mardi 11 juin 2024

Guy IV et la danse du Forez

 Tous les dimanches matins, à l'heure où les brumes descendent encore des Montagnes du Soir, je longeais le Quai des Eaux Minérales, surplombant cette rivière faussement tranquille, que l'on entend dévaler la vallée, la nuit un peu plus fort que le vent. J'y ai parfois croisé, je m'en souviens, un héron suspendu aux branches d'une glycine. Puis je récupérais alors le Quai de l'Astrée d'où j'apercevais, massive et obscure, la Collégiale Notre-Dame-d'Esperance.



Nous avons souvent marché dans ces rues, depuis. Elle m'avait longuement initié aux secrets de la Plaine; grâce à elle, je comprenais la beauté austère du gothique forézien, auquel je lui opposais la douceur de l'art roman, pour le simple plaisir de la contradiction; en l'écoutant, j'ai appris à aiguiser mon regard, à nuancer des idées; désormais je sais notamment que cette sombre église fut bâtie sur des pilotis, nul n'en connait le nombre exact, pas même elle sans doute, un peu à la manière de Venise construite sur des marécages que l'homme a asséchés.

Guy IV, comte du Forez, n'est encore qu'un tout jeune homme quand il décide d'y faire poser la première pierre, pour désenclaver le château de Montbrison, dont il reste de lointains remparts sur la colline du Calvaire. C'est avec son oncle et tuteur, l'archevêque de Lyon, Renaud du Forez, qu'il imagine un nouveau quartier sur l'autre rive de la rivière. La charte de fondation de la Collégiale est signée le 5 juillet 1223, rejoignant l'Hôtel-Dieu, non loin de là, dont il demanda aussi la construction quelques mois plus tôt.



Souverain éclairé, cultivé, il prendra soin d'administrer en profondeur la petite capitale et l'ensemble du territoire, dont les relations avec l'archevêché de Lyon ne semblent pourtant tenues que par l'entremise de Renaud de Forez, qui poursuivra, quant à lui, la construction de la Cathédrale Saint-Jean, éternelle dans le Vieux Lyon.

Guy 4, devenu un guerrier redoutable, participera à la croisade des Barons, avec les troupes du roi arabo-normand Frédéric II.

La veille de ce grand départ, une fête est organisée au château de Sury-le-Comtal, pleine de joie et de crainte pour les lendemains. On y danse, on y chante, tout est fait pour que l'on oublie. Le vin coule à flots et dit-on que, ce soir-là, les troubadours ont redoublé d'inventivité, les bouffons multiplié les calembours, le comte, lui, applaudit sans doute, il imagine déjà, dans un coin de son esprit, Saint-Jean d'Acre, Jérusalem, Antioche ou Tripoli. Mais dans cette profusion de joie, un drame survient. Sous le martellement des pas, le plancher s'effondre emportant la foule dans un immense fracas, entraînant enfin l'embrasement des tapisseries. Dans un renfoncement de la salle du bal, au moment du désastre, le comte en échappe miraculeusement. C'est Etienne de Bourbon qui le raconte, dominicain, insatiable voyageur, chroniqueur de tout ce qui se trame alors dans cet étrange treizième siècle, dont la personnalité influencera Umberto Eco pour l'Inquisiteur du Nom de la Rose. Depuis, on appellera toute célébration aboutissant à une catastrophe: une danse du Forez. Je repense au Bal des Ardents, en janvier 1393, spectacle organisé pour divertir Charles VI lors duquel les acteurs périront brûlés vifs suite à la mauvaise manipulation d'une torche: on dit que le roi ne se remit jamais de la scène et céda à la folie la plus complète.



Mais le Comte du Forez, un siècle plus, s'il sort indemne de cette danse folle, n'échappera pas à la guerre sainte où il s'était efforcé de courir après la gloire et le Salut. C'est sur les terres arides des Pouilles, au retour de Terre Sainte, parmi les château blancs d'ivoire du dernier Empereur de la dynastie Hohenstaufen, qu'il meurt en 1241. Son corps sera ramené, entreprise homérique, laborieuse, le cortège mortuaire traversant les Abruzzes, la plaine du Pô, les Alpes immenses puis enfin, la Plaine. Celle qui n'a pas besoin de qualificatif. Le Forez. Son tombeau. Dans cette même collégiale qu'enfant il avait fondée.

Elle m'avait montré la sépulture du Comte, éclairée alors par les lueurs de quelques vitraux, elle m'avait expliqué qu'il ne restait pas grand-chose du Château de Sury, elle m'avait évoqué ces noms, et d'autres encore, qui gagnent en éternité à être prononcés mille ans après l'existence de ceux qui les portaient.



 

mercredi 5 juin 2024

Antivisite Dada

 14 avril 1921. Printemps pluvieux à Paris. Des parapluies s'attroupent, de longs imperméables font un cercle, l'eau ruisselle en rigole le long des feutres. On aperçoit André Breton, ton solennel, voix qui porte dans le fracas d'un avril parisien. Autour de lui Aragon, Eluard, ils sont tous là. Picabia, Tzara aussi. Les Surréalistes, les Dada, ce n'est pas si souvent qu'ils sont tous réunis. On est avant le temps des ruptures et des ostracismes. Philippe Soupault les a rejoints, il a fondé le mouvement avec le Pape qui harangue la foule. Cinq ans plus tard, le co-auteur des Champs magnétiques sera exclu du groupe. La cause? "Trop de littérature." On se rappelle que l'empereur Joseph II avait eu le même reproche au jeune Mozart: "Trop de notes." Sous la pluie, un air grave qu'ils se plaisent à jouer. Même Jacques Rigault est ici, sa propre mort qui le suit de près, déjà, on peut l'imaginer, quelques années avant son suicide, ce météore de la littérature, cet écrivain sans œuvre qui aura inspiré Aragon et Drieu la Rochelle. Ce sont tous des gamins, ils ne tiennent pas longtemps leur mine défaite: tout leur est une vaste comédie.




Le carton d'invitation indiquait: "Saint-Julien-le-Pauvre, jeudi 14 avril à 3h, rendez-vous dans le jardin de l'église." Donc ils sont tous venus. Breton s'exclame: "Les dadaïstes de passage à Paris voulant remédier à l'incompétence de guides et de cicerones suspects, ont décidé d'entreprendre une série de visites à des endroits choisis, en particulier à ceux qui n'ont pas vraiment de raison d'exister." Le contraire d'une visite, donc, une excursion en négative. De l'autre côté des choses communes. 

René Crevel l'écoute, abrité sous les feuillages du robinier, dont l'espèce a été implanté par l'apothicaire et botaniste Jean Robin en 1601. Ils sont là, un instant, tourne autour de l'église, s'éloignent parfois dans une allée du Square René-Viviani. Ils prennent le temps d'admirer les quelques antiques pierres qui ont traversé le temps, et qui auraient pu ne pas. Superfétatoires, en somme. Donc essentielles. La petite église grecque-melkite est en cela un résidu des siècles qui les a survolés on ne sait trop comment. Elle est futile, dérisoire, et pourtant s'inscrit dans l'éternité depuis les années 1160, où les prêtes clunisiens de Longpont-sur-Orge reconstruisent une première basilique détruite par les Vikings en 886. L'un des plus vieux édifices de la capitale.



J'entre à mon tour un siècle plus tard dans ce qui n'apparaît pas plus grand qu'une chapelle. J'échange deux mots avec le prêtre. J'entraperçois une icône ou deux fondues dans une architecture gothique, aux relents de style roman. La superposition des époques. Petite église oubliée des cicérones. Quelques murs négligés par l'histoire.

Je sors de la nef, entreprends quelques pas dans les allées, comme l'auraient fait Roger Vitrac et André Dhôtel ébauchant ce jour précis les premières idées de leur revue Aventure, ou encore Benjamin Perret, songeant à cet instant, sous la pluie, non loin de Breton qui fait le cador, à l'écriture de son conte érotique Les Couilles Enragées. A la rigueur, il manque bien Bataille ou Masson, mais j'ignore où ils étaient en cet avril 1921.

Dans ce jardin, Paul Tournon a failli ériger un Musée de la Civilisation Chrétienne qui, hélas, ne verra jamais le jour. Anti-monument à jamais dans l'inconscient de Paris...

Face à tout ce petit monde surréaliste, les tours de Notre-Dame, pourtant, qui n'en perd pas une miette .




Valéry Larbaud, le Languedoc à l'âme.

 Au large de l'étang de Thau. Nous avions roulé jusqu'en contre-bas de Bouzigues et dans le soir la brasucade répandait des odeurs d...