samedi 26 avril 2025

Les Feux de la rampe

                Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé le cirque.

            Je m’y rendais quelquefois avec mon père, on annonçait jadis dans les rues à coups de haut-parleurs la venue du Pinder, du Medrano ou du Zavatta. Ils déployaient alors leurs larges voiles rouges et ocres sur des terrains vagues et lorsque le vent s’y engouffrait, les vagues grandissaient et le chapiteau ressemblait à un navire majestueux.

            Je me souviens de l’odeur de paille, des senteurs fauves de lions et de tigres, je me souviens du claquement du fouet, du micro grésillant de Monsieur Loyal, des bigarrures des costumes, ceux des acrobates et ceux des clowns, du hennissement des chevaux. C’est à cette époque que j’ai appris la différence entre chameaux et dromadaires. C’était tout à la fois merveilleux et étrange. De petits chiens adorables marchaient sur deux pattes et la foule riait quand il fallait rire.

            J’ai en mémoire le grognement des ours et le roulement de tambours avant un saut périlleux, quand un enfant aujourd’hui écarquille les yeux devant une déflagration projetée sur un écran géant ou se lèche les babines à l’odeur du popcorn. Dans mes souvenirs de cirque, la salive coulait des babines terribles de panthères. Et désormais on n’entend plus si souvent les camions attirer le curieux. Nous ne sommes plus à l’époque des Hercules et des Augustes. Et pourtant, je repense à ces lignes de Baudelaire et je rêve encore un peu : « C’était un mélange de cris, de détonations de cuivre et d’explosions de fusées. Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de leurs visages basanés, racornis par le vent, la pluie et le soleil ; ils lançaient, avec l’aplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d’un comique solide et lourd comme celui de Molière. Les Hercules, fiers de l’énormité de leurs membres, sans front et sans crâne, comme les orang-outangs, se prélassaient majestueusement sous les maillots lavés la veille pour la circonstance. Les danseuses, belles comme des fées ou des princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs jupes d’étincelles. »



            Me dit-on que tout petit j’avais peur des clowns, sans doute. Mais je me revois amusé par les chutes, les coups bas et les rebondissements des Arlequins, les espiègleries des Pulcinella et des plaintes des Clowns Chocolat. Peu à peu, ces êtres de couleurs me sont apparus délicats, sensibles, souvent tristes. Christiques, aurait dit Georges Rouault, dont le Mucem expose justement deux de ses toiles âpres comme le sont les icônes orthodoxes, dans le cadre d’une exposition sur le monde des saltimbanques, organisée par Macha Makeïeff, ancienne directrice de La Criée, Théâtre national de Marseille, et Vincent Giovannoni.



            Au bord de la mer, derrière le moucharabieh de béton noir de Rudy Ricciotti, nous voguons de nouveau sur ces vieux terrains vagues de l’enfance, entre loges et roulottes, vieux chapiteaux désuets, bonimenteurs et jongleurs, femmes à barbe et acrobates, ils entrent dans une ronde qui clignote comme un carrousel. Des images des Clowns de Fellini côtoient les mimiques de Jacques Tati, des croquis d’antiques Ubu font face à de drôles de marionnettes. Un extraordinaire Arlequin de Picasso, de 1923, est encadré par un décor de théâtre. Le carton-pâte fait illusion et brille comme le marbre, les lions empaillés rugissent de nouveau, comme ils rugissent quand on n'a pas dix ans.



            Au détour d’un angle, d’un coup, le silence. Un chef-d’œuvre troublant. Une minuscule toile de Tiepolo. Tous de dos. Sauf, peut-être vieux saltimbanque bien sûr, au loin. Un Carnaval de Venise interrompu. L'envers du décor.


           

            Puis on reprend la ronde. Une grande parade expose des costumes d’Augustes et de Clowns par Gérard Vicaire, grand costumier du cirque.

            Cannes de Charlots, chaussures de clowns et nez rouges, valises, sifflets, trapèzes, reliques, ça défile, ça parade. Toutes ces « pauvres choses » sublimes. Comme les souvenirs des premiers âges. Tout passe.

 

            Car, c’est bien là, la question que pose Macha Makeïeff : « Où sont les limbes des spectacles qui n’existent plus ? »


            L’exposition n’en est pas une, donc. Ultime pied de nez. Dernière illusion. Pas une histoire du cirque. A peine un spectacle multiplié au gré des miroirs. Tout au plus un kinétographe, une sorte de lanterne magique : placez votre œil devant l’objectif, que voyez-vous ? L’enfance. Et, on a beau dire, c’était tout de même une belle époque, le passé.

 

            Dans quelques jours, la place sera vide, le béton aura de nouveau projeté ses ondes noires, les feux de la rampe seront éteints, les terrains vagues redeviennent vierges, plus d’orgues de barbarie, seulement le bruit des vagues.

 

En piste ! clowns, pitres et saltimbanques, une exposition de Macha Makeïeff, jusqu’au 12 mai au Mucem, Marseille.





samedi 19 avril 2025

Souvenirs du Guépard

     Je me souviens avoir vu le chef-d’œuvre de Visconti plusieurs fois dans ma vie ; trop jeune tout d’abord pour y comprendre les tenants et les aboutissants politiques qui s’y trament. Mais je crois en vérité que Visconti lui-même ne s’en souciait pas vraiment : seule l’intéressait la métaphore de l’agonie, celle d’un monde, d’une classe sociale, d’une époque, d’un prince né trop tard. « J’appartiens, dit-il, à une génération malheureuse, à cheval entre les temps anciens et les nouveaux, et qui se trouve mal à l’aise dans les deux. » C’était La Recherche du Temps perdu qu’il souhaitait premièrement adaptée, ce dont il voulait parler ce n’était que de « l’affreux passé [qui] saute, piaule, miaule et glapit », disait Verlaine ; il demeura pourtant tenu en échec par la somme de Proust. Il se consacra donc au Prince Don Fabrizio di Salina, auquel il s’identifiait intimement.




Le film fut diffusé aussi à la télévision un soir lors du premier confinement, nous projetant loin de nos appartements, de nos petites vies, de nos risibles enfermements. Et une nouvelle fois, un soir pluvieux et triste, bien triste, de région parisienne, où je souffrais d’ennui et de solitude, en compagnie d’un petit chien qui s’endormait sur le tapis, bien plus fragile que le danois Bendico qui garde la maisonnée du Prince : la lumière de la Sicile, même à travers le grain de la pellicule, avait alors tout enflammé, répandu dans la pièce un soleil qui vibre sur la garrigue de Donnafugata. « A l’entour, écrit Lampedusa, la campagne funèbre ondulait, jaune de chaumes, noirs de barbes d’épis brûlées : la plainte des cigales remplissait le ciel : c’était comme le râle de la Sicile calcinée qui à la fin d’Août attend vainement la pluie. » Ce fut un éblouissement.

Du Guépard, je ne comprenais pas tant sans doute, encore moins le contexte historique ; sinon la lumière de ce pays et le froissement mélancolique des robes lors des bals de la noblesse sicilienne.

Il m’avait alors fallu lire l’extraordinaire roman du Comte de Lampedusa, en préparation d’un séjour à Palerme. Tout ce temps, toutes ces années, ces pages étaient là, à m’attendre. Flaubert, à la lecture de cette prose, en serait tombé à la renverse.



Dans une rue dédiée à Santa Rosalia, non loin du Duomo, j’en lus quelques extraits à mon père. La nuit brûlait encore. Puis on rebroussa chemin, repus de beauté, de pierres chaudes et du sucre de la cassatina, on erra un peu à la lueur du soir, par la Piazza Bellini devant la Martorana et la petite église San Cataldo, où se rend en urgence le Prince pour ramener Concetta du couvent où elle s’est retirée, dans l’adaptation remarquable de Netflix qui prolonge le mythe ; enfin les rues de la Kalza, jusqu’au Palazzo Gangi où Visconti tourna la fameuse scène de bal qui clôt le film. Valse prodigieuse où tout se joue et se déjoue, résurgence des souvenirs qui sautent et crépitent en touffe dans les pas cadencés des dames. Visconti réalise une chorégraphie, une mécanique implacable, où la mort avance à grand pas, tout en douceur, il bâtit un grand théâtre d’ombres où les ocres, les ors, les mets, la conversation des notables, le rire étouffé des Siciliennes nubiles se mêlent. Tout autour d’eux, le monde bascule et la valse les emporte. Elle est la danse par excellence des fins du monde, le va-et-vient déséquilibré de l’histoire : ce n’est pas pour rien que l’empire austro-hongrois finissant en a fait une sorte d’hymne.



A l’extérieur du palais, on crut entendre comme l’écho lointain d’un orchestre.

J’imagine alors parfois, comme une ombre, le comte Giuseppe Tomasi di Lampedusa aller et venir dans ces mêmes rues, dans ces viccoli, ces venelles grouillantes et bruyantes, s’éterniser dans quelque café, puis musarder auprès de bouquinistes et de libraires antiques. De temps en temps, poser la plume sur le papier et faire naître l’un des grands romans sur siècle, qu’il n’aura pas le privilège de voir publié. Peut-être aussi passer, tout amusé, sous un balcon où un vieux bougre déguisé en Garibaldi brandit un drapeau italien. Il y a bien des centurions à Rome et des Dante de pacotille dans le Decumanus napolitain. L’Expédition des Mille lui revient en mémoire, du fond des âges, et l’Insurrection des Palerme fait déferler dans la cité sa vague rouge, comme la chemise de ses guerilleros : rouge-sang. Visconti ne voulait pas de bataille dans son film ; de tout le roman, qu’une seule ligne en décrivait la violence. La guerre, pour la famille du Prince, se livre à bas bruit, ce qui la rend encore plus menaçante, bien sûr. Mais voilà, les producteurs ont insisté.



Des centaines de figurants donc, des canons, des coups de fusils ou de baïonnettes. La musique de Nino Rota donnant le rythme. La bataille vue d’en-haut. Au fond, c’est presque vu de loin.

Don Fabrizio les voit d’un regard perplexe, ces glorieux héros décidés à fonder l’Italie moderne. Qu’a-t-il à faire, lui, de cette modernité ? Il s’en lave les mains. Et retourne dans sa Thébaïde de Donnafugata, tant que lui et les siens n’en ont pas été chassés.

Car le roman, le film de Visconti ou la série ne parlent que de ça : les dernières heures avant le départ du jardin d’Eden.




La Chambre des Epoux

       Le 30 messidor de l’an IV, c’est-à-dire le 18 juillet 1796, Napoléon écrit à Joséphine pour témoigner de ses avancées. Mantoue est à ...