samedi 15 mars 2025

Lyon, ville d'ombres

     1969, Jean-Pierre Melville, résistant lui-même, achève son grand film sur la Résistance, en adaptant le roman de Joseph Kessel, commandé par le Général de Gaulle en personne, dit-on : L’Armée des Ombres. « J’ai montré pour la première fois les choses que j’ai vues, que j’ai vécues… », confiera-t-il, attristé par les critiques mitigées et les recettes décevantes, mais on sait que Kessel sortira, lui, bouleversé de la première, les yeux humides à la mort de Mathilde. Quelques-uns en effet, à la fin du récit, gardaient en bouche comme un goût d’amertume et de ferraille, qui fait monter les larmes.

     Le réalisateur a d’abord posé sa caméra sur la corniche de Marseille, dans une maison abandonnée pour filmer l’exécution du traître Paul Dounat, scène remarquable qui rappelle quelque chose du Parrain de Coppola : le meurtre des deux flics dans un restaurant de Little Italy, et la lenteur des gestes d’Al Pacino, son regard effrayé, presque lointain et cette mécanique que rien n’arrête. Les premiers pas de cette chorégraphie se trouvent dans le cinéma de Melville.

    Par ailleurs, il a eu l’autorisation, laborieusement obtenue, de filmer la Place de l’Etoile et les Champs Elysées sous la botte nazie, lors de l’ouverture du film, séquence dont il se disait le plus fier, abstraite, pure, presque immobile, à la manière d’un tableau de Paradjanov ou de Sergio Leone que l’on aurait plongé dans la rouille.

            Puis, Lyon, capitale de la résistance, ville d’ombres et de brouillard. Myrlingues la brumeuse, l’avait surnommée Claude Le Marguet en 1930, en reprenant Rabelais, pour cette poix qui l’engloutissait jadis, comme le smog de Londres, venue du Rhône et du chauffage à bois, coincée entre les collines.

            Le tournage est tendu : Melville et Lino Ventura qui interprète le rôle de Gerbier ne s’adressent plus la parole, suite à une broutille survenue sur le plateau du Deuxième Souffle, un malentendu qui a germé en rancœur. Simone Signoret qui joue Mathilde est déjà rongée par l’alcool, et les méthodes du réalisateur ont pour conséquence de la pousser dans ses derniers retranchements : c’est de toute manière l’intention.


            L’équipe s’installe dans une rue du Vieux-Lyon, à l’époque où le quartier est encore insalubre et pour le moins lugubre : Le Bison se fait rattraper par la Gestapo, des hommes s’approchent, comme des ombres, la porte d’une voiture s’ouvre, quelques instants suffisent pour qu’une vie bascule. Puis, on file tourner dans un vieux bouchon de la Place Sainte-Trinité, en contre-bas de la Montée du Gourguillon.



      La nuit venue, insomniaque toujours, j’imagine Melville, stetson sur le crâne et imper élimé à la Philippe Marlowe, errer dans les rues de Saint-Jean, du même pas déterminé et presque hagard, que dans les rues de La Salpêtrière au lendemain de l’incendie des Studios Jenner qui avait ruiné des années travail et des centaines d’heures de rushs. Il y fera néanmoins le montage de L’Armée des Ombres. Les locaux seront abandonnés après sa mort, à l’été 1973.

       Ici, à Lyon, il traboule, fantomatique, dans ces mêmes venelles, dans ces mêmes cours désaffectées, où les résistants s’étaient dissimulés en 40. Il prend un escalier piranésien, direction Fourvière, redescend par la rue Juiverie où se cache la loggia suspendue de Philibert Delorme. On revoit le Samouraï se perdre dans les clubs de Pigalle et les couloirs du métro, dans cette Paris gris-bleu qui définit le cinéma de Melville.



            Sans doute, dans cette errance, a-t-il conscience de réaliser l’œuvre définitive sur la Résistance, au cœur de cette ville où Jean Moulin fut torturé à mort par Klaus Barbie.

            Il longe la Saône, traverse quelque passerelle, aboutit dans le brouillard d’une nuit sur la Place Bellecour, trou béant, enveloppée, presque effacéee par la brume. Place des Angoisses, disait Jean Reverzy, médecin écrivain comme Rabelais qui travailla justement à l’Hôtel-Dieu. Je suis sûr que Jean-Pierre Melville se souvient que sur ce quadrilatère vide se trouvait lors de l’Occupation une imprimerie clandestine qui, à sa manière, dans les recoins cachés de la guerre, luttait ; tout à côté, ironie du sort, des locaux de la Gestapo et ceux de la Milice française en face. Kessel mentionne bien tous les journaux que la Résistance publiait, long poème de noms propres qui perce le récit désabusé de Gerbier ; peut-être que dans cette nuit justement, le réalisateur récite cette liste à la gloire de la presse, à la mémoire de ceux qui ont écrit, créé pour ne pas céder trop vite, pour ne pas se laisser vaincre trop tôt, sans pousser le moindre cri de protestation : Combat, Libération, Franc-Tireur

    Dans la ville de Lyon, capitale des librairies et des éditeurs, déjà à la Renaissance en effet, l’année 1540 où l’obscurantisme n’avait pas tout à fait été vaincu, reflète, comme d’une rêverie, cette nuit troublante, les heures sombres de 1940.




lundi 3 février 2025

Pleine Ombre

     Une journaliste a reproché à la série Netflix, adapté du roman de Patricia Highsmith, le choix du noir et blanc. Si éloigné des couleurs du Talentueux Monsieur Ripley d'Anthony Minghella aux Swinging Sixties italiennes parfaitement reconstituées qui ressemble à une chanson de Mina. La Dolce Vita, quoi, la vraie! Elle y avait vu, cette journaliste de Vogue ou de Paris Match, un contre-sens. Presque une provocation. Elle avait encore en mémoire la pellicule bigarrée et tressautante de Plein Soleil de René Clément, dans lequel Alain Delon, regard ténébreux, rarement plus beau, errait sur le Lungomare de Naples, que j'ai moi-même tant de fois arpenté au petit matin ou au milieu de la nuit.



    Mais Ripley, crée en 2024 par Steven Zaillian, n'a rien d'une carte postale de l'Italie, à quoi bon d'ailleurs des images d'Epinal pour un pays comme celui-ci? A l'écran, c'est plutôt l'envers du décor, le paysage retourné, que l'on aperçoit comme en filigrane. C'est le négatif de la péninsule italienne, là où la lumière se dilue, ternit, dans cette anti-chambre où ne vivent que les fantômes, les doubles et les imposteurs. Ripley est de ce monde-là.

    Qu'importe le scintillement de la Baie de Naples, l'azur qui ricoche sur les falaises de Capri, des rues ocres de Rome ou de la lumière dorée de San Remo, on est plongé dans l'anti-matière de l'Italie, de nuit comme de jour, en pleine ombre. Dans un contre-jour éternel qui a quelque chose à voir avec le chiaroscuro du XVIIe siècle.

    A la vérité, le personnage de Tom répond lui-même à la journaliste en manque d'illumination, quand il a l'idée de recevoir l'inspecteur dans une pénombre pensée et précise qui pourra le dissimuler. C'est l'œuvre du Caravage lui-même, si sombre, si éclairante, qui lui souffle le stratagème: tout n'est qu'une question de lumière.


    Justement, ce fut pour nous réfugier de la moiteur et de l'incandescence de l'été que nous fûmes contraints de rentrer en cours d'après-midi dans notre chambre qui se trouvait au-dessus de l'Officine, fameux bar à cocktails, face au belvédère du Monte Echia. Nous y avions longuement admiré l'horizon au-delà des îles. Elle dormait. Je commençais alors le premier épisode par désœuvrement. Noir et blanc: fiat lux. On suit cet escroc courir d'arnaque en arnaque, de combine en magouille, dans les rues sordides de New-York, jusqu'au jour il est mandaté en Italie. Sur les pas d'un fils prodigue qui ne revient pas: Dickie Greenlaf.




    Complexes socio-culturels, mépris de classe, pulsions sexuelles refoulées, ennui, somme toute, ne font pas bon ménage. Le sang appelle le sang, c'est toujours ainsi.

    Richard Greenlaf est mort. Vive Richard Greenlaf. Tom Ripley a disparu au large de San Remo; je repense au poète Shelley emporté par la houle entre Lerici et Tellaro. Un mort, un fugitif dont les noms ont été inversés. Il erre dans les rues de la Botte: Naples, Venise, Rome. Un meurtre de nouveau est commis via Monserrato, où nous logions d'ailleurs, de nuit, sur le parvis d'une église devant laquelle elle fumait avant de rentrer dans la petite chambre, pendant que je l'attendais, moi; les yeux au ciel vers les mascarons.

    Palerme aussi. Je relis au hasard ce passage dans le roman de Highsmith: "Cinq jours se passèrent, dans le calme et la solitude, mais très agréables durant lesquels Tom se promena à travers Palerme, s'arrêtant de temps en temps une heure dans un café ou dans un restaurant pour lire ses guides et les journaux. Un jour où le temps était assez gris, il prit une carrozza et se fit conduire jusqu'au Monte Pellegrino pour visiter l'extraordinaire tombeau de Santa Rosalia, la patronne de Palerme, et qui était représentée dans une statue célèbre, dont Tom avait vu des reproductions à Rome, dans un de ces états de transe extatiques auxquels les psychiatres donnent d'autres noms."

    Syndrome de Stendhal. Un touriste, des crimes dans la valise, qui fait des croquis d'après Guido Reni ou se pâme d'admiration devant le Bernin. Il est des voyages en effet pour fuir, disparaître pour de bon. Comme il en est d'ailleurs pour se reconstruire. Dans Porte du Soleil, long poème de deuil, Christophe Manon propose une sorte de catabase en Ombrie, entre Arezzo et Perugia, sur les pas de Virgile et de Saint-François d'Assise. Moi-même, aux premiers chagrins d'enfance véritables, j'avais fui en Italie du Nord: Bologne, Pavie, Brescia, Vigevano ou encore le bout du monde, sur la presqu'île de Sirmione, où vivait sans doute Catulle qui a chanté l'amour et ses déceptions deux mille ans en arrière.

    Il faut aller en Italie quand on est très heureux ou très malheureux, écrivait Jean Grenier.

    Tom Ripley entreprend donc son hallali. Il devient le Caravage lui-même, en cavale, réfugié auprès de Costanza Colonna, entre la Sicile et Malte, puis de nouveau sur les routes et encore Rome. L'escroc de Manhattan, inventé en 1957, comme réincarnation du peintre maudit, il fallait oser.

    A ses trousses, l'inspecteur est redoutable. Rien ne le lasse, il chasse sa proie, et attend patiemment la première erreur. Si près. Mais toujours un temps de retard. Les fantômes se régurgitent parfois, au détour d'un lapsus les doubles reviennent, manquent de trahir le fugitif. En vain, cependant. Et l'homme de loi poursuit le mauvais homme. Il y a du Raskolnikov et du Porfiri Petrovitch dans ce jeu du chat et de la souris,  cache-cache qui finira sa dérobade à Venise. Hallali. Lieu des confins, évidemment.

    Dans les derniers moments de la série, lavé de tout soupçon, on livre à Tom ce Picasso qu'il convoitait tant depuis le début, aperçu dans la villa d'Atrani de Greenlaf. Il aura fallu une dizaine d'heures d'épisodes pour en arriver là: l'escroc est devenu cet esthète qui prend sa revanche sur les privilégiés.

    Dernier plan: on revoit le Caravage buvant un verre de vin devant la Madone des Palefreniers.

    Toute une série, donc, pour un moins-que-rien qui se confond au Caravage. L'imposture ultime. Ripley, c'est le récit d'un homme qui court après la beauté, que poursuit sans relâche la mort à ses talons. Un artiste, en somme.





samedi 4 janvier 2025

"Moines de Zurbaran, blancs chartreux qui, dans l'ombre"

     Je discute avec l'Intelligence artificielle ChatGPT de peinture baroque: expérience singulière. J'en viens à lui demander si elle préfère Ribera ou Zurbaran, les deux visionnaires qui occupent mon esprit en cette fin décembre. Et contre toute attente, elle prend un risque et assume un choix. Préférence la plus subtile en apparence, la plus humaine pour ainsi dire, et qui me laisse circonspect devant les mécanismes de la machine. Elle ne privilégie pas le spectaculaire, la violence, le sang noir qui gicle de lointaines ténèbres, non. Elle choisit Zurbaran pour l'émotion pudique qui se dégage de ses toiles, pour le "silence conventuel qui baigne ses tableaux," la contemplation apaisée d'hommes et de femmes voués à Dieu. Séville plutôt que Naples, donc.




    Et moi-même je l'avoue, au Prado ou au Louvres, Zurbaran m'avait toujours moins impressionné que Ribera. Mais je garde un souvenir tremblant du Saint-François du Musée des Beaux-Arts de Lyon. Dans une petite pièce, juste avant le remarquable salon des fleurs, tout à côté d'un Greco et "ses linges foudroyés par un ciel à demi ouvert et pareil à l'huître" écrivait Jean Cocteau.




    Cet être cadavérique, figé, saisi par la mort qui force le moine à cambrer la nuque, semble aspiré par l'abîme qui s'ouvre au-dessus de lui. C'est ainsi que l'on a retrouvé le corps sans vie de Saint-François d'Assise, m'avais expliqué alors mon père.

    Théophile Gautier parlait à propos des moines de Zurbaran de Séville de "leurs yeux plombés d'extase" et de "leurs têtes malades", il restait rêveur devant "le vertige divin, l'enivrement de foi qui le fait rayonner d'une clarté fiévreuse, et leur aspect étrange, à vous donner l'effroi."

    Lyon organise justement, après la restauration de cette toile, une grande exposition qui réunit pour la première fois les trois copies de cette version de Saint-François: celle de Lyon confrontée à celles de Barcelone et Boston.

    C'est l'architecte Jean-Antoine Morand qui a redécouvert l'œuvre de Zurbaran dans le Couvent des Colinettes sur les pentes de la Croix-Rousse. "Les religieuses l'avaient fait disparaître comme objet effrayant. M. Morand le retrouva dans les greniers. Son chien y aboya contre." Vision de ténèbre, nerveuse, rêche, qui fut l'un des premiers chefs-d'œuvre accroché dans le tout jeune musée de Lyon dont le directeur ne manquera pas de faire le récit de sa redécouverte.

    "C'est de l'art de tortionnaire dans un cri d'amour étouffé par l'angoisse qui jaillit de cette toile", dira Huysmans.

    La réunion des trois tableaux et de leurs copies et réécritures à travers les siècles leur fait perdre quelque peu de leur aura, de leur unicité. Mais cette nouvelle exposition parvient malgré tout à multiplier l'écho de la toute première impression que provoque cette apparition. Et si l'émotion n'est plus, le souvenir du premier vertige fait encore vaciller.

    On y découvre aussi un Christ en croix extraordinaire que Ribera aurait adoré, et quelques bodegones, des natures mortes: bodega signifie auberge. On y perçoit le rustique de ces tavernes sévillanes et madrilènes que fréquentaient aussi Murillo ou Vélasquez. Ces natures mortes vibrent dans l'obscurité. On reste ému devant ces images de rien, où la simplicité d'un Philippe de Champaigne se dilue dans l'abstraction d'un Morandi ou d'un Staël. Face à nous, les choses existent. Presque trop.




    Car, chez Zurbaran, peintre de la transcendance, les natures mortes et les défunts se relèvent de leur abîme.

Exposition: Zurbaran. Réinventer un chef-d'œuvre. Musée des Beaux-Arts de Lyon. Du 5 décembre 2024 au 2 mars 2025




Lyon, ville d'ombres

       1969, Jean-Pierre Melville, résistant lui-même, achève son grand film sur la Résistance, en adaptant le roman de Joseph Kessel, comma...