mercredi 5 juin 2024

Antivisite Dada

 14 avril 1921. Printemps pluvieux à Paris. Des parapluies s'attroupent, de longs imperméables font un cercle, l'eau ruisselle en rigole le long des feutres. On aperçoit André Breton, ton solennel, voix qui porte dans le fracas d'un avril parisien. Autour de lui Aragon, Eluard, ils sont tous là. Picabia, Tzara aussi. Les Surréalistes, les Dada, ce n'est pas si souvent qu'ils sont tous réunis. On est avant le temps des ruptures et des ostracismes. Philippe Soupault les a rejoints, il a fondé le mouvement avec le Pape qui harangue la foule. Cinq ans plus tard, le co-auteur des Champs magnétiques sera exclu du groupe. La cause? "Trop de littérature." On se rappelle que l'empereur Joseph II avait eu le même reproche au jeune Mozart: "Trop de notes." Sous la pluie, un air grave qu'ils se plaisent à jouer. Même Jacques Rigault est ici, sa propre mort qui le suit de près, déjà, on peut l'imaginer, quelques années avant son suicide, ce météore de la littérature, cet écrivain sans œuvre qui aura inspiré Aragon et Drieu la Rochelle. Ce sont tous des gamins, ils ne tiennent pas longtemps leur mine défaite: tout leur est une vaste comédie.




Le carton d'invitation indiquait: "Saint-Julien-le-Pauvre, jeudi 14 avril à 3h, rendez-vous dans le jardin de l'église." Donc ils sont tous venus. Breton s'exclame: "Les dadaïstes de passage à Paris voulant remédier à l'incompétence de guides et de cicerones suspects, ont décidé d'entreprendre une série de visites à des endroits choisis, en particulier à ceux qui n'ont pas vraiment de raison d'exister." Le contraire d'une visite, donc, une excursion en négative. De l'autre côté des choses communes. 

René Crevel l'écoute, abrité sous les feuillages du robinier, dont l'espèce a été implanté par l'apothicaire et botaniste Jean Robin en 1601. Ils sont là, un instant, tourne autour de l'église, s'éloignent parfois dans une allée du Square René-Viviani. Ils prennent le temps d'admirer les quelques antiques pierres qui ont traversé le temps, et qui auraient pu ne pas. Superfétatoires, en somme. Donc essentielles. La petite église grecque-melkite est en cela un résidu des siècles qui les a survolés on ne sait trop comment. Elle est futile, dérisoire, et pourtant s'inscrit dans l'éternité depuis les années 1160, où les prêtes clunisiens de Longpont-sur-Orge reconstruisent une première basilique détruite par les Vikings en 886. L'un des plus vieux édifices de la capitale.



J'entre à mon tour un siècle plus tard dans ce qui n'apparaît pas plus grand qu'une chapelle. J'échange deux mots avec le prêtre. J'entraperçois une icône ou deux fondues dans une architecture gothique, aux relents de style roman. La superposition des époques. Petite église oubliée des cicérones. Quelques murs négligés par l'histoire.

Je sors de la nef, entreprends quelques pas dans les allées, comme l'auraient fait Roger Vitrac et André Dhôtel ébauchant ce jour précis les premières idées de leur revue Aventure, ou encore Benjamin Perret, songeant à cet instant, sous la pluie, non loin de Breton qui fait le cador, à l'écriture de son conte érotique Les Couilles Enragées. A la rigueur, il manque bien Bataille ou Masson, mais j'ignore où ils étaient en cet avril 1921.

Dans ce jardin, Paul Tournon a failli ériger un Musée de la Civilisation Chrétienne qui, hélas, ne verra jamais le jour. Anti-monument à jamais dans l'inconscient de Paris...

Face à tout ce petit monde surréaliste, les tours de Notre-Dame, pourtant, qui n'en perd pas une miette .




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