André Suarès considérait que chaque ville avait un corps qui lui était propre, et je me souviens d'un parallèle sublime entre la Piazza del Campo et la Conque de Vénus. Pour lui, les cités ont un parfum, une haleine même. Florence, c'est le cuir; Turin sent le marron grillé; Grenade, la poussière. Il y a des villes qui ont des odeurs marines, d'autres plus lourdes de musc et d'encens.
Selon le même raisonnement, les villes font un bruit particulier, selon la cadence de leur pas, la claudication ou l'allant de leur démarche.
Ce qui trouble le plus, c'es celles dont la mélodie n'a jamais changé au gré des siècles.
New-York résonne toujours de ses klaxons, de ses sirènes qui hululent du jour comme de nuit; Paul Morand disait que l'on entend encore à Londres les réminiscences du Grand Incendie de 1666 dès qu'un camion de pompiers file dans les rues, gyrophare allumé; Cordoue, par exemple, ou Séville ont conservé leurs notes de guitares qui accompagnent le ruissellement d'une fontaine: je ne serais pas étonné que Vélasquez ou Murillo entendaient peu ou prou la même chose qu'un homme du vingt-et-unième siècle.
Certaines font chanter leur mélopée comme à bas bruit. Leur partition se sont fossilisée dans la sédimentation des décennies. Il m'est arrivé de croire entendre à Saint-Etienne les fracas des machines, les crissements des wagons en direction du Puits Couriot, les ascenseurs qui bringuebalent jusqu'au fond de la terre et des chocs de métal sur l'enclume entre deux embrasements de grisou et les mineurs, le visage couvert de suie et de crasse, chantonner au rythme des coups de pioche.
La ville n'est plus noire de cendre, mais elle sonne encore du bruit du charbon.
Il est des villes qui conservent, apportés par le vent, des souvenirs de batailles. J'avais dépassé Barcelone en voiture, et bifurqué vers le delta de l'Ebre, que je remontais jusqu'à une petite ville un peu oubliée, au nom exotique: Tortose.
Je logeais au sommet de la ville, le parador avait été aménagé dans l'ancienne citadelle arabe. Les fenêtres donnaient sur des paysages de rocaille qui dévalaient en escaliers jusqu'au fleuve et me projetaient quelque part au douzième siècle. Le temps passe vite, c'était hier. C'est maintenant. J'entends presque la clameur des Maures aux portes de la ville. Si ce n'est quelques gardes à peine plus lourds que leur lance, les soldats sont partis reconquérir Lérida et Fraga. Tortosa est sans défense. Sans défense? Bien sûr que non. Ce sont les femmes qui ont défendu la ville, armées de haches, et repoussé l'assaillant. Amazones ibériques honorées en souvenir de leur victoire par le Comte de Barcelone Raimond-Béranger IV, qui fonda l'Ordre de la Hache auquel appartiendront tous ces guerrières qui ont permis aux églises de Turtuxa de vaincre l'appel des muezzins en 1148. Les privilèges accordés et le droit de porter un vêtement à capuche brodé d'une hache rouge (destral de Tortosa) ont perduré jusqu'au quinzième siècle.
Et dans la nuit, sous le plafond à caisson, je suis presque sûr d'avoir entendu aussi des explosions et c'est en sursaut que le bombardement de Tortosa me tira de mon sommeil. Nous devions être au printemps 1938, en ces temps-là, Hemingway couvrait l'événement: "Ce soir à dix heures, Tortosa était une ville presque entièrement détruite, la population civile avait été évacuée et il ne restait aucun soldat. Vingt-quatre kilomètres plus haut, une lutte acharnée se déroulait pour protéger Tortosa.
Dans l'une de ses dernières chroniques, le 18 avril, l'écrivain américain écrit: "le Delta de l'Ebre a une terre bonne et riche et, où poussent les oignons, demain aura lieu une bataille."
Voyager nous rend sensible à l'écho que fait le bruit des choses.