par Gérard Vicaire, grand costumier du cirque.

            Cannes de Charlots, chaussures de clowns et nez rouges, valises, sifflets, trapèzes, reliques, ça défile, ça parade. Toutes ces « pauvres choses » sublimes. Comme les souvenirs des premiers âges. Tout passe.

 

            Car, c’est bien là, la question que pose Macha Makeïeff : « Où sont les limbes des spectacles qui n’existent plus ? »


            L’exposition n’en est pas une, donc. Ultime pied de nez. Dernière illusion. Pas une histoire du cirque. A peine un spectacle multiplié au gré des miroirs. Tout au plus un kinétographe, une sorte de lanterne magique : placez votre œil devant l’objectif, que voyez-vous ? L’enfance. Et, on a beau dire, c’était tout de même une belle époque, le passé.

 

            Dans quelques jours, la place sera vide, le béton aura de nouveau projeté ses ondes noires, les feux de la rampe seront éteints, les terrains vagues redeviennent vierges, plus d’orgues de barbarie, seulement le bruit des vagues.

 

En piste ! clowns, pitres et saltimbanques, une exposition de Macha Makeïeff, jusqu’au 12 mai au Mucem, Marseille.





samedi 19 avril 2025

Souvenirs du Guépard

     Je me souviens avoir vu le chef-d’œuvre de Visconti plusieurs fois dans ma vie ; trop jeune tout d’abord pour y comprendre les tenants et les aboutissants politiques qui s’y trament. Mais je crois en vérité que Visconti lui-même ne s’en souciait pas vraiment : seule l’intéressait la métaphore de l’agonie, celle d’un monde, d’une classe sociale, d’une époque, d’un prince né trop tard. « J’appartiens, dit-il, à une génération malheureuse, à cheval entre les temps anciens et les nouveaux, et qui se trouve mal à l’aise dans les deux. » C’était La Recherche du Temps perdu qu’il souhaitait premièrement adaptée, ce dont il voulait parler ce n’était que de « l’affreux passé [qui] saute, piaule, miaule et glapit », disait Verlaine ; il demeura pourtant tenu en échec par la somme de Proust. Il se consacra donc au Prince Don Fabrizio di Salina, auquel il s’identifiait intimement.




Le film fut diffusé aussi à la télévision un soir lors du premier confinement, nous projetant loin de nos appartements, de nos petites vies, de nos risibles enfermements. Et une nouvelle fois, un soir pluvieux et triste, bien triste, de région parisienne, où je souffrais d’ennui et de solitude, en compagnie d’un petit chien qui s’endormait sur le tapis, bien plus fragile que le danois Bendico qui garde la maisonnée du Prince : la lumière de la Sicile, même à travers le grain de la pellicule, avait alors tout enflammé, répandu dans la pièce un soleil qui vibre sur la garrigue de Donnafugata. « A l’entour, écrit Lampedusa, la campagne funèbre ondulait, jaune de chaumes, noirs de barbes d’épis brûlées : la plainte des cigales remplissait le ciel : c’était comme le râle de la Sicile calcinée qui à la fin d’Août attend vainement la pluie. » Ce fut un éblouissement.

Du Guépard, je ne comprenais pas tant sans doute, encore moins le contexte historique ; sinon la lumière de ce pays et le froissement mélancolique des robes lors des bals de la noblesse sicilienne.

Il m’avait alors fallu lire l’extraordinaire roman du Comte de Lampedusa, en préparation d’un séjour à Palerme. Tout ce temps, toutes ces années, ces pages étaient là, à m’attendre. Flaubert, à la lecture de cette prose, en serait tombé à la renverse.



Dans une rue dédiée à Santa Rosalia, non loin du Duomo, j’en lus quelques extraits à mon père. La nuit brûlait encore. Puis on rebroussa chemin, repus de beauté, de pierres chaudes et du sucre de la cassatina, on erra un peu à la lueur du soir, par la Piazza Bellini devant la Martorana et la petite église San Cataldo, où se rend en urgence le Prince pour ramener Concetta du couvent où elle s’est retirée, dans l’adaptation remarquable de Netflix qui prolonge le mythe ; enfin les rues de la Kalza, jusqu’au Palazzo Gangi où Visconti tourna la fameuse scène de bal qui clôt le film. Valse prodigieuse où tout se joue et se déjoue, résurgence des souvenirs qui sautent et crépitent en touffe dans les pas cadencés des dames. Visconti réalise une chorégraphie, une mécanique implacable, où la mort avance à grand pas, tout en douceur, il bâtit un grand théâtre d’ombres où les ocres, les ors, les mets, la conversation des notables, le rire étouffé des Siciliennes nubiles se mêlent. Tout autour d’eux, le monde bascule et la valse les emporte. Elle est la danse par excellence des fins du monde, le va-et-vient déséquilibré de l’histoire : ce n’est pas pour rien que l’empire austro-hongrois finissant en a fait une sorte d’hymne.



A l’extérieur du palais, on crut entendre comme l’écho lointain d’un orchestre.

J’imagine alors parfois, comme une ombre, le comte Giuseppe Tomasi di Lampedusa aller et venir dans ces mêmes rues, dans ces viccoli, ces venelles grouillantes et bruyantes, s’éterniser dans quelque café, puis musarder auprès de bouquinistes et de libraires antiques. De temps en temps, poser la plume sur le papier et faire naître l’un des grands romans sur siècle, qu’il n’aura pas le privilège de voir publié. Peut-être aussi passer, tout amusé, sous un balcon où un vieux bougre déguisé en Garibaldi brandit un drapeau italien. Il y a bien des centurions à Rome et des Dante de pacotille dans le Decumanus napolitain. L’Expédition des Mille lui revient en mémoire, du fond des âges, et l’Insurrection des Palerme fait déferler dans la cité sa vague rouge, comme la chemise de ses guerilleros : rouge-sang. Visconti ne voulait pas de bataille dans son film ; de tout le roman, qu’une seule ligne en décrivait la violence. La guerre, pour la famille du Prince, se livre à bas bruit, ce qui la rend encore plus menaçante, bien sûr. Mais voilà, les producteurs ont insisté.



Des centaines de figurants donc, des canons, des coups de fusils ou de baïonnettes. La musique de Nino Rota donnant le rythme. La bataille vue d’en-haut. Au fond, c’est presque vu de loin.

Don Fabrizio les voit d’un regard perplexe, ces glorieux héros décidés à fonder l’Italie moderne. Qu’a-t-il à faire, lui, de cette modernité ? Il s’en lave les mains. Et retourne dans sa Thébaïde de Donnafugata, tant que lui et les siens n’en ont pas été chassés.

Car le roman, le film de Visconti ou la série ne parlent que de ça : les dernières heures avant le départ du jardin d’Eden.




samedi 15 mars 2025

Lyon, ville d'ombres

     1969, Jean-Pierre Melville, résistant lui-même, achève son grand film sur la Résistance, en adaptant le roman de Joseph Kessel, commandé par le Général de Gaulle en personne, dit-on : L’Armée des Ombres. « J’ai montré pour la première fois les choses que j’ai vues, que j’ai vécues… », confiera-t-il, attristé par les critiques mitigées et les recettes décevantes, mais on sait que Kessel sortira, lui, bouleversé de la première, les yeux humides à la mort de Mathilde. Quelques-uns en effet, à la fin du récit, gardaient en bouche comme un goût d’amertume et de ferraille, qui fait monter les larmes.

     Le réalisateur a d’abord posé sa caméra sur la corniche de Marseille, dans une maison abandonnée pour filmer l’exécution du traître Paul Dounat, scène remarquable qui rappelle quelque chose du Parrain de Coppola : le meurtre des deux flics dans un restaurant de Little Italy, et la lenteur des gestes d’Al Pacino, son regard effrayé, presque lointain et cette mécanique que rien n’arrête. Les premiers pas de cette chorégraphie se trouvent dans le cinéma de Melville.

    Par ailleurs, il a eu l’autorisation, laborieusement obtenue, de filmer la Place de l’Etoile et les Champs Elysées sous la botte nazie, lors de l’ouverture du film, séquence dont il se disait le plus fier, abstraite, pure, presque immobile, à la manière d’un tableau de Paradjanov ou de Sergio Leone que l’on aurait plongé dans la rouille.

            Puis, Lyon, capitale de la résistance, ville d’ombres et de brouillard. Myrlingues la brumeuse, l’avait surnommée Claude Le Marguet en 1930, en reprenant Rabelais, pour cette poix qui l’engloutissait jadis, comme le smog de Londres, venue du Rhône et du chauffage à bois, coincée entre les collines.

            Le tournage est tendu : Melville et Lino Ventura qui interprète le rôle de Gerbier ne s’adressent plus la parole, suite à une broutille survenue sur le plateau du Deuxième Souffle, un malentendu qui a germé en rancœur. Simone Signoret qui joue Mathilde est déjà rongée par l’alcool, et les méthodes du réalisateur ont pour conséquence de la pousser dans ses derniers retranchements : c’est de toute manière l’intention.


            L’équipe s’installe dans une rue du Vieux-Lyon, à l’époque où le quartier est encore insalubre et pour le moins lugubre : Le Bison se fait rattraper par la Gestapo, des hommes s’approchent, comme des ombres, la porte d’une voiture s’ouvre, quelques instants suffisent pour qu’une vie bascule. Puis, on file tourner dans un vieux bouchon de la Place Sainte-Trinité, en contre-bas de la Montée du Gourguillon.



      La nuit venue, insomniaque toujours, j’imagine Melville, stetson sur le crâne et imper élimé à la Philippe Marlowe, errer dans les rues de Saint-Jean, du même pas déterminé et presque hagard, que dans les rues de La Salpêtrière au lendemain de l’incendie des Studios Jenner qui avait ruiné des années de travail et des centaines d’heures de rushs. Il y fera néanmoins le montage de L’Armée des Ombres. Les locaux seront abandonnés après sa mort, à l’été 1973.

       Ici, à Lyon, il traboule, fantomatique, dans ces mêmes venelles, dans ces mêmes cours désaffectées, où les résistants s’étaient dissimulés en 40. Il prend un escalier piranésien, direction Fourvière, redescend par la rue Juiverie où se cache la loggia suspendue de Philibert Delorme. On revoit le Samouraï se perdre dans les clubs de Pigalle et les couloirs du métro, dans cette Paris gris-bleu qui définit le cinéma de Melville.



            Sans doute, dans cette errance, a-t-il conscience de réaliser l’œuvre définitive sur la Résistance, au cœur de cette ville où Jean Moulin fut torturé à mort par Klaus Barbie.

            Il longe la Saône, traverse quelque passerelle, aboutit dans le brouillard d’une nuit sur la Place Bellecour, trou béant, enveloppée, presque effacéee par la brume. Place des Angoisses, disait Jean Reverzy, médecin écrivain comme Rabelais qui travailla justement à l’Hôtel-Dieu. Je suis sûr que Jean-Pierre Melville se souvient que sur ce quadrilatère vide se trouvait lors de l’Occupation une imprimerie clandestine qui, à sa manière, dans les recoins cachés de la guerre, luttait ; tout à côté, ironie du sort, des locaux de la Gestapo et ceux de la Milice française en face. Kessel mentionne bien tous les journaux que la Résistance publiait, long poème de noms propres qui perce le récit désabusé de Gerbier ; peut-être que dans cette nuit justement, le réalisateur récite cette liste à la gloire de la presse, à la mémoire de ceux qui ont écrit, créé pour ne pas céder trop vite, pour ne pas se laisser vaincre trop tôt, sans pousser le moindre cri de protestation : Combat, Libération, Franc-Tireur

    Dans la ville de Lyon, capitale des librairies et des éditeurs, déjà à la Renaissance en effet, l’année 1540 où l’obscurantisme n’avait pas tout à fait été vaincu, reflète, comme d’une rêverie, cette nuit troublante, les heures sombres de 1940.




lundi 3 février 2025

Pleine Ombre

     Une journaliste a reproché à la série Netflix, adaptée du roman de Patricia Highsmith, le choix du noir et blanc. Si éloigné des couleurs du Talentueux Monsieur Ripley d'Anthony Minghella aux Swinging Sixties italiennes parfaitement reconstituées qui ressemble à une chanson de Mina. La Dolce Vita, quoi, la vraie! Elle y avait vu, cette journaliste de Vogue ou de Paris Match, un contre-sens. Presque une provocation. Elle avait encore en mémoire la pellicule bigarrée et tressautante de Plein Soleil de René Clément, dans lequel Alain Delon, regard ténébreux, rarement plus beau, errait sur le Lungomare de Naples, que j'ai moi-même tant de fois arpenté au petit matin ou au milieu de la nuit.



    Mais Ripley, crée en 2024 par Steven Zaillian, n'a rien d'une carte postale de l'Italie, à quoi bon d'ailleurs des images d'Epinal pour un pays comme celui-ci? A l'écran, c'est plutôt l'envers du décor, le paysage retourné, que l'on aperçoit comme en filigrane. C'est le négatif de la péninsule italienne, là où la lumière se dilue, ternit, dans cette anti-chambre où ne vivent que les fantômes, les doubles et les imposteurs. Ripley est de ce monde-là.

    Qu'importe le scintillement de la Baie de Naples, l'azur qui ricoche sur les falaises de Capri, des rues ocres de Rome ou de la lumière dorée de San Remo, on est plongé dans l'anti-matière de l'Italie, de nuit comme de jour, en pleine ombre. Dans un contre-jour éternel qui a quelque chose à voir avec le chiaroscuro du XVIIe siècle.

    A la vérité, le personnage de Tom répond lui-même à la journaliste en manque d'illumination, quand il a l'idée de recevoir l'inspecteur dans une pénombre pensée et précise qui pourra le dissimuler. C'est l'œuvre du Caravage lui-même, si sombre, si éclairante, qui lui souffle le stratagème: tout n'est qu'une question de lumière.


    Justement, ce fut pour nous réfugier de la moiteur et de l'incandescence de l'été que nous fûmes contraints de rentrer en cours d'après-midi dans notre chambre qui se trouvait au-dessus de l'Officine, fameux bar à cocktails, face au belvédère du Monte Echia. Nous y avions longuement admiré l'horizon au-delà des îles. Elle dormait. Je commençais alors le premier épisode par désœuvrement. Noir et blanc: fiat lux. On suit cet escroc courir d'arnaque en arnaque, de combine en magouille, dans les rues sordides de New-York, jusqu'au jour il est mandaté en Italie. Sur les pas d'un fils prodigue qui ne revient pas: Dickie Greenlaf.




    Complexes socio-culturels, mépris de classe, pulsions sexuelles refoulées, ennui, somme toute, ne font pas bon ménage. Le sang appelle le sang, c'est toujours ainsi.

    Richard Greenlaf est mort. Vive Richard Greenlaf. Tom Ripley a disparu au large de San Remo; je repense au poète Shelley emporté par la houle entre Lerici et Tellaro. Un mort, un fugitif dont les noms ont été inversés. Il erre dans les rues de la Botte: Naples, Venise, Rome. Un meurtre de nouveau est commis via Monserrato, où nous logions d'ailleurs, de nuit, sur le parvis d'une église devant laquelle elle fumait avant de rentrer dans la petite chambre, pendant que je l'attendais, moi; les yeux au ciel vers les mascarons.

    Palerme aussi. Je relis au hasard ce passage dans le roman de Highsmith: "Cinq jours se passèrent, dans le calme et la solitude, mais très agréables durant lesquels Tom se promena à travers Palerme, s'arrêtant de temps en temps une heure dans un café ou dans un restaurant pour lire ses guides et les journaux. Un jour où le temps était assez gris, il prit une carrozza et se fit conduire jusqu'au Monte Pellegrino pour visiter l'extraordinaire tombeau de Santa Rosalia, la patronne de Palerme, et qui était représentée dans une statue célèbre, dont Tom avait vu des reproductions à Rome, dans un de ces états de transe extatiques auxquels les psychiatres donnent d'autres noms."

    Syndrome de Stendhal. Un touriste, des crimes dans la valise, qui fait des croquis d'après Guido Reni ou se pâme d'admiration devant le Bernin. Il est des voyages en effet pour fuir, disparaître pour de bon. Comme il en est d'ailleurs pour se reconstruire. Dans Porte du Soleil, long poème de deuil, Christophe Manon propose une sorte de catabase en Ombrie, entre Arezzo et Perugia, sur les pas de Virgile et de Saint-François d'Assise. Moi-même, aux premiers chagrins d'enfance véritables, j'avais fui en Italie du Nord: Bologne, Pavie, Brescia, Vigevano ou encore le bout du monde, sur la presqu'île de Sirmione, où vivait sans doute Catulle qui a chanté l'amour et ses déceptions deux mille ans en arrière.

    Il faut aller en Italie quand on est très heureux ou très malheureux, écrivait Jean Grenier.

    Tom Ripley entreprend donc son hallali. Il devient le Caravage lui-même, en cavale, réfugié auprès de Costanza Colonna, entre la Sicile et Malte, puis de nouveau sur les routes et encore Rome. L'escroc de Manhattan, inventé en 1957, comme réincarnation du peintre maudit, il fallait oser.

    A ses trousses, l'inspecteur est redoutable. Rien ne le lasse, il chasse sa proie, et attend patiemment la première erreur. Si près. Mais toujours un temps de retard. Les fantômes se régurgitent parfois, au détour d'un lapsus les doubles reviennent, manquent de trahir le fugitif. En vain, cependant. Et l'homme de loi poursuit le mauvais homme. Il y a du Raskolnikov et du Porfiri Petrovitch dans ce jeu du chat et de la souris,  cache-cache qui finira sa dérobade à Venise. Hallali. Lieu des confins, évidemment.

    Dans les derniers moments de la série, lavé de tout soupçon, on livre à Tom ce Picasso qu'il convoitait tant depuis le début, aperçu dans la villa d'Atrani de Greenlaf. Il aura fallu une dizaine d'heures d'épisodes pour en arriver là: l'escroc est devenu cet esthète qui prend sa revanche sur les privilégiés.

    Dernier plan: on revoit le Caravage buvant un verre de vin devant la Madone des Palefreniers.

    Toute une série, donc, pour un moins-que-rien qui se confond au Caravage. L'imposture ultime. Ripley, c'est le récit d'un homme qui court après la beauté, que poursuit sans relâche la mort à ses talons. Un artiste, en somme.





Sur les traces d'Henry Levet

                 De certains poètes, il n’y a plus beaucoup de traces.               Pas la moindre page aujourd’hui de L’Exprès de Bénarè...