Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé le cirque.
Je m’y rendais quelquefois avec mon
père, on annonçait jadis dans les rues à coups de haut-parleurs la venue du
Pinder, du Medrano ou du Zavatta. Ils déployaient alors leurs larges voiles
rouges et ocres sur des terrains vagues et lorsque le vent s’y engouffrait, les
vagues grandissaient et le chapiteau ressemblait à un navire majestueux.
Je me souviens de l’odeur de
paille, des senteurs fauves de lions et de tigres, je me souviens du
claquement du fouet, du micro grésillant de Monsieur Loyal, des bigarrures des
costumes, ceux des acrobates et ceux des clowns, du hennissement des chevaux.
C’est à cette époque que j’ai appris la différence entre chameaux et
dromadaires. C’était tout à la fois merveilleux et étrange. De petits chiens
adorables marchaient sur deux pattes et la foule riait quand il fallait rire.
J’ai en mémoire le grognement des
ours et le roulement de tambours avant un saut périlleux, quand un enfant
aujourd’hui écarquille les yeux devant une déflagration projetée sur un écran
géant ou se lèche les babines à l’odeur du popcorn. Dans mes souvenirs de
cirque, la salive coulait des babines terribles de panthères. Et désormais on
n’entend plus si souvent les camions attirer le curieux. Nous ne sommes plus à
l’époque des Hercules et des Augustes. Et pourtant, je repense à ces lignes de
Baudelaire et je rêve encore un peu : « C’était un mélange de cris, de détonations de cuivre
et d’explosions de fusées. Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les
traits de leurs visages basanés, racornis par le vent, la pluie et le soleil ;
ils lançaient, avec l’aplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots
et des plaisanteries d’un comique solide et lourd comme celui de Molière. Les
Hercules, fiers de l’énormité de leurs membres, sans front et sans crâne, comme
les orang-outangs, se prélassaient majestueusement sous les maillots lavés la
veille pour la circonstance. Les danseuses, belles comme des fées ou des
princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui
remplissaient leurs jupes d’étincelles. »
Me dit-on que tout petit j’avais peur
des clowns, sans doute. Mais je me revois amusé par les chutes, les coups bas
et les rebondissements des Arlequins, les espiègleries des Pulcinella et des
plaintes des Clowns Chocolat. Peu à peu, ces êtres de couleurs me sont apparus
délicats, sensibles, souvent tristes. Christiques,
aurait dit Georges Rouault, dont le Mucem expose justement deux de ses toiles
âpres comme le sont les icônes orthodoxes, dans le cadre d’une exposition sur le monde
des saltimbanques, organisée par Macha Makeïeff, ancienne directrice de La
Criée, Théâtre national de Marseille, et Vincent Giovannoni.
Au bord de la mer, derrière le
moucharabieh de béton noir de Rudy Ricciotti, nous voguons de nouveau sur ces
vieux terrains vagues de l’enfance, entre loges et roulottes, vieux chapiteaux
désuets, bonimenteurs et jongleurs, femmes à barbe et acrobates, ils entrent dans
une ronde qui clignote comme un carrousel. Des images des Clowns de Fellini côtoient les mimiques de Jacques Tati, des
croquis d’antiques Ubu font face à de drôles de marionnettes. Un extraordinaire
Arlequin de Picasso, de 1923, est
encadré par un décor de théâtre. Le carton-pâte fait illusion et brille comme
le marbre, les lions empaillés rugissent de nouveau, comme ils rugissent quand on n'a pas dix ans.
Au détour d’un angle, d’un coup, le silence. Un chef-d’œuvre troublant. Une minuscule toile de Tiepolo. Tous de dos. Sauf, peut-être vieux saltimbanque bien sûr, au loin. Un Carnaval de Venise interrompu. L'envers du décor.
Puis on reprend la ronde. Une grande parade expose des costumes d’Augustes et de Clowns par Gérard Vicaire, grand costumier du cirque.
Cannes de Charlots, chaussures de clowns et nez rouges, valises, sifflets, trapèzes, reliques, ça défile, ça parade. Toutes ces « pauvres choses » sublimes. Comme les souvenirs des premiers âges. Tout passe.
Car, c’est bien là, la question que
pose Macha Makeïeff : « Où sont les limbes des spectacles qui
n’existent plus ? »
L’exposition n’en est pas une, donc.
Ultime pied de nez. Dernière illusion. Pas une histoire du cirque. A peine un spectacle
multiplié au gré des miroirs. Tout au plus un kinétographe, une sorte de lanterne
magique : placez votre œil devant l’objectif, que voyez-vous ? L’enfance.
Et, on a beau dire, c’était tout de même une belle époque, le passé.
Dans quelques jours, la place sera vide,
le béton aura de nouveau projeté ses ondes noires, les feux de la rampe seront éteints,
les terrains vagues redeviennent vierges, plus d’orgues de barbarie, seulement le bruit des
vagues.
En piste ! clowns, pitres et saltimbanques, une exposition de Macha Makeïeff, jusqu’au 12 mai au Mucem, Marseille.
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