Le 30 messidor de l’an IV, c’est-à-dire le 18 juillet 1796, Napoléon écrit à Joséphine pour témoigner de ses avancées. Mantoue est à portée de regard, et il en faut encore peu pour que la ville tombe : « Toute la nuit j’ai été dans le village de Virgile, sur le bord du lac, au clair argentin de la lune. Pas une heure sans songer à ma Joséphine. »
C’est le Mincio, au bord duquel il vient méditer avant les batailles. Ces étangs qui cernent Mantoue, au-delà desquels j’avais vu jadis la cité élancer ses dômes et ses campaniles, ses tours et ses cheminées percer les fumées épaisses qui parvenaient à voiler le soleil d’hiver. C’était le dernier jour de l’année 2018, j’étais seul, très seul, et je roulais vers Bologne, après avoir été terrassé par la beauté de Sirmione.
Nos pas m’y conduisirent encore. Nous avons traversé la plaine du Pô, pour répondre à l’appel de Mantegna et de Giulio Romano. Le printemps saupoudrait dans la ville sa neige de pollen, des hommes en costume circulaient en bicyclette par les arcades ocres, d’illustres messieurs buvaient ristretto sur ristretto et les belles passantes passaient. L’Italie, quoi !
Quand j’étais venu la première fois
le Palazzo del Podestat était entièrement recouvert d’échafaudages, la ville
avait été touchée par un tremblement de terre en 2012, je crois, agrandissant
les crevasses du temps. La cité se remettait peu à peu de ses fractures et de
cette arthrose sismique. Désormais la Piazza Broletto semblait neuve, et un peu
plus on aurait juré apercevoir le condottière Ludovico III Gonzaga en sortir.
A l’approche du Palazzo Ducal, nous
avions accéléré le pas. La dame de l’accueil refroidit hélas nos ardeurs en
nous expliquant que compte tenu du monde qui visite la fameuse Camera Depicta de Mantegna, il nous
fallait attendre plus de deux heures. Or, Crémone nous attendait le soir même.
Je lui ai fait répéter plusieurs fois, je crus enfin comprendre et en restait
fort contrarié.
En désespoir de cause, on décide
malgré tout de nous rendre devant la chambre des merveilles tant désirée. Le
panneau, qui stipulait qu’il ne fallait pas s’éterniser plus de cinq minutes
pour faciliter la circulation, accentua notre frustration. Mais, par l’un des
miracles de ce pays peut-être, la pièce était vide. Tout à fait vide, nul
touriste, pas le moindre groupe, pas une seule classe d’élèves dissipés. Rien.
Seulement nous. Seuls, devant le regard las d’une gardienne à moitié assoupie.
Personne n’avait songé à vérifier l’heure qui nous avait été imposée sur le
billet d’entrée, les restrictions tout bonnement superflues devant tant de
temps et d’espace. L’éternité s’ouvre parfois.
Seuls, elle et moi, donc, dans la Chambre
des Epoux. Pièce étonnamment sombre, mais plus on regarde, plus on y reste,
l’œil ébahi finit par s’habituer à l’ombre, plus la lumière point. L’horizon
s’ouvre. Une lueur perce la chambre par le haut. On est saisi d’un étrange
vertige, la tête tourné vers le ciel. D’un côté, des fresques en trompe-l’œil
donnent l’illusion de tentures, elles-mêmes recouvertes jadis de tapisseries.
De l’autre, des nobles, des grands d’un monde révolu, des princes dans leur
cour royale, et au loin des cités, des cités à perte de vue, lovées dans
quelque vallon d’où surgit parfois un clocher ou une tour olympienne.
Mais c’est l’oculus qui attire le
regard. Il agrandit l’espace, et place le visiteur au centre du monde. Ce qu’ont
toujours souhaité les monarques de la maison de Gonzague. Adossés aux rebords
tout un petit peuple de chérubins potelés nous observe. Mantegna joue avec la
perspective, il la verticalise, tord
les lignes, le bas et le haut renversés. Nous sommes en 1474 quand il achève ce
prodige, et c’est déjà le baroque qui naît sous nos yeux. On entend les rires
de ces angelots, ils jouent, en compagnie d’une servante maure, d’un ou deux autres
domestiques, je crois, des visages dont Velázquez se souviendra pour ses Ménines, et d’un paon, comme ceux que
l’on devait trouver dans les patios du Castello San Giorgio, comme aujourd’hui
on en voit encore dans les jardins de l’Alcazar à Séville ou le Castello de Saõ Jorge de Lisbonne.
Plus on observait, plus la lumière, qui portait son halo de peinture dans la Chambre des Epoux, déposait, grain de photon après grain de photon, un rond vermeille sur notre rétine comme après avoir trop regardé le soleil.