"Il n'y a qu'une façon de conserver des événements, c'est d'en faire de l'histoire poétique."
(Stefan Zweig)
Aujourd’hui,
au moment où j’écris ces lignes, on fête le 14 juillet : parades
militaires, fanfares, discours présidentiel diffusé à la télévision. 1789 à
jamais célébré.
Mais je n’oublie pas que le 14
juillet 1562, les troupes du Baron des Adrets, François de Beaumont, arrivés
devant les portes de la ville la veille, le 13 juillet au matin, entrent dans
Montbrison et saccagent tout ce qui se trouve à leur portée. 3000 à 4000 hommes
tiennent le siège, après avoir traversé Feurs qui capitule le 5 juillet et
toute la plaine du Forez, au niveau des portes de Moingt. Je crois entendre
encore, accompagnant les clairons de ce jour révolutionnaire, les canons des
huguenots bombardant les frêles remparts de la petite cité, dont il ne reste
que de vieilles murailles et d’antiques murs qui escaladent la colline du
Calvaire.
Montbrison, cité catholique, n’offre
guère de résistance, une poignée de gardes, peut-être des mercenaires aussi,
trop peu préparés, encore moins suffisamment armés. Tout passe au fil de l’épée
protestante, tous fuient, tous implorent, mais l’armée du Baron tombe en trombe
comme un rapace sur sa proie. Ils pillent et incendient, ne manquent pas de
violer les sépultures des Comtes du Forez de la Collégiale Notre-Dame, comme
ils avaient déjà vandalisé la Cathédrale Saint-Jean et mis à sac la ville de
Lyon. Assassinent prêtres et marguillier.
François de Beaumont pose les gammes
de la Blitzkrieg : on frappe dur
et on ne s’éternise pas. Il cavale de siège en siège, multiplie les assauts et
se retire, laissant derrière lui son lot de ruines. Agrippa d’Aubigné lui
consacre quelques pages dans sa grande épopée du seizième siècle. C’est un
mercenaire de la pire espèce, dit-on, un soudard qui se lance dans les guerres
de religions moins pour défendre la sienne que pour le plaisir du combat.
« Autant le craignait-on que la tempête qui passe par des grands champs de
blé » écrit à son sujet Brantôme.
La raison est un prétexte : des
ministres protestants auraient été arrêtés dans le département, mais on sait
bien que la guerre se passe allègrement de mobile.
Anecdote cruelle : il organise,
en ce jours du 14 juillet, des petites sauteries, pour ainsi dire, qui
marqueront les mémoires. Il force les vaincus à se précipiter du haut des tours
et des remparts de la ville. Si le donjon de Montbrison n’existe plus, bien des
habitants évoquent encore, la voix tremblante, ces odieux sauts dans le vide.
Vlad Tepes, le Comte Dracula, avait
ses hallebardes pour empaler, le Baron n’a eu besoin qu’un peu d’altitude.
Ces pauvres bougres contraints de se laisser tomber, ça impressionne, on en parle, on craint l’arrivée des mercenaires dans toute la plaine. Feurs hier, Montbrison aujourd’hui, aucune ville n’est à l’abri.
Lors de cette attaque fulgurante,
Loïs Papon est houspillé, humilié, roué de coups et fait prisonnier. Il était
alors chanoine de Notre-Dame. Honoré d’Urfé s’en inspirera pour son personnage
de druide, Adamas, dans son grand roman virgilien. Épris d’arts et de poésie,
peintre miniaturiste, passionné de calligraphie, il réside le plus souvent au
Château de Goutelas dont il fait un centre intellectuel de premier ordre dans
la région, s’entourant d’écrivains et d’intellectuels. L’Arcadie humaniste, on
la connaît, mais tout de même, ça ravit toujours le cœur.
Il sera libéré contre rançon. Mais
il subira de nouveau la violence des raids calvinistes. La demeure familiale
sera incendiée en 1576. Que fait-il alors ? Comme tous les artistes, il
prend sa revanche sur toutes ces injures par la composition. Il crée l’un des
premiers opéras de France, la comédie-ballet, la Pastorelle, jouée pour la première fois le 27 février 1587 dans
la salle héraldique, la Diana, qui avait déjà accueilli François I quelques
années plus tôt. Il y exalte, entre deux romances de bergers, la victoire militaire
des Catholiques sur leurs ennemis jurés. Onze acteurs pindarisent plusieurs
heures durant, devant une salle comble, Papon parle même de plus de 3000
invités, non sans exagérer de toute évidence ; les décors éblouissent et
un final pyrotechnique emporte les ovations. Plus grand monde ne parlera ensuite
de La Pastorelle et de Loïs Papon. Comme
quoi, l’histoire…
Néanmoins, je pense au Rosso qui, humilié,
torturé lors du sac de Rome de 1527, conjurera lui aussi, à sa manière, ses démons
et ses traumatismes, à Fontainebleau dans la galerie commandée par ce grand roi
du seizième siècle nommé plus haut.
Montbrison dévastée, le Baron des Adrets
reprend sa chasse terrible. Il suit les chemins qui mènent à la Loire que surplombe
le château de Montrond, Loïs Papon d’ailleurs y sera oublié dans l’une ses geôles
avant que sa rançon ne soit réglée. Pas bien de résistance non plus, mais qu’à cela
ne tienne l’engeance paie leur dû aux ruines et tous détruisent ce qu’ils peuvent.
Quelquefois à l’aube, alors que je me rendais à Saint-Galmier pour enseigner, sur cette même route que les troupes ont dû empruntée, je repensais à ses mercenaires huguenots marchant à pas rapide sur cette grande ligne qui strie la plaine et y laisse, l’air de rien, une grand balafre.