Je me souviens avoir vu le chef-d’œuvre de Visconti plusieurs fois dans ma vie ; trop jeune tout d’abord pour y comprendre les tenants et les aboutissants politiques qui s’y trament. Mais je crois en vérité que Visconti lui-même ne s’en souciait pas vraiment : seule l’intéressait la métaphore de l’agonie, celle d’un monde, d’une classe sociale, d’une époque, d’un prince né trop tard. « J’appartiens, dit-il, à une génération malheureuse, à cheval entre les temps anciens et les nouveaux, et qui se trouve mal à l’aise dans les deux. » C’était La Recherche du Temps perdu qu’il souhaitait premièrement adaptée, ce dont il voulait parler ce n’était que de « l’affreux passé [qui] saute, piaule, miaule et glapit », disait Verlaine ; il demeura pourtant tenu en échec par la somme de Proust. Il se consacra donc au Prince Don Fabrizio di Salina, auquel il s’identifiait intimement.
Le film fut diffusé aussi à la télévision un soir lors du
premier confinement, nous projetant loin de nos appartements, de nos petites
vies, de nos risibles enfermements. Et une nouvelle fois, un soir pluvieux et
triste, bien triste, de région parisienne, où je souffrais d’ennui et de
solitude, en compagnie d’un petit chien qui s’endormait sur le tapis, bien plus
fragile que le danois Bendico qui garde la maisonnée du Prince : la
lumière de la Sicile, même à travers le grain de la pellicule, avait alors tout
enflammé, répandu dans la pièce un soleil qui vibre sur la garrigue de
Donnafugata. « A l’entour, écrit Lampedusa, la campagne funèbre ondulait,
jaune de chaumes, noirs de barbes d’épis brûlées : la plainte des cigales
remplissait le ciel : c’était comme le râle de la Sicile calcinée qui à la
fin d’Août attend vainement la pluie. » Ce fut un éblouissement.
Du Guépard, je
ne comprenais pas tant sans doute, encore moins le contexte historique ;
sinon la lumière de ce pays et le froissement mélancolique des robes lors des
bals de la noblesse sicilienne.
Il m’avait alors fallu lire l’extraordinaire roman du
Comte de Lampedusa, en préparation d’un séjour à Palerme. Tout ce temps, toutes
ces années, ces pages étaient là, à m’attendre. Flaubert, à la lecture de cette
prose, en serait tombé à la renverse.
Dans une rue dédiée à Santa Rosalia, non loin du Duomo, j’en lus quelques extraits à mon
père. La nuit brûlait encore. Puis on rebroussa chemin, repus de beauté, de
pierres chaudes et du sucre de la cassatina,
on erra un peu à la lueur du soir, par la Piazza Bellini devant la Martorana et
la petite église San Cataldo, où se rend en urgence le Prince pour ramener
Concetta du couvent où elle s’est retirée, dans l’adaptation remarquable de
Netflix qui prolonge le mythe ; enfin les rues de la Kalza, jusqu’au
Palazzo Gangi où Visconti tourna la fameuse scène de bal qui clôt le film.
Valse prodigieuse où tout se joue et se déjoue, résurgence des souvenirs qui
sautent et crépitent en touffe dans les pas cadencés des dames. Visconti
réalise une chorégraphie, une mécanique implacable, où la mort avance à grand
pas, tout en douceur, il bâtit un grand théâtre d’ombres où les ocres, les ors,
les mets, la conversation des notables, le rire étouffé des Siciliennes nubiles
se mêlent. Tout autour d’eux, le monde bascule et la valse les emporte. Elle
est la danse par excellence des fins du monde, le va-et-vient déséquilibré de
l’histoire : ce n’est pas pour rien que l’empire austro-hongrois finissant
en a fait une sorte d’hymne.
A l’extérieur du palais, on crut entendre comme l’écho lointain d’un orchestre.
J’imagine alors parfois, comme une ombre, le comte Giuseppe Tomasi di Lampedusa aller et venir dans ces mêmes rues, dans ces viccoli, ces venelles grouillantes et bruyantes, s’éterniser dans quelque café, puis musarder auprès de bouquinistes et de libraires antiques. De temps en temps, poser la plume sur le papier et faire naître l’un des grands romans sur siècle, qu’il n’aura pas le privilège de voir publié. Peut-être aussi passer, tout amusé, sous un balcon où un vieux bougre déguisé en Garibaldi brandit un drapeau italien. Il y a bien des centurions à Rome et des Dante de pacotille dans le Decumanus napolitain. L’Expédition des Mille lui revient en mémoire, du fond des âges, et l’Insurrection des Palerme fait déferler dans la cité sa vague rouge, comme la chemise de ses guerilleros : rouge-sang. Visconti ne voulait pas de bataille dans son film ; de tout le roman, qu’une seule ligne en décrivait la violence. La guerre, pour la famille du Prince, se livre à bas bruit, ce qui la rend encore plus menaçante, bien sûr. Mais voilà, les producteurs ont insisté.
Des centaines de figurants donc, des canons, des coups de
fusils ou de baïonnettes. La musique de Nino Rota donnant le rythme. La bataille
vue d’en-haut. Au fond, c’est presque vu de loin.
Don Fabrizio les voit d’un regard perplexe, ces glorieux héros
décidés à fonder l’Italie moderne. Qu’a-t-il à faire, lui, de cette modernité ?
Il s’en lave les mains. Et retourne dans sa Thébaïde de Donnafugata, tant que lui
et les siens n’en ont pas été chassés.
Car le roman, le film de Visconti ou la série ne parlent que
de ça : les dernières heures avant le départ du jardin d’Eden.
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