mercredi 17 septembre 2025

Saint-Etienne, un chaos de ville. Souvenirs de Jules Janin

                J’ai grandi en plein cœur d’une ville qui fut noire dans ses premières années. Toute noire, c’est ce que l’on dit. De longues décennies à tenter, parfois en vain, de se débarbouiller de la suie qui a mâchuré la moindre de ses rues. « Mâchurer », c’est comme ça que l’on dit, par ici. Et ce patois qui empoisse le palais, c’est ce que l’on appelle le gaga.

            L’appartement où nous vivions donnait sur la Place du Peuple, tout à côté de l’immeuble où naquit le futur académicien Jules Janin, l’un de ces hommes de lettres comme seul le dix-neuvième sut en produire, qui toucha à tout, critiqua beaucoup, quelquefois à tort et à travers, y compris Balzac, au parcours similaire de provincial parvenu, qui fut une cible de choix et ses Illusions Perdues qu’il dénigra sans complexe ni acuité, quarante ans de journalisme, des romans parfois intrigants, une parodie de littérature macabre avec L’Âne mort et la femme guillotinée. Bref, une sommité littéraire, s’il en est, très tôt oubliée, plus du tout lue aujourd’hui, pas même éditée comme il se doit. Sans doute maniait-il la plume avec adresse mais la maîtrisait-il vraiment ? C’était une autre affaire. Il l’anticipait d’ailleurs lui-même dans un portrait de Saint-Etienne qu’il dresse en 1828 : « Que penser, en effet, d’une ville opulente et féconde en grands artisans, qui ne compte pas un écrivain passable et pas un poète, pas un homme assez bien né pour tenir une plume avec l’énergie et le courage que demandent l’enclume et le marteau ? » Et que je ne peux que prendre personnellement.



            La ville d’ailleurs ne se pressera pas pour honorer le bonhomme de lettres. Il écrit au conservateur Jean-Baptiste Galley en 1871 : « un homme occupé d’histoire, de poésie et de bouquins, ne saurait avoir un grand charme aux yeux de ces négociants affairés... On a vu les Stéphanois dénoncer les livres de mes meilleurs confrères comme attentatoires à l’honneur public... Le conseil municipal a refusé de donner mon humble nom à je ne sais quel carrefour mal hanté ! » Et, à sa mort en 1874, sa bibliothèque riche de toute une vie de lectures ne sera pas même léguée à la ville de Saint-Etienne comme l’espérait pourtant ce vieil ami auquel il se plaignait de l’ingratitude de ses compatriotes. Le tort semble avoir été réparé depuis.

 

            Même la plaque, posée en 1904 lors de molles commémorations, qui rappelait le souvenir de son enfance à côté de la mienne a été enlevée récemment car une faute s’y trouvait dans sa date de naissance, 1804, et non pas 1801. Aujourd’hui, nulle trace de son passage ici et l’écrivain vient d’achever son long cheminement vers l’oubli, parsemé de quelques morts et d’aucune résurrection franche.

 

            Pourtant il semblait l’apprécier, ce modeste appartement qui donnait sur une place encore traversée d’un Furan souvent impétueux. Il exprimera cette tendresse au Docteur Michalowski, propriétaire du lieu en 1837 : « En vérité, je voudrais être à votre place, et je changerais volontiers mes beaux salons, et mes beaux meubles…, pour cette petite chambre. Nous avions là un petit nid humble, mais bien heureux. Mon père était jeune, et beau, et spirituel, mais d’une imagination vagabonde qui lui faisait négliger toutes les petites affaires... A présent, je ne fais qu’un vœu : c’est que vous restiez dans cette maison jusqu’au jour où j’irai à Saint-Etienne... »

            Il apercevait les lavandières venir plonger leur linge dans la rivière en chantant. Et n’oubliera jamais combien elle pouvait tout à coup se courroucer, d’où son nom qui rappelle littéralement qu’il faut toujours se méfier de l’eau qui dort, furieuse quand elle le décide. Lorsqu’en 1834, le fleuve connaît des crues meurtrières le long du Pilat, Jules Janin organisera une soirée à Passy pour y récolter des fonds, à laquelle sont conviés notamment Chopin, Liszt, Rossini. (Paganini snobe l’invitation, ce qui ternira leurs relations jusqu’alors très cordiales.) Il en sortira néanmoins ravi : « Quels secours inespérés ce sera là-bas dans nos montagnes, incultes et reculées comme elles sont, et toutes noires de charbon, et toutes plongées dans le travail et l’ignorance, à se voir ainsi secourues et sauvées par les plus grands noms, et les plus aimés, et les plus chers aux Beaux-Arts ! »



Place du peuple, Jean Chapelon

 

            L’écrivain stéphanois a peu écrit sur sa ville, pour laquelle il entretenait un mélange de répulsion et de nostalgie, fasciné par cette forge de Vulcain qui draine tout au long du dix-neuvième siècle houille et feu, mais qu’il s’empressera de quitter pour la Grande Vie parisienne. Quelques pages cependant tentent de saisir le grondement métallique de cette petite cité obscure à laquelle la clarté du jour ne sied guère :

« Pour bien faire, il faut arriver à Saint-Étienne un beau soir, aux rayons couchants du soleil, quand l’astre éblouissant jette un dernier éclat sur le dôme d’épaisse famée, éternel couvre-chef de l’antre où le Cyclope accomplit sa tâche à grand bruit. Saint-Étienne est englouti dans une vallée profonde et triste ; autant que Rome elle est la ville aux sept collines. Au fond de ses montagnes sans verdure et sans ombrage, et s’étendant, çà et là au hasard, elle s’inquiète assez peu d’obéir aux lois de la symétrie, aux exigences du paysage. […] La ville est un chaos. L’entrée est une caverne ; il faut entrer par la rue de Lyon, comme on tomberait dans un précipice. Allons, courage, et parcourez celte rue étroite et bruyante, encombrée d’un peuple en guenilles, au visage noir, aux dents blanches : entrez par cette horrible rue, à sept heures du soir, et vous aurez perdu en dix minutes tout ce que le souvenir de nos villes de France peut avoir d’élégance. […]

Ah ! l’assemblage étrange ! … Des ruines et des palais, un hôtel, massif comme un hôtel vénitien qui serait sans grâce, à côté d’une échoppe ; une maison basse en pierres de taille, et six étages qui menacent ruine ! […]

Ô misère ! ô fortune ! … Imaginez la rue Saint-Jacques avec son peuple équivoque et pauvre, traversant subitement la rue Royale et sa somptueuse élégance ! Tout est confondu dans la ville aux sept collines ; luxe, indigence, hasard. Là surtout, le hasard est un grand dieu. Là surtout, vous regrettez le Paris libre et cette vie aux mille aspects si divers, qui se répand de toutes parts. La moindre action de ce peuple noir et grand, ami des choses bien faites, s’opère sous l’empire de l’ordre. On agit, à Saint-Étienne, comme en vaste caserne, à la baguette du tambour-major : une armée en bataille, n’a pas plus de précision. […]

Hier, vous êtes entré dans la ville au bruit méthodique de trente mille marteaux, retombant en cadence sur quinze mille enclumes ; vous vous êtes endormi au bruit de douze cents chariots, expédiant des ballots à tous les grands chemins du monde connu, et voici, ce matin, que vous retrouvez le même ordre, et la même précision. Portez… fardeaux ! fabriquez, armes ! montez, fusils ! aiguisez, baïonnettes ! … Et feu partout ! »


Sources: 

https://www.lectura.plus/expositions/julesjanin/indexjanin.htm

https://dormirajamais.org/janin/



Félix Thiollier, Paysage de mine, les puits Chatelous à Saint-Etienne, 1907-1912

Saint-Etienne, un chaos de ville. Souvenirs de Jules Janin

                    J’ai grandi en plein cœur d’une ville qui fut noire dans ses premières années. Toute noire, c’est ce que l’on dit. De lo...